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Chapitre XXXVIII
Peines de cœur et d'argent de Trichter

Le lendemain, à dix heures du matin, Samuel entrait à l'hôtel du Corbeau, à Heidelberg, et demandait si Trichter était chez lui.
Sur la réponse affirmative du domestique auquel il avait fait la question, il monta à la chambre de son renard favori.
Trichter témoigna une grande joie et un immense orgueil de l'honneur que lui faisait son senior en venant chez lui. Il en laissa tomber à terre l'énorme pipe qu'il fumait.
Depuis un an que nous ne l'avons pas vu, notre ami Trichter s'était sensiblement enluminé. Sa figure semblait avoir voulu conserver l'honorable empreinte du vin qu'il avait absorbé dans son mémorable duel. Ses joues et son front étaient comme un masque rouge. Quant à son nez, il ne faudrait pas moins, pour en faire une description satisfaisante, que le grand William Shake-speare en personne, le peintre coloré du nez ardent de Bardolph. Comme le nez de Bardoph, celui de Trichter rutilait de rubis et devait procurer, la nuit, à son noble possesseur, une notable économie de chandelles.
- Mon senior chez moi ! s'écria-t-il. Oh ! veux-tu me permettre d'aller chercher Fresswanst ?
- Pourquoi faire ? dit Samuel.
- Pour qu'il ait sa part de cette visite et de cet honneur.
- Impossible. J'ai à te parler sérieusement.
- Raison de plus. Fresswanst est mon ami de cœur et de bouteille, mon confident intime, et je ne fais rien sans lui.
- Non, te dis-je. J'ai besoin que nous soyons seuls. Donne-moi une pipe et causons en fumant.
- Choisis toi-même.
Et il lui montra une formidable rangée de pipes accrochées au mur et rangées selon la taille. Samuel prit la plus grande qu'il bourra et alluma.
Tout en s'occupant de ces préliminaires :
- Ah çà ! dit-il à Trichter, d'ou t'est donc venue cette passion pour le Fresswanst ?
- De notre duel, répondit Trichter. Je l'aime comme mon vaincu. C'est ma victoire que j'ai avec moi, que je traîne partout, à qui je donne le bras. Au reste, c'est le meilleur enfant qui existe, vrai. Il ne m'en veut pas du tout de mon avantage ; c'est à Dormagen qu'il en veut. Il le méprise parce qu'il ne lui a pas fait boire deux gouttes de la liqueur que tu lui offrais. Il dit que tu m'as sauvé l'honneur et que Dormagen lui a sauvé la vie. Il ne lui pardonnera jamais. Toi, il t'estime prodigieusement. Il m'envie bien, va, d'être ton renard. Il n'a plus voulu être celui de Dormagen. Ne pouvant être le tien, il s'est rapproché de toi en se faisant mon inséparable. Nous sommes maintenant renards de bouteille. Nous menons une vie des plus agréables. Nous passons nos journées à nous témoigner notre affection par des défis enjoués à qui boira le plus. Cela nous exerce au cas d'un duel.
- Il me semble que vous étiez déjà passablement exercés, dit Samuel en lâchant une bouffée.
- Oh ! ce n'était rien. Nous avons fait des progrès qui t'étonneraient. Crois-en ma parole.
- J'en crois ton nez. Mais ces libations perpétuelles doivent faire de larges saignées à vos bourses ?
- Hélas ! dit piteusement Trichter, le fait est qu'en vidant les flacons on met vite les goussets à sec. Dans les trois premiers mois, nous nous sommes endettés pour toute notre vie. Mais il y a longtemps que nous ne faisons plus de dettes.
- Comment cela ?
- Parce qu'on ne nous fait plus crédit. D'ailleurs, nous pouvons boire maintenant sans que cela nous coûte un pfennig.
- Oh ! oh ! fit Samuel incrédule.
- Cela te paraît invraisemblable ? écoute. Voilà notre procédé en un mot : nous parions. Comme nous gagnons tous les paris, alors c'est la galerie qui paye les frais. Mais cette noble ressource pourrait bien tarir à la longue. Hélas ! nous sommes trop forts. On n'ose plus tenir. Nous effrayons. Malheureux que nous sommes ! nous en sommes à être admirés de tout le monde. Donc, je vois poindre le jour néfaste où il n'y aura plus de parieurs qui payent pour nous, et alors, comment ferons-nous pour boire ?
Et Trichter ajouta avec tristesse :
- J'ai tant besoin de boire !
- Tu aimes donc bien le vin ? dit Samuel.
- Ce n'est pas le vin, c'est l'oubli qui est dedans.
- Qu'est-ce que tu tiens donc à oublier ? Tes dettes ?
- Non, ma conduite, reprit Trichter avec une moue affreuse. Ah ! je suis un scélérat. J'ai ma mère à Strasbourg ; j'aurais dû travailler pour l'aider. Au lieu de cela, j'ai toujours été à sa charge, comme un lâche. Après la mort de mon père, qui est-ce qui devait la soutenir ? Moi, n'est-ce pas ? Eh bien ! j'ai eu l'infamie de me dire que j'avais un oncle, son frère à elle, lieutenant dans l'armée de Napoléon, et c'est lui qui a nourri sa sœur. Et puis mon oncle a été tué, il y a deux ans. Alors je n'avais plus de prétexte et je me suis dit : Allons, gredin, voilà le moment ! Mais mon oncle, par malheur, nous avait laissé un petit héritage ; de sorte qu'au lieu d'envoyer de l'argent à ma mère, je lui en ai demandé. J'ai ajourné mes bons desseins. L'héritage n'était pas gros et il n'a pas tardé à être mangé, d'autant plus que j'ai bu presque tout, et bientôt il n'en est plus resté ni une miette ni une goutte. Tu vois que je suis un grand gueux. Je te dis tout cela pour t'expliquer pourquoi je bois : c'est pour m'étourdir. Je ne veux pas que tu me prennes pour un grossier ivrogne, pour une vile éponge, pour une machine à boire. Je suis un misérable.
- Mais, dit Samuel, comment comptes-tu sortir de là ?
- Je n'en sais rien. Comme je pourrai. Tout moyen me serait égal. Ah ! pour que ma mère eût du pain, s'il me fallait mourir, je mourrais avec plaisir.
- Sérieusement ? dit Samuel pensif.
- Très-sérieusement.
- C'est bon à savoir, ajouta Samuel, et je m'en souviendrai. Mais, avant d'en venir là, pourquoi ne t'adresses-tu pas à Napoléon, puisque le frère de ta mère est mort à son service ? Il a cette qualité des grands hommes de savoir récompenser ceux qui le servent. Il donnerait à ta mère une pension, une place, de quoi la faire vivre.
Trichter releva la tête avec fierté :
- Je suis Allemand ; puis-je demander quelque chose au tyran de l'Allemagne ?
- Tu es Allemand, c'est fort bien ; mais est-ce que tu ne m'as pas dit un jour que ta mère était Française ?
- Elle est Française, en effet.
- Alors tes scrupules sont exagérés. Nous en reparlerons. Pour l'heure, le plus urgent serait de payer tes dettes.
- Oh ! j'ai renoncé à cette utopie.
- Il ne faut jamais renoncer à rien. C'est à ce sujet que j'ai voulu causer avec toi. Quel est le plus aboyant de tes créanciers ?
- Le croiras-tu ? ce n'est pas un tavernier, dit Trichter. Les taverniers me respectent, me ménagent, m'attirent comme un buveur rare et curieux, comme un idéal difficile à atteindre, qu'ils proposent à l'admiration du public. Mes paris se résolvent pour eux en recettes abondantes ; et il éclôt naturellement autour de moi un tas de petites griseries à mon exemple. Je fais école. D'ailleurs, je produis de l'effet dans une cave ; j'orne le lieu ; je suis un luxe ! Un entrepreneur de bals voulait m'engager à trente florins par semaine, à la condition qu'il mettrait sur son affiche : « TRICHTER BOIRA ». J'ai dû refuser par dignité, mais j'ai été flatté au fond. Oh ! non, ce ne sont pas les taverniers qui me harcellent ! Mon plus féroce créancier, c'est Muhldorf.
- Le tailleur ?
- Lui-même. Sous prétexte que, depuis sept ans qu'il m'habille, je ne lui ai pas payé encore la première facture, ce lâche me traque. Pendant six ans, chaque fois qu'il me présentait sa note, je lui commandais un habit ; mais depuis un an il a refusé tout à fait de me vêtir. Non content de cela, il me persécute audacieusement. Avant-hier, je passais devant sa boutique, il a eu l'impudence de sortir, de me dire en pleine rue que mon habit était à lui, puisque je ne le lui avais pas payé, et, joignant le geste à la parole, il a fait mine de porter une main sacrilège sur mon collet.
- Il aurait osé manquer à ce point aux privilèges de l'Université ! s'écria Samuel.
- Sois tranquille, dit Trichter. Un regard hautain a contenu à temps le téméraire. Je lui pardonne. Je conçois la fureur de ce bourgeois sanguin, exaspéré par la longue attente d'une somme ronde, et qui ne peut porter sa plainte devant les tribunaux, à cause des lois universitaires qui défendent aux philistins de nous faire crédit. D'ailleurs, je te le dis, son intention n'a pas été suivie d'effet.
- C'est déjà trop de l'intention ! s'écria Samuel. Il importe que Muhldorf soit puni.
- Cela importerait, sans doute, mais...
- Mais quoi ?... Je le condamne à te donner quittance, et à t'allouer en outre une forte indemnité. Cela te va-t-il ?
- Admirablement. Mais tu veux rire ?
- Tu vas voir. Donne-moi ce qu'il faut pour écrire.
Trichter se gratta la tête avec embarras.
- Eh bien ! de quoi écrire ? répéta Samuel.
- C'est que, dit Trichter, je n'ai ni encre, ni plume, ni papier.
- Sonne. Il doit y en avoir dans l'hôtel.
- Je ne sais pas : c'est un hôtel d'étudiants. Je n'en ai jamais demandé.
Au coup de sonnette de Trichter, un garçon vint et courut chercher ce qu'il fallait.
- Attendez, dit Samuel au garçon.
Il écrivit :
« Mon cher monsieur Muhldorf,
« Un ami vous prévient que votre débiteur Trichter vient de recevoir de sa mère cinq cents florins écus. »
- Est-ce que c'est à Muhldorf que tu écris ? demanda Trichter.
- à lui-même.
- Et que lui écris-tu ?
- Une préface, une entrée en matière, l'exposition d'une comédie – ou d'un drame.
- Ah ! dit Trichter, satisfait sans comprendre.
Samuel fera la lettre, y mit l'adresse et la donna au garçon.
- Faites porter ceci par le premier vautour , auquel vous donnerez cette monnaie pour la commission. Il remettra la lettre sans dire d'où elle vient.
Le garçon sortit.
- Toi, maintenant, Trichter, poursuivit Samuel, tu vas aller de ce pas chez Muhldorf.
- Pourquoi faire ?
- Pour te commander un habillement complet.
- Il me demandera de l'argent !
- C'est évident, pardieu ! Mais alors tu l'enverras promener.
- Hum ! il est capable de se fâcher si je vais le narguer chez lui.
- Tu l'insulteras, tu l'exaspéreras.
- Mais...
- Ah çà ! interrompit Samuel d'un ton sévère, depuis quand mon renard de cœur se permet-il des objections lorsque son senior a parlé ? Je te guide, tu n'as pas besoin d'y voir : tu as mes yeux. Va chez Muhldorf, sois très-insolent et très-impudent, et prie Dieu qu'il achève le geste qu'il avait commencé l'autre jour.
- Est-ce que je devrais le tolérer ? demanda Trichter humilié.
- Oh ! là-dessus tu es libre, dit Samuel. Je te livre à ton instinct.
- C'est bon, alors ! s'écria Trichter, belliqueux.
- Prends ta canne.
- Je crois bien !
Trichter prit sa canne et s'élança dehors.
- Voilà comme toutes les grandes guerres commencent ! se dit Samuel, et toujours pour une femme ! Christiane sera contente.

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