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Chapitre XXXV
Le château double

Samuel fera les portes au verrou et revint à Julius.

- Ah çà ! dit-il, j'espère que tu ne vas pas, comme ta femme, pousser des cris pour les choses les plus simples. Je te prie de ne pas t'étonner. C'est ici le lieu du nil admirari que nous avons appris au collège.
- Soit ! dit Julius en souriant. Avec toi, d'ailleurs, je m'apprête toujours aux surprises et je ne m'attends qu'à l'inattendu.
- Mon cher Julius, reprit Samuel, il faut d'abord que tu saches qu'en ton absence, j'ai fait, à mon habitude, un peu de tout : un peu de médecine, un peu d'architecture, un peu de politique, un peu de géologie, un peu de botanique, etc. Un peu de médecine ? tu as vu comme j'ai trouvé le mal de ton enfant dans sa nourrice. Un peu d'architecture ? tu vas avoir un échantillon de mon savoir-faire, et tu conviendras que l'architecte vaut le médecin, à moins que tu ne trouves plus merveilleux de conserver un enfant mort que de ressusciter une époque morte.
- Que veux-tu dire ? demanda Julius.
- Voici d'abord la répétition du secret d'à côté, dit Samuel.
Il alla à un angle de la bibliothèque. Un lion sculpté dans la boiserie bâillait, la gueule toute grande ouverte. Samuel pose le doigt sur la langue du lion, un panneau se dérangea et laissa voir le mur. Un bouton apparut, Samuel appuya dessus et la muraille tourna, ouvrant le passage nécessaire pour laisser entrer un homme.
- Maintenant, suis-moi, dit Samuel à Julius stupéfait. Tu ne connais que la moitié de ton château, heureux propriétaire ! Je vais te faire voir l'autre.
- Nous allons entrer par là ? demanda Julius.
- Sans doute. Passe le premier, que je remette en place la bibliothèque et que je referme la porte.
Julius passé et la porte fermée, ils se retrouvèrent dans une obscurité profonde.
- Je n'y vois goutte, dit Julius en riant. Quelle diable de sorcellerie est-ce là ?
- C'est bon ! tu es un peu étonné, mais tu n'es pas effrayé du tout. Donne-moi la main. Bien. Je vais te diriger. Par ici. Prends garde, nous sommes à l'entrée de l'escalier. Tiens bien la corde. Cent trente-deux marches à descendre ; c'est facile : l'escalier est à vis.
Ils descendirent ainsi, la nuit dans les yeux, respirant cette sueur d'humidité glacée des profondeurs où l'air ne pénètre pas. à la quarante-quatrième marche, Samuel s'arrêta.
- Il y a ici à ouvrir une première porte de fer, dit-il.
La porte ouverte et refermée, ils se remirent en marche. Après quarante-quatre marches encore, Samuel s'arrêta de nouveau.
- Autre porte, dit-il.
Enfin les quarante-quatre dernières marches descendues et la troisième porte dépassée, la lumière frappa tout à coup les yeux de Julius.
- Nous sommes arrivés, dit Samuel.
Ils étaient dans une chambre ronde, éclairée par une lampe suspendue au plafond. Cette chambre avait à peu près dix pas de diamètre. Pas de boiserie, rien que la pierre. Sous la lampe, des sièges préparés et une table noire.
- Asseyons-nous et causons, dit Samuel. Nous avons un quart d'heure. Ils ne viendront qu'à deux heures.
- Qui est-ce qui viendra à deux heures ? demanda Julius.
- Tu verras. Je t'ai prié de ne pas t'étonner. Causons.
Samuel s'assit. Julius en fit autant.
- Tu as vu une partie du dessous de ton château, dit Samuel, nous visiterons le reste tout à l'heure, quand la compagnie sera arrivée. Mais ce que tu as vu suffit pour te faire soupçonner que ce n'est pas précisément l'architecte de ton père qui a bâti le château. Ce pauvre diable d'architecte officiel et royal était fort empêché avec l'architecture gothique. Il venait à la bibliothèque d'Heidelberg tracasser les vieilles gravures. Conçois-tu un gâcheux gréco-romain à qui l'on commande un antre pour Goez de Berlichingen ? Il proposait des plans qui eussent fait également frémir Erwin de Steinbach et Phidias. Heureusement je me suis trouvé là. Je lui ai persuadé que j'avais retrouvé les plans du château même d'Eberbach. Juge de sa joie ! Il m'a laissé faire, d'autant plus librement que j'avais mes raisons de ne pas être en vue et que je m'effaçais modestement derrière sa gloire. Donc, je me suis amusé à rétablir dans ses moindres détails le burg d'un comte palatin quelconque. Trouves-tu que j'aie réussi à ressusciter ce Lazare de pierre ? Passablement, n'est-ce pas ?
- Admirablement, dit Julius pensif.
- L'architecte, continua Samuel, n'en a vue que ce qui rayonne là-haut au soleil. Il n'était pas toujours là, Dieu merci ! le cher homme ayant à bâtir à Francfort quelques maisons blanches et carrées. Et moi, tandis que j'avais les ouvriers sous mes ordres, je m'en suis servi sans le lui dire. Sous prétexte de fondements et de caves, je leur ai fait faire pour mon compte quelques escaliers et quelques maçonneries. C'était dans l'ancien plan, disais-je. Et mon architecte patenté ne s'est douté de rien. Ainsi, pendant que j'étais en train de bâtir un château, j'en ai bâti deux, un dessus, un dessous, et tu vois que je ne me suis pas vanté en te disant que j'avais fait en ton absence un peu d'architecture.
- Mais dans quel but cela ? dit Julius.
- Ah ! pour faire un peu de politique.
- Comment ? demanda Julius avec quelque embarras.
Samuel reprit gravement :
- Julius, il me semble que tu ne me parles guère de la Tugendbund ? L'as-tu donc oubliée si complètement ? N'es-tu plus le Julius d'autrefois, toujours frémissant aux idées de liberté et de patrie, toujours impatient du joug de l'étranger, toujours prêt à dévouer sa vie ? Il est d'usage, je sais bien, que les étudiants, leurs études faites, laissent à l'Université leur jeunesse, leurs inspirations, leur générosité, leur âme. On oublie cela, avec quelque vieille pipe, sur le coin de la table d'un Commerce de Renards. Celui qui dédaignait de saluer un Philistin devient Philistin lui-même, se marie, multiplie, respecte les princes, s'agenouille devant l'autorité, et trouve qu'il était bien ridicule et bien puéril d'aller s'enquérir du bonheur des hommes et de l'indépendance de son pays. Mais j'avais cru que nous laissions ces métamorphoses au troupeau vulgaire, et qu'il y avait encore sous le ciel des cœurs d'élite capables de persister dans une noble entreprise. Julius, es-tu encore des nôtres, oui ou non ?
- Toujours ! s'écria Julius dont l'œil s'alluma. Mais voudra-t-on encore de moi ? Va, Samuel, si je ne t'ai pas reparlé de la Tugendbund, ce n'est pas indifférence, c'est remords. Le jour même de mon mariage, il y avait assemblée de l'Union et j'y ai manqué. Que veux-tu ? Mon bonheur m'a fait négliger mon devoir. C'est là un souci qui ne m'a pas quitté un seul jour depuis. Je me sens coupable et j'ai honte de penser à cela. Si je ne t'en ai pas parlé, ce n'est pas que je n'y pense pas ; c'est, au contraire, parce que j'y pense trop.
- Et si je t'offrais une occasion, non-seulement de te réhabiliter aux yeux de l'Union, mais de te rehausser ? non-seulement de te faire pardonner, mais de te faire remercier ?
- Oh ! avec quel bonheur je la saisirais !
- C'est bien ! dit Samuel. écoutons.
à ce moment un timbre sonna. Samuel ne bougea pas. Le timbre sonna une seconde fois, puis une troisième. Samuel se leva. Il alla ouvrir une petite porte en face de celle par laquelle ils étaient entrés. Julius entrevit un escalier qui continuait le premier et achevait sans doute la descente vers le Neckar.



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