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Chapitre XXIII
Commencement des hostilités

Pendant ce temps, Julius avait écrit longuement à son père. La lettre cachetée, il s'habilla et descendit au jardin. Le pasteur y était. Julius alla à lui et lui serra les mains affectueusement et respectueusement.
- Vous n'avez donc pas accompagné votre ami à la chasse ? demanda le pasteur.
- Non, dit Julius, j'avais à écrire.
Et il ajouta :
- Une lettre de laquelle dépend le bonheur de toute ma vie.
Il tira la lettre de sa poche :
- Je fais là dedans à mon père une question dont je vais attendre bien impatiemment la réponse. Pour l'avoir une heure plus tôt, je ne sais pas ce que je donnerais. Aller la chercher moi-même ? j'y ai pensé un moment, mais je n'en ai pas le courage. Est-ce que je ne trouverais pas à Landeck quelque postillon, quelque courrier exprès qui pût monter à cheval tout de suite, aller porter cette lettre à Francfort et me rapporter la réponse à Heidelberg aussitôt ? Je le payerais ce qu'il voudrait.
- C'est facile, dit le pasteur. Le fils même du courrier habite Landeck. Il est connu des maîtres de poste, sur toute la ligne, pour suppléer quelquefois à son père, et il sera charmé de gagner quelques florins.
- Oh ! alors, voici la lettre.
M. Schreiber prit la lettre, appela son petit domestique, et l'envoya dire au fils du courrier de se trouver en selle devant le presbytère avant trois quarts d'heure.
- C'est juste le temps qu'il faut pour aller à Landeck et revenir ici, dit-il à Julius. Vous remettrez la lettre vous-même pour qu'elle ne s'égare pas d'ici là.
Puis, jetant machinalement les yeux sur la suscription :

- Au baron d'Hermelinfeld ? dit-il avec une joie profondément étonnée. C'est là le nom de votre père, monsieur Julius ?
- Oui, dit Julius.
- Vous êtes le fils du baron d'Hermelinfeld ! Un pauvre vicaire de campagne comme moi a l'honneur de recevoir dans sa maison le fils de cet homme illustre dont le nom emplit toute l'Allemagne ! J'étais heureux de vous avoir ici, je vais en être fier à présent. Et vous ne vous nommez pas !
- Et je vous prie encore de ne pas me nommer devant mademoiselle Christiane ou devant Samuel, dit Julius. Nous étions convenus, Samuel et moi, de ne pas dire noms noms, et je ne voudrais pas avoir l'air d'un enfant qui ne sait pas tenir un engagement pendant vingt-quatre heures.
- Soyez tranquille, dit le bon pasteur, je serai aussi mystérieux que vous. Mais je suis bien content de vous connaître. Le fils du baron de Hermelinfeld ! Si vous saviez comme j'admire votre père ! J'ai bien souvent parlé de lui avec mon ami intime, le pasteur Ottfried, qui a été son camarade d'études.
La conversation fut interrompue par Samuel qui rentrait.
- Eh bien, es-tu content de ta chasse ? lui demanda Julius.
- Enchanté ! Je n'ai rien tué, pourtant, ajouta-t-il en riant ; mais j'ai trouvé des gîtes et découvert des voies.
Christiane rentra presque en même temps.
Les jeunes gens avaient annoncé la veille qu'ils partiraient après le déjeuner. On déjeuna donc, le pasteur joyeux de ce qu'il savait, Julius rêveur, Christiane grave, Samuel très-gai.
Le café pris, le pasteur jeta à Julius un regard cordial et suppliant.
- Ah çà, dit-il, est-ce qu'il vous est absolument nécessaire de retourner si vite à Heidelberg ? Puisque vous êtes si pressé d'avoir la réponse à votre lettre, pourquoi ne l'attendez-vous pas ici, vous l'auriez deux heures plus tôt.
- Quant à moi, dit Samuel, il m'est tout à fait impossible de rester. Il me serait assurément fort agréable de passer ma vie à recevoir votre charmante hospitalité, à chasser et à respirer le bon air ; mais j'ai à étudier, surtout maintenant. Je suis préoccupé d'une expérience que je ne veux pas retarder d'un instant.
- Mais M. Julius ?
- Oh ! Julius, lui, est libre. Pourtant, qu'il se souvienne qu'il a là-bas aussi des engagements.
Christiane, qui n'avait rien dit jusque-là, regarda fixement Samuel et dit :
- Ces engagements sont-ils de telle nature que M. Julius ne puisse vraiment nous sacrifier cette journée ?
- C'est cela ! mets-toi avec moi, mon enfant, dit gaiement le pasteur.
- Ah ! ce sont les hostilités ? dit Samuel en riant aussi, mais en jetant sur Christiane un regard qui devait avoir sa signification pour elle. La lutte n'est réellement pas égale. Je ne me rendrai pas, pourtant, et si mademoiselle me permet de dire un mot à part à Julius, pour lui rappeler ce qui le réclame à Heidelberg...
- Oh ! faites, dit Christiane avec dédain.
Samuel emmena Julius dans un coin.
- As-tu confiance en moi ? lui dit-il tout bas, et t'es-tu jamais repenti d'avoir suivi mes conseils dans la conduite de ta vie ? Eh bien ! crois-moi. Pas de faiblesse. La petite mord à l'hameçon. Mais prends garde, il ne faut pas trop se donner. Pars avec moi, et laisse la solitude et l'ennui travailler pour toi. L'absence fera tes affaires. Autre chose : souviens-toi qu'il y a samedi, ou plutôt dimanche, à une heure de la nuit, assemblée générale de la Tugendbund, et ne risque pas de t'endormir dans les délices de Capoue. Es-tu un homme qui aime sa patrie, ou un enfant comme Lothario, toujours pendu à des jupes ? Maintenant, fais ce que tu voudras, tu es libre.
Julius revint pensif vers la table.
- Eh bien ? dit le pasteur.
- Eh bien ! répondit Julius, je dois convenir qu'il m'a donné d'assez bonnes raisons.
Le pasteur fit une moue attristée, et Samuel regarda Christiane d'un air de triomphe.
- Ne désespérez pas encore, mon père, dit Christiane en riant et en tremblant. C'est à mon tour de parler bas à M. Julius. C'est juste, n'est-ce pas ?
- Très-juste ! s'écria l'excellent pasteur, qui ne se doutait guère du drame qui s'agitait sous cette comédie.
Christiane prit Julius à part :
- écoutez, je n'ai qu'un mot à vous dire, et si ce mot ne prévaut pas sur les conseils de votre M. Samuel, c'est bien : j'aurai fait du moins une épreuve utile. Vous m'avez fait hier, dans les ruines d'Eberbach, une question à laquelle je n'ai pu répondre. Si vous restez, je vous répondrai.
- Oh ! je reste ! cria Julius.
- Bravo ! Christiane, fit le pasteur.
- Je m'en doutais, dit Samuel froidement. Quand reviendras-tu ?
- Mais demain, je suppose, dit Julius. Au plus tard après demain. J'aurai la réponse de mon père demain, n'est-ce pas, monsieur Schreiber ?
- Demain, oui, répondit le pasteur. Et vous, dit-il à Samuel, vous ne vous ravisez pas ? L'exemple de votre ami ne vous a pas décidé ?
- Oh ! moi, repartit Samuel, je ne reviens jamais sur ce que j'ai résolu.
Christiane n'eut pas l'air de s'apercevoir du ton menaçant dont Samuel avait prononcé ces paroles, et, le plus naturellement du monde :
- Ah ! voilà les chevaux, dit-elle.
En effet, les chevaux de Samuel et de Julius étaient à la grille tout sellés.
- Ramenez à l'écurie le cheval de M. Julius, dit-elle à la servante qui les tenait tous les deux par la bride.
Samuel prit la bride du sien et monta.
- Mais, lui dit le pasteur, vous n'aurez pas d'études dimanche. Nous comptons sur vous avec M. Julius.
- à dimanche, soit, dit Samuel. à demain, Julius. Pense à samedi.
Et, saluant Christiane et son père, il éperonna son cheval et partit au galop. Derrière lui arrivait le courrier, auquel le pasteur remit la lettre de Julius.
- Cent florins pour toi si tu es revenu demain avant midi, lui dit Julius ; en voilà vingt-cinq d'avance.
Le courrier ouvrit des yeux ébahis, resta immobile de joie, puis tout à coup partit ventre à terre.


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