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Chapitre XXII
Trois blessures

Christiane fit un mouvement pour suivre Gretchen ; mais Samuel lui dit :
- Pardonnez-moi de vous retenir, mademoiselle, j'ai à vous parler.
- à moi, monsieur ? dit Christiane interdite.
- à vous, reprit Samuel, et laissez-moi vous poser tout de suite, sans préparations ni circonlocutions, la question qui, depuis hier, me préoccupe. Est-ce vrai que vous me haïssez ?
Christiane rougit.
- Parlez-moi franchement et nettement, continua-t-il, et ne craignez pas de me blesser. Je ne hais pas qu'on me haïsse. Je vous dirai pourquoi tout à l'heure.
- Monsieur, répondit Christiane d'une voix troublée et en cherchant ses mots, vous êtes l'hôte de mon père, et vous n'avez rien fait ou dit jusqu'à ce moment qui pût justifier de ma part de l'aversion. D'ailleurs, je tâche d'être assez chrétienne pour ne haïr personne.
Les yeux ardents et perçants de Samuel n'avaient pas quitté la jeune fille pendant qu'elle parlait ainsi, les yeux baissés et intimidés. Il reprit :
- Je n'ai pas écouté vos paroles, j'ai regardé votre visage. Il a été plus franc que votre réponse. C'est certain, vous avez contre moi, je ne sais pas si c'est tout à fait de la haine, mais de l'antipathie. Ne vous en défendez pas, allez ! Je vous répète que cela ne me fâche pas ; au contraire. Cela me met plutôt à mon aise.
- Monsieur !...
- Je préfère la haine à l'indifférence, la colère à l'oubli, la lutte au néant. Tenez, vous êtes très-jolie, et, pour les hommes comme moi, une jolie fille c'est déjà une provocation. C'est quelque chose qui appelle et défie tous les cœurs un peu orgueilleux. Je n'ai jamais vu la beauté sur un front de seize ans sans avoir cette effrénée ambition de me l'approprier. Seulement, comme le temps me manque, le plus souvent je passe. Mais ici la provocation est double. Vous me faites l'honneur de me détester. Au défi de votre beauté, vous ajoutez le défi de votre aversion ! Vous me déclarez la guerre. Je l'accepte !
- Eh ! monsieur, où avez-vous vu ?...
- Oh ! dans votre air, dans vos manières, dans vos paroles au Trou de l'Enfer. Et ce n'est pas tout. N'avez-vous pas déjà essayé de me desservir auprès de Julius ? Ne le niez pas ! Vous vous êtes placée entre lui et moi, imprudente ! Vous avez voulu, audacieuse ! me dérober cette confiance, me reprendre cette affection. C'est là votre troisième défi. Eh bien, soit ! Je suis son mauvais génie, à ce que dit son père ; soyez son bon ange ! Ce sera entre nous deux le drame de toutes les vieilles légendes. Cette perspective me sourit. Double lutte : lutte entre vous et moi pour Julius, lutte entre Julius et moi pour vous. Il aura votre amour, mais j'aurai votre haine. Haine ou amour, c'est toujours une part de votre âme. Et je suis plus sûr déjà de la mienne que de la sienne. Vous éprouvez certainement de l'éloignement pour moi ; êtes-vous convaincue d'éprouver de l'amour pour lui ?
Christiane ne répondit pas ; mais, debout, muette, indignée, et malgré elle charmante, son aspect répondait pour elle. Samuel reprit :
- Oui, je suis plus avancé que Julius. Vous ne lui avez pas encore dit que vous l'aimiez. Il y a plus : il est probable qu'il ne vous a pas dit encore clairement qu'il vous aimait. Ce jeune homme est doux et beau, mais il manque totalement d'action. Eh bien ! moi, sur ce point encore, je le précède. écoutez : Vous me haïssez. Je vous aime.
- Monsieur, c'est trop ! s'écria Christiane, éclatant.
Samuel n'eut pas l'air de prendre garde à l'indignation de la jeune fille. Il jeta un coup d'œil insoucieux sur la table où étaient les fleurs consultées par Gretchen :
- Que faisiez-vous donc quand je vous ai interrompue ? demanda-t-il négligemment. Ah ! vous questionniez les herbes ? Eh bien ! voulez-vous que je vous réponde pour elles, moi ? Voulez-vous que je vous dise la bonne aventure, la mauvaise aventure, si cette épithète vous va mieux ? Je vais commencer par une nouvelle qui vous intéressera passablement, je l'espère. Je vous prédis que vous m'aimerez.
Christiane secoua dédaigneusement la tête.
- Oh ! pour cela, dit-elle, je ne le crois pas et je ne le crains pas.
- Entendons-nous, répliqua Samuel. Quand je dis que vous m'aimerez, je ne veux pas dire précisément que vous me trouverez charmant et que vous éprouverez pour moi une tendresse sans bornes. Mais qu'importe, si je parviens à me passer de votre tendresse pour vous soumettre, et si, les moyens différant, le résultat est le même ?
- Je ne vous comprends pas, monsieur.
- Vous allez me comprendre. Je dis que cette enfant qui ose me braver, moi Samuel Gelb, un jour ou l'autre, avant que nous mourions, bon gré, mal gré, sera à moi.
Christiane se redressa fière et courroucée. C'était la jeune fille qui avait écouté ; ce fut la femme qui répondit.
- Oh ! dit-elle avec un amer sourire, vous avez écarté Gretchen, parce que vous aviez peur devant deux enfants, et maintenant qu'il n'y en a qu'un, vous osez parler ! vous osez insulter la fille de votre hôte ! Eh bien, quoique vous ayez la force, quoique vous ayez un fusil dans les mains et la méchanceté dans le cœur, vous ne m'effrayez pas et vous ne m'empêcherez pas de vous répondre. Vous avez mal prédit l'avenir. Je vais vous dire, moi, ce qui arrivera, et non pas un jour ou l'autre, mais avant une heure : je pars, et avant une heure, monsieur, j'aurai tout dit à mon père, qui vous chassera, et à votre ami, qui vous châtiera.
Elle fit un pas pour s'éloigner ; Samuel, au lieu de la retenir, lui dit :
- Allez.
Elle s'arrêta surprise et le regarda effrayée.
- Eh bien, allez donc ! reprit-il avec sang-froid. Vous me croyez lâche parce que je vous ai dit ce que j'avais dans le cœur et sur le cœur ! Mais, si j'étais lâche, j'aurais agi et je me serais tu. Enfant ! enfant ! continua-t-il avec un accent étrange, tu sauras un jour que le fond de cet homme que tu défies, c'est le mépris de l'humanité en général, mais en particulier le mépris de la vie. Si tu veux le savoir tout de suite, cours me dénoncer. Mais non, reprit-il, vous ne le ferez pas ; vous ne direz pas un seul mot de tout ceci à votre père, ni à Julius ; vous ne vous plaindrez pas de moi, et vous éviterez avec le plus grand soin toute marque extérieure de répulsion à mon égard. Vous resterez vis-à-vis de moi glacée, mais polie, comme ce marbre.
- Et pourquoi cela ? dit Christiane.
- Parce que, si vous aviez seulement l'air de m'en vouloir, votre père vous en demanderait la raison, et Julius m'en demanderait la raison. Or, Julius vous l'a dit : je lui suis singulièrement supérieur à l'escrime. Cependant le pistolet est encore mon arme favorite. Je sais beaucoup de choses, moi, voyez-vous. Je ne dis pas cela pour me vanter, je n'y ai pas grand mérite ; cela tient à ce que je ne dors guère que quatre heures par jour. Alors il m'en reste quinze pour étudier et cinq pour vivre. Et de ces cinq heures même d'apparent loisir, aucune n'est perdue pour ma volonté, pour ma pensée. Quand j'ai l'air de me délasser, j'apprends une langue, ou je me romps à un exercice du corps, à l'équitation ou aux armes. Cela sert, comme vous voyez. Donc, dire un mot à Julius, c'est tout bonnement le tuer. Si vous vous y prêtez, je regarderai cela comme une marque de votre faveur pour moi.
Christiane le regarda en face.
- Soit ! dit-elle, je ne parlerai ni à mon père ni à M. Julius. Je me protégerai toute seule. Et je ne vous crains pas, et je me ris de vos menaces. Que peut votre audace contre mon honneur ? Et puisque vous me forcez à vous le dire, oui, c'est vrai, dès le jour où je vous ai vu, j'ai senti tout d'abord pour vous une insurmontable aversion. J'ai senti que vous aviez un mauvais cœur. Mais ce n'est pas de la haine. Je ne vous hais pas, je vous méprise !
Un mouvement de courroux, vite réprimé, contracta les lèvres de Samuel ; mais il se remit aussitôt.
- à la bonne heure ! s'écria-t-il, c'est parler, cela. Voilà comme je vous aime. Vous êtes belle ainsi. Résumons-nous. La question est carrément posée. Premièrement, vous voulez m'enlever l'âme et la volonté de Julius, et vous ne les aurez pas. Secondement, tu me hais, je t'aime et je t'aurai. C'est dit. Ah ! voilà Gretchen.
Gretchen revenait en effet, lentement et avec précaution, rapportant péniblement sa biche blessée. Elle s'assit sur le rocher, tenant sur ses genoux la pauvre bête, qui la suppliait d'un œil plaintif.
Samuel s'approcha, et s'appuyant sur son fusil :
- Bah ! dit-il, elle n'a que la cuisse cassée.
Le regard de Gretchen, penché sur sa biche, se releva sur Samuel plein de colère et d'éclairs.
- Vous êtes un monstre ! dit-elle.
- Tu es un ange, dit-il. Toi aussi tu me hais, toi aussi je t'aime. Croyez-vous que ce soit trop de deux amours pour mon orgueil ? Un jour à l'Université je me suis battu contre deux étudiants à la fois ; j'ai blessé mes deux adversaires sans recevoir une égratignure. Au revoir ! mes chères ennemies.
Il jeta son fusil sur son épaule, salua les deux jeunes filles, et reprit la route du presbytère.
- Quand je vous le disais, mademoiselle, s'écria Gretchen, que cet homme-là nous serait fatal !

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