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2ème partie - 4
Branche cadette

Côme laissa cinq fils et deux filles : l'aîné lui succéda sous le nom de Ferdinand II ; mais, comme il n'avait que onze ans, on lui donna pour régentes, pendant sa minorité qui devait durer jusqu'à dix-huit ans, la grande-duchesse Christine de Lorraine, sa grand-mère, et l'archiduchesse Marie-Madeleine d'Autriche, sa mère. Il était adjoint aux deux tutrices un conseil, composé de quatre personnes, et auquel pouvaient être admis les princes du sang, mais sans voix délibérative, à l'exclusion de ceux qui auraient pris service chez quelque prince étranger, ou qui recevraient de ce prince soit une solde, soit une pension. Les princes qui restaient encore de la maison de Médicis étaient le cardinal Charles, le prince don Laurent, la princesse Claude et la princesse Madeleine, frères et sœurs de Côme Ier don Juan, son fils, et don Antoine, cet enfant supposé de François et de Blanche, qui, au reste, allait mourir.
Le premier soin de Ferdinand II sortant de tutelle fut, en sa qualité de prince chrétien, et comme fils pieux, d'aller reconnaître à Rome Urbain VIII pour chef de l'église catholique, et en Allemagne demander la bénédiction de son oncle maternel Ferdinand II ; il s'en revint ensuite prendre le gouvernement de ses états.
C'était chose facile, au reste, à cette époque, de régner sur les Toscans ; la cité turbulente de Farinata des Uberti et de Renaud des Albizzi avait disparu à l'instar de ces villes qui sont ensevelies sous la cendre et sur lesquelles on en bâtit une nouvelle, sans que, du fond de leur tombe, elles fassent un seul mouvement, poussent un seul soupir ; aussi, à partir de Ferdinand Ier, la Toscane n'a-t-elle pour ainsi dire plus d'histoire. C'est le Rhin qui, après avoir pris sa source au milieu des glaces et des volcans, après avoir bondi à Schaffouse, après avoir roulé sombre, terrible et bondissant sur les gouffres de Bingen et entre les montagnes de Lore-Ley et du Drakenfels, s'élargit, se calme, s'épure dans les plaines de Wesel et de Nimègue, et va, sans même se jeter à la mer, se perdre dans les sables de Gorkum et de Vondrichem : dans la dernière partie de sa course, il est sans doute plus utile et plus bienfaisant, et cependant on ne le visite qu'à sa source, à sa chute, et dans cette partie de son cours, située entre Mayence et Cologne, où il déploie toute l'énergie de sa lutte contre la tyrannique oppression de ses rivages.
Aussi le long règne du grand-duc Ferdinand se passe-t-il à maintenir la paix, non pas dans ses propres états, mais dans les états de ses voisins : il se place entre la colère de Ferdinand et le duc de Nevers, qu' elle menace ; il s'efforce de conserver les états au duc Odoard de Parme ; il protège la république de Lucques contre les attentats d'Urbain VIII et de ses neveux ;il s'interpose pour réconcilier le duc Farnèse avec le pape ; enfin il est déclaré médiateur entre Alexandre VII et Louis XIV ; de sorte que, si quelquefois il se prépare pour la guerre, c'est qu'il veut la paix, et c'est pour cette cause qu'il rétablit la marine, qu'il fait faire des marches et des contremarches à ses troupes, et enfin qu'il achève les fortifications de Livourne et de Porto-Ferraio.
Tout le reste de son temps est aux sciences, aux lettres et aux arts. Galilée est son maître, Charles Dati est son oracle, Jean de San Giovanni et Pierre de Cortone sont ses favoris, le cardinal Léopold est son émule. De toutes parts, savants, littérateurs et peintres sont appelés ; et ce n'est pas la faute des deux frères, qui règnent pour ainsi dire ensemble, si l'Italie commence à s'épuiser parce qu'elle est trop vieille, et si les autres états répondent pauvrement à l'appel qui leur est fait, parce qu'ils sont trop jeunes.
Voici ce que Ferdinand et Léopold firent pour les sciences : Ils fondèrent l'académie del Cimento, firent des pensions au Danois Nicolas Stenon et au Flamand Tilman Trutuvin ; ils enrichirent évangéliste Toricelli, le successeur de Galilée, et lui donnèrent une chaîne d'or à laquelle pendait une médaille avec cette exergue : VIRTUTIS PRæMIA ; ils aidèrent, dans l'impression de ses œuvres, le mécanicien Jean-Alphonse Borelli ; ils firent François Redi leur premier médecin ; ils assurèrent une pension à Vincent Viviani, pour qu'il pût poursuivre librement ses calculs mathématiques sans en être distrait par les misères de la vie ; enfin ils établirent des congrès de savants à Pise et à Sienne, afin que la Toscane, condamnée par sa faiblesse à ne jouer qu'un rôle secondaire dans les affaires européennes, devînt par compensation la capitale scientifique du monde.
Voici ce qu'ils firent pour les lettres : Ils admirent dans leur intimité (ce qui, pour la race désintéressée mais vaniteuse des poètes, est à la fois un encouragement et une récompense) Gabriel Chiabrera ; Benoît Fioretti, l'auteur des Proginnasmi poetici ; Alexandre Adimari, l'auteur des Paraphrases sur Pindare ; Jérôme Bartolommei, l'auteur du poème de l'Amérique ; François Rovai, l'auteur d'un volume de Canzoni ; Laurent Lippi, l'auteur du Malmantile. Enfin, Antoine Malatesti, Jacques Gaddi, Laurent Panciatichi, Ferdinand del Maestro, que le cardinal Léopold fit ses chambellans ; Laurent Franceschi et Charles Strozzi, que Ferdinand fit sénateurs, formaient la société habituelle des deux princes, qui les appelaient souvent, même pendant qu'ils étaient à table, pour se nourrir, disaient-ils, l'esprit et le corps. Ce qui fit dire à Louis Rucellai dans son Oraison funèbre de Ferdinand : « C'était certainement une belle et merveilleuse chose que de voir le cercle choisi de poètes qui, jusqu'à sa table, l'entourait comme une splendide couronne.
Et c'était une chose encore non moins merveilleuse et non moins belle, que de le voir lui-même, déposant le poids de sa grandeur présente, certain qu'il était de son immortalité future, mêlée à cette foule d'hommes de génie, sans autre distinction parmi eux que l'excellence de sa mémoire, la clarté de son esprit et la promptitude de son jugement, suivant les discours les plus sublimes, s'élevant aux calculs les plus abstraits, et éclairant de la vive lumière de l'expérience la vérité perdue ou obscurcie au milieu de tant de fausses ou douteuses opinions. » Voici ce qu'ils firent pour les arts : Ils firent élever, sur la place de l'Annonciade, la statue équestre du grand-duc Ferdinand Ier, commencée par Jean de Bologne et achevée par son élève Pierre Tacca.
Ils firent faire par ce dernier une statue de Philippe IV, roi d'Espagne, qu'ils envoyèrent en présent à ce prince.
Ils firent travailler, pour la galerie des Offices, Curradi, Mathieu Rosselli, Marius Balassi, Jean de San Giovanni et Pierre de Cortone ; ils chargèrent, en outre, ces deux derniers de peindre à fresque les salles du rez-de-chaussée du palais Pitti.
Ils firent recueillir dans toutes les villes où ils se trouvaient, et au prix que les possesseurs en voulurent, plus de deux cents portraits de peintres peints par eux-mêmes, et commencèrent ainsi cette collection originale que Florence possède seule au monde.
Enfin ils firent acheter à Bologne, Rome, Venise, et jusque dans l'ancienne Mauritanie, tout ce qu'ils purent y trouver de statues antiques et de tableaux modernes, et, entre autres, la belle tête qu'on croyait être celle de Cicéron, l'Hermaphrodite, l'Idole en bronze, et le chef-d'œuvre qui est encore aujourd'hui un des principaux ornements de la Tribune, sous le nom de la Vénus du Titien.
Puis, comme ils avaient régné ensemble, tous deux moururent presque en même temps et au même âge : le grand-duc Ferdinand, en 1 670, âgé de soixante ans, et le cardinal Léopold, en 1 675, âgé de cinquante-huit ans.
Côme III succéda à Ferdinand : c'était le temps des longs règnes ; le sien dura cinquante-trois ans, c'est-à-dire presque autant que celui de Louis XIV : c'est la grande époque de la décadence des Médicis ; le vieil arbre de Côme, qui avait produit onze rejetons, sèche sur sa tige, et va mourir faute de sève.
A partir du règne de Côme III, il semble que Dieu a marqué la fin de la race des Médicis : ce n'est plus la foudre publique et populaire qui la menace ; ce sont ses orages intérieurs et privés qui la secouent et la déracinent : il y a une fatalité qui les frappe les uns après les autres de faiblesse ; les hommes sont impuissants, ou les femmes sont stériles .
Côme III épousa Marguerite-Louise d'Orléans, fille de Gaston. Le fiancé, élevé par sa mère, Victoire de la Rovère, aussi altière, aussi inquiète et aussi superstitieuse que Ferdinand II était affable, franc et libéral, avait tous les défauts de son institutrice, et bien peu des vertus de son père ; aussi, depuis dix-huit ans, le grand-duc Ferdinand ne vivait-il plus avec sa femme, à laquelle, dans son indolence naturelle, il avait, comme nous l'avons dit, abandonné l'éducation de son fils ; il en était résulté que le jeune grand-duc Côme, élevé dans la solitude et la contemplation, avait (grâce à Côme Volumnio Bandinelli, de Sienne, son précepteur) reçu une éducation de théologien, et non de prince.
La fiancée était une belle et joyeuse jeune fille de quatorze à quinze ans, de cette race bourbonnienne ravivée par Henri IV, dont elle était la petite-fille ; elle avait été élevée au milieu des rumeurs de deux guerres civiles, l'une qui venait de s'éteindre, l'autre qui allait naître : tout ce qui avait entouré son berceau, noblesse et peuple, était plein de cette force juvénile, particulière aux états qui s'élèvent, et qui, depuis Côme Ier, avait fait place en Toscane à la raison de l'âge viril, puis à la décadence de la vieillesse ; c'était le grand-duc Ferdinand qui avait désiré ce mariage, et c'était Gaston, père de la fiancée, qui l'avait conclu avec joie ; car, ainsi qu'il le disait lui-même, il était de la maison des Médicis, et, malgré la goutte qu'il tenait d'elle, il s'en regardait comme fort honoré .
Mademoiselle de Montpensier avait accompagné sa sœur jusqu'à Marseille ; là, elle avait trouvé le prince Mathias, qui l'attendait avec les galères toscanes, et, après les présents de fiançailles reçus et force fêtes d'adieux données, elle était montée sur la galère capitane, et, après trois jours d'heureuse navigation, était débarquée à Livourne, où l'attendait, sous des arcs de triomphe dressés de cent pas en cent pas, la duchesse de Parme avec un nombreux cortège, dans lequel la jeune princesse chercha inutilement son fiancé : Côme avait été forcé de rester à Florence, retenu qu'il était par la rougeole.
Marguerite-Louise d'Orléans continua donc seule sa route vers Pise, et elle entra dans cette ville au milieu des devises, des illuminations et des fleurs : puis elle se remit en route, et enfin rencontra la grande-duchesse et le jeune prince, qui venaient au-devant d'elle, et un peu plus loin le grand-duc, le cardinal Jean-Charles et le prince Léopold. L'entrevue fut une véritable entrevue de famille, pleine de souvenirs du passé, de joie dans le présent, et d'espérance pour l'avenir ; le mariage qui devait se rompre d'une si étrange façon, fut donc célébré sous les plus heureux auspices.
Mais à peine deux mois s'étaient-ils écoulés, que la princesse manifesta une répugnance étrange pour son jeune époux : cela tenait à une inclination antérieure qu'elle avait eue à la cour de France, où elle s'était prise d'amour pour Charles de Lorraine, qui était un beau et noble prince, mais sans patrimoine et sans apanage ; de sorte que les deux pauvres jeunes gens avaient avoué leur secret à la duchesse d'Orléans, et voilà tout. Or, la duchesse d'Orléans était un faible appui contre la faiblesse de Gaston et la fermeté de Louis XIV. Le mariage décidé, il avait fallu qu'il s'accomplît ; et Côme porta la peine de toutes les illusions de bonheur que sa femme avait perdues.
En effet, cette espèce de voile de gaieté, jeté par l'orgueil sur le visage de la fiancée, disparut bientôt ; bientôt elle prit en haine l'Italie et les Italiens, raillant tous les usages, méprisant toutes les habitudes, dédaignant toutes les convenances ; elle n'avait d'amitié et de confiance que pour ceux-là qui l'avaient suivie de France, et qui, dans sa langue maternelle, pouvaient lui parler des souvenirs de la patrie.
Au reste, Côme était peu propre, il faut le dire, à ramener sa femme à des sentiments meilleurs ; ascétique, altier, dédaigneux, il n'avait aucune de ces douces paroles qui éteignent la haine et font naître l'amour.
Sur ces entrefaites, le prince Charles de Lorraine arriva à Florence ; c'était vers le mois de février 1 662. L'aversion de la jeune duchesse parut s'augmenter de la présence de celui qu'elle aimait ; et comme tout le monde, au reste, ignorait cet amour, personne (pas même Côme) ne conçut aucun soupçon. Il y eut plus : vers la fin de l'année, la princesse s'étant déclarée grosse, la joie la plus vive succéda à cette tristesse continuelle qui, depuis l'arrivée de Marguerite-Louise d'Orléans, s'était répandue sur la cour de Toscane. Il est vrai qu'en même temps sa haine pour son mari s'était augmentée ; mais Ferdinand répondit aux plaintes de son fils que sans doute cette antipathie tenait à l'état même où sa femme se trouvait ; si bien que, quoique cette humeur sombre et presque haineuse fût encore plus visible après le départ de Charles de Lorraine, Côme prit patience ; et l'on gagna ainsi le 9 août 1 663, époque à laquelle la princesse donna heureusement naissance à un fils qui, du nom de son grand-père, fut appelé Ferdinand.
Comme on le pense, la joie fut grande ; mais cette joie fut bientôt contrebalancée par les dissensions domestiques qui ne faisaient qu'augmenter entre les deux époux : enfin les choses en arrivèrent au point que le grand-duc, attribuant toutes ces querelles à la présence et à l'influence des femmes françaises que la princesse Marguerite-Louise avait amenées avec elle, les renvoya toutes en France avec leur suite et des présents convenables, mais enfin les renvoya.
Cet acte d'autorité porta au plus haute degré la colère de la princesse : sa douleur approcha du désespoir ; il y eut rupture ouverte entre les deux époux. Alors Ferdinand, pour colorer cette séparation, conseilla à son fils un voyage en Lombardie et écrivit à Louis XIV.
De près comme de loin, Louis XIV avait l'habitude d'être obéi : il ordonna, et l'épouse rebelle eut l'air de se soumettre ; si bien que, vers la fin de 1666, on annonça officiellement une nouvelle grossesse ; mais en même temps on parla d'intrigue avec un Français de basse classe, et le bruit se répandit que la princesse devait fuir avec lui. Il résulta de ce bruit qu'on l'observa plus attentivement, et, une nuit, on l'en tendit par une de ses fenêtres nouer avec un bohémien un plan d'évasion ; perdue dans sa troupe, revêtue d'un costume de gitana, elle devait fuir avec ces misérables.
Une pareille aberration étonna d'autant plus le grand-duc que la jeune princesse était enceinte de quatre mois à peu près : on redoubla donc de surveillance ; mais alors un autre désir la prit, désir étrange pour une mère : c'était celui de se faire avorter. D'abord, ce fut en montant à cheval et en choisissant les chevaux les plus durs au trot ; puis, quand on les lui ôtait, ce fut en marchant à pied, et un jour elle fit sept milles dans les terres labourées ; puis enfin, quand tous les moyens de nuire à son enfant furent épuisés, elle tourna sa haine contre elle-même, et se voulut laisser mourir de faim ; il fallut la prudence et la douce persuasion du grand-duc Ferdinand pour la faire renoncer à ce projet et pour la conduire à la fin de sa grossesse ; où elle accoucha de la princesse Anne-Marie-Louise.
Alors le grand-duc employa un moyen qui lui avait déjà réussi ; c'était un second voyage et une autre lettre à Louis XIV. En conséquence, vers le mois d'octobre, lorsqu'il se fut bien assuré que la répulsion de sa femme pour lui était la même, il partit pour faire un voyage incognito en Allemagne et en Hollande. Il visite Inspruck, descend le Rhin, parle, à leur grande stupéfaction, le latin le plus pur avec les savants hollandais et allemands, trouve à Hambourg la reine Christine de Suède, la félicite sur son abjuration, et revient en Toscane, où tout le monde le reçoit bien, excepté la grande-duchesse.
Il repart de nouveau pour l'Espagne, le Portugal, l'Angleterre et la France ; reste un an dehors, ne revient que rappelé par l'agonie de son père, monte sur le trône que la mort de celui-ci laisse vacant ; mais alors l'absence et les ordres de Louis XIV ont produit leur effet, un rapprochement s'opère entre les deux époux, et, le 24 mai 1 671, anniversaire du jour où Côme est monté sur le trône, la princesse accouche d'un second fils, qui reçoit au baptême le nom de Jean-Gaston, son aïeul maternel.
Après la naissance de cet enfant, les dissensions recommencent ; mais Côme, qui alors a deux fils et qui ne craint plus que sa race ne s'éteigne, perd l'espoir de voir la grande-duchesse changer de sentiments à son égard ; et, lassé d'elle enfin, comme depuis longtemps elle est lassée de lui, il lui permet de retourner en France à la condition qu'elle entrera dans un couvent : celui de Montmartre, dont Madeleine de Guise est abbesse, est choisi d'un commun accord. Le 14 juin 1 676, la grande-duchesse quitte la Toscane, et à peine de retour en France, déclare que son mari l'a chassée, et qu'elle ne se croit pas obligée de tenir envers lui la promesse de réclusion qu'elle lui a faite ; si bien que tout l'odieux de cette affaire retombe sur Côme, que les princes voisins finissent par mépriser à cause de sa faiblesse, et que ses sujets commencent à haïr à cause de son orgueil.
Dès lors toutes choses tournent d'une manière fatale pour Côme ; il est évident qu'un mauvais génie pèse sur la race des Médicis, et que cette race, en lutte avec lui, succombera dans la lutte. A peine Ferdinand est-il nubile, qu'il le marie à Violante de Bavière, princesse vertueuse mais stérile : si bien que cette stérilité devient un prétexte pour le jeune duc à des débauches au milieu desquelles la mort vient bientôt le surprendre.
A l'annonce de cette stérilité, Côme se hâte de fiancer Jean-Gaston, son second fils, et, celui-ci part pour Dusseldorf, où il doit épouser la jeune princesse Anne-Marie de Saxe-Lauenbourg mais, en arrivant, son désappointement est grand : au lieu d'une femme douce, gracieuse et élégante, comme il se la figurait dans ses espérances, il trouve une espèce d'Amazone du temps d'Homère, rude de voix et de manières, habituée à vivre dans les bois de Prague et dans les solitudes de la Bohême, dont les seuls plaisirs sont les cavalcades et la chasse, et qui avait contracté dans les écuries, où elle passait le meilleur temps de sa vie à parler avec les chevaux, un langage inconnu à la cour de Toscane. N'importe, Jean-Gaston est bon, ses sympathies à lui ne doivent compter pour rien lorsqu'il s'agit du bonheur de son pays ; il se sacrifie donc, il épouse la nouvelle Antiope.
Mais celle-ci, qui sans doute prend sa douceur pour de la faiblesse et sa courtoisie pour de l'humilité, n'accorde que le mépris à un homme qu'elle regarde comme au-dessous d'elle ; si Jean-Gaston, humilié, commande, la fière princesse allemande refuse d'obéir ; toutes les dissensions qui ont attristé le mariage du père viennent assaillir l'union du fils, qui, lassé de ne s'être fait esclave de son père que pour devenir le martyr de sa femme, se jette, pour faire diversion à ses chagrins, dans le jeu et la débauche, mange à l'un son apanage, ruine à l'autre sa santé, et bientôt Côme reçoit avis des médecins que l'état de faiblesse où est tombé son fils leur ôte tout espoir qu'il puisse jamais donner un héritier à la couronne.
Alors le malheureux Côme tourne les yeux vers le cardinal François-Marie, son frère, qui n'a que quarante-huit ans, et qui, par conséquent, est dans la force de l'âge ; celui-ci fera reverdir le rameau des Médicis. Le cardinal renonce à ses honneurs ecclésiastiques, consent à se marier, et bientôt ses fiançailles avec la princesse éléonore de Gonzague sont célébrées.
La joie renaît dans la famille, mais la famille est condamnée : les refus que l'ex-cardinal a pris, dans les premiers jours de son mariage, pour les derniers combats de la pudeur, se prolongent au-delà des termes ordinaires ; François-Marie commence à s'apercevoir que sa femme est décidée à n'accomplir du mariage que les cérémonies extérieures il emploie l'autorité paternelle, il appelle à son secours l'influence des prêtres, il prie, conjure, menace lui-même, tout est inutile ; et tandis que Ferdinand pleure la stérilité forcée de sa femme, François-Marie écrit à son frère pour lui annoncer la stérilité volontaire de la sienne. Côme incline sa tête blanchie, reconnaît la volonté de Dieu, qui ordonne que les plus grandes choses humaines aient leur fin, voit la Toscane placée entre l'avidité d'une puissance et les prétentions d'une autre, veut rendre à Florence, pour la sauver de cette double prétention étrangère, son ancienne liberté, trouve appui dans la Hollande et dans l'Angleterre, mais rencontre des obstacles dans les autres puissances, et surtout dans la Toscane ; voit mourir son fils Ferdinand et son frère François-Marie, et meurt lui-même, le 21 octobre 1 723, après avoir, comme Charles-Quint, assisté non seulement à ses propres funérailles, mais encore, comme Louis XIV, à celles de sa race.
Tout ce qui avait commencé de pencher sous le règne de Ferdinand II croula sous celui de Côme III : altier, superstitieux et prodigue, ce grand-duc s'aliéna le peuple par son orgueil, par l'influence qu'il donna aux prêtres, et par les impôts excessifs dont il chargea ses sujets pour enrichir les courtisans, doter les églises, et faire face à ses propres dépenses. Sous Côme III tout devint vénal : qui avait de l'argent achetait les places ; qui avait de l'argent, achetait les honneurs qui avait de l'argent, enfin, achetait ce que les Médicis n'avaient jamais vendu, la justice.
Quant aux arts , il arriva d'eux comme des autres choses, ils subirent l'influence du caractère de Côme III ; en effet , pour ce dernier grand-duc, sciences, lettres , statuaire et peinture n'étaient quelque chose qu'autant qu'elles pouvaient flatter son immense orgueil et sa méprisable vanité : voilà pourquoi rien de grand ne se produisit sous son règne. Mais, à défaut de productions contemporaines, Paul Falconieri et Laurent Magalotti intéressèrent heureusement son amour-propre à continuer, pour la galerie des Offices, l'œuvre de Ferdinand et du cardinal Léopold : en conséquence, Côme réunit tout ce que son père et son oncle avaient déjà disposé à cet effet, y ajouta tous les tableaux, toutes les statues, toutes les médailles dont il avait hérité des ducs d'Urbin et de la maison de la Rovère (chefs-d'œuvre parmi lesquels se trouvait le buste colossal d'Antinoüs), et fit tout porter en grande pompe dans ce magnifique musée, à l'enrichissement duquel chacun applaudissait toujours, quoique les trésors qu'il amassait successivement y fussent versés par la générosité ou par l' orgueil .
Les savants qui fleurirent sous le règne de Côme III furent : Le physicien Magalotti, l'anatomiste Bellini, le mathématicien Viviani, le médecin Redi, l'antiquaire Noris, et le bibliomane Magliabechi.
Les hommes de lettres furent : Le père Bandieri, le docteur Antoine Cochi, et le poète-sénateur Filicaia.
Les peintres furent : Dominique Gabiani, Pierre Dandini, Joseph Nanni et Thomas Redi.
Enfin les sculpteurs furent : Maximilian Soldani, Jean-Baptiste Fogini, et Charles Marcellini.
De tous ces hommes, Filicaia est peut-être le seul qui ait conservé une certaine célébrité ; elle lui fut acquise par le chant funéraire dont il salua la chute de l'Italie.
Le grand duc Côme avait pour devise un navire en mer, guidé par les étoiles des Médicis, avec cet exergue : CERTA FULGENT SIDERA.
Il est étrange que cette devise ait été choisie au moment où les étoiles allaient s'éteindre, et où le navire allait sombrer.
Les Toscans voyaient avec quelque crainte Jean-Gaston arriver à la toute-puissance : les débauches du jeune prince, si bien cachées qu'elles fussent dans les salles basses du palais Pitti, avaient débordé au-dehors, et l'on parlait de voluptés monstrueuses qui rappelaient à la fois celles de Tibère à Caprée et celles de Henri III au Louvre ; comme le tyran antique et comme l'Héliogabale moderne, Jean-Gaston avait à la fois un troupeau de courtisanes et un monde de mignons, pris les uns et les autres dans les plus basses classes de la société. Tout cela recevait un traitement fixe, mais qui pouvait s'augmenter ou se restreindre selon les voluptés plus ou moins satisfaites de leur maître. Il y avait un nom nouveau créé pour cette chose nouvelle ; les femmes s'appelaient ruspante et les hommes, ruspanti, de la monnaie d'or dont ils étaient payés, et qui se nommait ruspone. Tout cela est si inouï et si antihumain, que tout cela devient incroyable ; mais les mémoires du temps sont là, tous uniformes, tous accusateurs, tous enfin constatant, dans le style cynique de l'époque, les mille épisodes de ces saturnales que l'on croirait les caprices de la force et qui n'étaient que le dévergondage de l'épuisement.
Aussi, lorsque Jean-Gaston monta sur le trône, tout était mort autour de lui, et il était mourant lui-même : cependant, pareil à un flambeau qui va s'éteindre et qui reprend toute sa force pour s'épuiser dans un dernier éclat, il rappela toute sa vie pour réagir contre les fautes paternelles : à peine nommé grand-duc, il chassa de sa cour les vendeurs de places, les prévaricateurs et les espions ; la peine de mort, si fréquente sous son père, mais qui n'était terrible qu'aux pauvres, vu qu'à prix d'argent les riches pouvaient s'en racheter, fut à peu près abolie.
Forcé de renoncer au trône pour une descendance qu'il avait perdu tout espoir d'obtenir, il fit tout ce qu'il put au moins pour que la Toscane (ainsi que c'était son droit réservé vis-à-vis de Charles V et de Clément VII) pût lui choisir un successeur élu dans son propre sein, et par conséquent se soustraire à la triple domination étrangère qui la menaçait ; mais les ministres de France, d'Espagne et d'Autriche brisèrent ce reste de volonté, et, Gaston vivant, lui donnèrent pour successeur, comme s'il était déjà mort, le prince don Carlos, fils aîné de Philippe V, roi d'Espagne, qui semblait effectivement, par son aïeule Marie de Médicis, avoir des droits au trône de Toscane. En vertu de cette décision, le 22 octobre 1 731, Jean-Gaston reçut de l'empereur une lettre qui lui annonçait le choix du prince espagnol, et qui mettait le prince don Carlos sous sa tutelle. Jean-Gaston froissa la lettre, et la jeta loin de lui en murmurant :
– Oui, oui, ils me font la grâce de me nommer tuteur, et ils me traitent comme si j'étais leur pupille.
Mais, quelle que fût la douleur de Jean-Gaston, il lui fallait se soumettre ; il courba la tête et attendit son successeur, qui, protégé par la flotte anglo-espagnole, entra dans le port de Livourne le soir du 27 décembre 1 731. Jean-Gaston avait lutté neuf ans : c'était tout ce qu'on pouvait demander de lui.
Jean-Gaston reçut le jeune grand-duc dans le palais Pitti, et sans quitter son lit, plus encore pour s'épargner les formalités d'étiquette qu'à cause de souffrances réelles. Don Carlos était un jeune homme de seize ans, beau comme un Bourbon, généreux comme un Médicis, franc comme un descendant de Henri IV. Jean-Gaston, que depuis longtemps personne n'aimait et qui n'avait personne à aimer, s'attacha bientôt à cet enfant, qu'il avait repoussé d'abord : de sorte que, lorsqu'il fut appelé par la conquête de Naples au royaume des Deux-Siciles, Jean-Gaston vit partir avec des larmes de douleur celui qu'il avait vu arriver avec des larmes de honte.
Le successeur nommé à don Carlos fut le prince François de Lorraine ; le grand-duché de Toscane lui était accordé comme dédommagement de la perte de ses états, définitivement réunis à la France. Jean-Gaston connut cette décision lorsqu'elle était prise ; on ne l'avait pas même consulté sur le choix de son héritier, tant on le considérait comme rayé déjà de la liste des princes ; et, en effet, on avait raison, car, courbé par toutes ces douleurs, brisé par toutes ces humiliations, dévoré par son impuissance, Jean-Gaston s'en allait mourant : depuis longtemps déjà ses infirmités ne lui permettaient plus de marcher mais, pour retarder autant qu'il était en lui le moment où il devait se coucher pour ne se relever jamais, il se faisait porter dans un fauteuil d'appartement en appartement.
Cependant, quelques jours avant sa mort, Jean-Gaston se sentit mieux, et, par un phénomène particulier à certaines maladies, ses forces lui revinrent au moment où elles semblaient devoir l'abandonner tout à fait. Jean-Gaston en profita pour se montrer, aux fenêtres du palais Pitti, à ce peuple dont il s'était fait aimer et qui s'amassait chaque jour sur la place pour avoir de ses nouvelles ; à son aspect inattendu, de grands cris de joie éclatèrent : ces cris étaient un baume au cœur navré du pauvre mourant ; il tendit au peuple, qui lui donnait cette preuve d'amour, ses mains pleines d'or et d'argent, ne pensant pas qu'il pût jamais payer assez cher le moment de bonheur que la Providence lui accordait en récompense de sa bonté. Mais ses ministres, qui déjà économisaient pour son successeur, le réprimandèrent de ces folles dépenses ; et alors, ne pouvant plus donner sous peine d'être appelé prodigue, Jean-Gaston dit au peuple qu'il achèterait tout ce qu'on voudrait bien lui apporter.
En conséquence, un marché étrange, une foire inconnue s'établit sur la noble place Pitti : le matin, Jean-Gaston montait à grand-peine le double escalier qui conduit aux fenêtres du rez-de-chaussée, et achetait à prix d'or tout ce qu'on lui apportait, tableaux, médailles, objets d'art, livres, meubles, tout enfin ; car c'était un moyen que son cœur lui avait suggéré, de rendre au peuple une petite portion de cet argent qui lui avait été arraché par les exactions de son père.
Enfin, le 8 juillet 1737, il cessa de paraître à cette fenêtre si bien connue, et le lendemain on annonça au peuple que Jean-Gaston venait de rendre le dernier soupir : dans ce dernier soupir s'était éteinte la grande race des Médicis, dont les vices furent de leur époque, mais dont les vertus furent de tous les temps.
François Ier de Lorraine était grand-duc de Toscane.
Au milieu de toutes les douleurs de famille et de toutes les tracasseries politiques qui avaient incessamment tourmenté sa vie, Jean-Gaston avait eu cependant quelques instants pour penser à l'art : il avait déposé dans la galerie des Offices une collection de plus de trois cents pierres précieuses admirablement bien gravées, et il avait donné l'idée de cette belle publication qui fut achevée en 1 762 sous le titre de Museum florentinum, et qui fut dédiée à son successeur.
Peut-être paraîtra-t-il étonnant que nous nous soyons si largement étendu sur l'histoire d'une famille. Mais c'est que, il faut le dire, l'art a grandi et est tombé avec cette famille, et, chose étrange ! a subi toutes les variations de grandeur et d'abaissement que les Médicis ont subies eux-mêmes.
Ainsi, avec la grandeur ascendante d'Avérard, de Jean de Bicci et de Côme, le Père de la patrie, l'art monte avec Cimabué, Giotto et Masaccio ; avec Laurent le Magnifique, l'art fait une pause pour reprendre des forces : Léonard de Vinci, frère Bartholomée, Michel-Ange, Titien, Raphaël et André del Sarto naissent ; sous Léon X, tout ce qui promettait tient, tout ce qui était fleur devient fruit ; sous Côme Ier, arrivé au sommet de la puissance, l'art arrive à son apogée, et l'art et les Médicis, ne pouvant plus monter, commencent à descendre : les Médicis avec Ferdinand Ier, Côme II et Ferdinand II ; l'art avec Vasari, le Barroccio, l'Allori, Jean de San-Giovanni et Mathieu Rosselli ; jusqu'à ce qu'enfin ils tombent ensemble, l' art avec les Gabbiani et les Dandini, les Médicis avec Côme III et Jean-Gaston.
Mais que les Médicis dorment en paix dans leurs tombeaux de marbre et de porphyre ; car ils ont plus fait pour la gloire du monde que n'avaient jamais fait avant eux, et que ne firent jamais depuis, ni princes, ni rois, ni empereurs.

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