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2ème partie - 3
Branche cadette

A partir de ce moment, le prince trouva mille moyens de venir au secours de la pauvre famille ; le premier qu'il employa fut de donner à Pierre Bonaventuri un emploi de valet de chambre. Pierre ne s'en étonna point, car, à l'exception des entrevues de sa femme avec le prince, il savait tout ; et comme chacun connaissait l'influence des Mont-Dragone sur le jeune grand-duc, il trouva tout naturel que François, ayant trouvé une occasion de faire le bien, l'eût saisie avec empressement. Le pauvre Bonaventuri en était à l'âge où l'on croit encore que les hommes font le bien pour le seul plaisir de le faire.
Une grande douleur attendait Blanche. Le jeune grand-duc avait vingt-trois ans, et, avant même qu'elle arrivât à Florence, son mariage était arrêté avec la princesse Jeanne d'Autriche.
L'époque fixée pour la célébration de ce mariage était arrivée ; il fallait obéir aux lois de la politique. D'ailleurs, Côme Ier vivait toujours, et les choses qu'il décidait étaient au même instant écrites sur le livre de fer du destin ; or, il avait décidé que le mariage de son fils avec Jeanne d'Autriche aurait lieu, et le mariage se fit.
Le jeune grand-duc consola Blanche comme il put ; il lui assura que si le titre de grande-duchesse était à une autre, son amour était à elle. Blanche était ambitieuse : elle sentit pour la première fois que ce n'était pas assez de l'amour d'un prince, à elle qui avait cru pouvoir se contenter de celui d'un simple commis mais elle renferma ce sentiment en elle-même une première faute lui avait appris à dissimuler.
François lui tint parole car, tandis que, par la charge qu'il occupait, Pierre Bonaventuri était retenu au palais, le prince sortait à peu près toutes les nuits, et toutes les nuits voyait Blanche au palais Mont-Dragone. Ces sorties devinrent si fréquentes, que Côme en fut averti, et qu'il lui écrivit le 25 février 1 569 : « Les promenades solitaires et nocturnes par les rues de Florence ne sont bonnes ni pour l'honneur ni pour la sûreté, surtout lorsqu'on se fait de ces promenades une habitude de chaque nuit ; et je ne puis vous dire quels sont les mauvais résultats qu'une pareille conduite peut produire. » Sans doute François trouva que Côme avait raison, car quelques semaines après son mariage, sans se donner la peine de dissimuler plus longtemps, il fit préparer pour Blanche un charmant palais, Via Maggio. Restait Bonaventuri ; mais on le trouva sur ce chapitre plus accommodant qu'on ne s'y était attendu : il avait de son côté un amour par la ville.
En effet, l'air de la cour l'avait rendu présomptueux et insolent ; soutenu comme il se sentait être par le jeune grand-duc, qui ne le laissait jamais manquer d'argent, il passait ses journées en parties de plaisirs et ses nuits en débauches : au milieu de tout cela, il arriva qu'il devint amoureux d'une des premières dames de Florence dont l'histoire ne dit point le nom, mais qui est la même qu'on peut voir peinte dans la Madeleine de la chapelle des Cavalcanti au Saint-Esprit. Les parents ne trouvaient point mauvais que la dame eût un amant, mais ils ne voulaient point un amant de pareille condition : aussi s'opposèrent-ils de tout leur pouvoir aux amours de Bonaventuri. Celui-ci s'était vite habitué à ne pas être contrarié ; et comme il s'était pris chez lui de querelle avec un des neveux de la dame, il le frappa au visage, et, prenant un pistolet qui se trouvait sur une table, il le menaça de lui brûler la cervelle s'il se mêlait davantage de ce qui le regardait.
Le neveu, qui ne voulait pas se battre avec un homme de si vulgaire condition, alla porter plainte au grand-duc Côme ; le grand-duc écouta avec son calme et sa froideur habituels, et, sans rien répondre, fit signe au plaignant que c'était bien et qu'il pouvait se retirer : huit jours après, Bonaventuri, revenant de nuit à la maison, fut attaqué par une troupe de gens armés et frappé de vingt-cinq blessures ; si bien que le matin on le trouva mort dans un cul-de-sac près du pont de La Trinité, à l'entrée de Via Maggio.
Il y avait déjà longtemps que cet amour juvénile, qui unissait les deux fugitifs de Venise, était éteint. Blanche fut donc bientôt consolée de la mort de Bonaventuri : ou si elle le regrettait au fond du cœur, eut-elle la force de cacher ce sentiment à François ; d'autant plus qu'elle connaissait le besoin qu'il avait d'un visage riant après les longs travaux du gouvernement, auquel son père l'avait associe.
Le jeune grand-duc n'aimait point sa femme ; cette répugnance était venue, non pas d'un défaut physique, la princesse Jeanne était au contraire fort belle, mais d'une différence complète de caractère. élevée à la cour sévère d'Autriche, ayant reçu cette éducation pieuse des princesses allemandes, elle avait vu avec horreur les mœurs dissolues des villes d'Italie, et elle ne pouvait comprendre ces folles joies et ces plaisirs éternels qui sont un besoin pour les cœurs méridionaux. François n'avait donc point eu de peine à tenir parole à Blanche ; ses relations avec sa femme s'étaient bornées aux seuls devoirs de la bienséance, et c'était elle seule qui était de fait la grande-duchesse de Toscane. Jeanne se plaignait éternellement ; ses plaintes, au lieu de lui ramener son mari, l'aliénaient encore ; elle alla jusqu'à s'adresser au grand-duc Côme, qui avait eu, avec éléonore de Tolède et Camilla Martelli, ses deux femmes, plus d'un péché du même genre à se reprocher ; il se contenta de répondre à sa belle-fille qu'il ne fallait pas croire tout ce qu'on lui disait, et que, d'ailleurs, la jeunesse devait avoir son cours, ajoutant qu'il était bien sûr que son fils n'aurait jamais de mauvais procédés pour elle ; de pareilles raisons, comme on le comprend bien, calmèrent mal la colère de l'épouse délaissée : elle eût mieux aimé que son mari fût emporté avec elle et l'aimât : le désir de la vengeance s'amassa donc lentement dans le cœur de la hautaine fille des Césars ; et comme il ne put avoir son effet, il l'étouffa.
Jeanne d'Autriche mourut en couches, après avoir donné à son mari trois filles et un fils ; mais, au moment de mourir, elle avait fait venir son mari à son lit de mort, et là, le regardant les yeux brûlants des dernières flammes de tout l'amour qui l'avait dévorée, et voyant qu'il pleurait :
– Il n'y a point de remède à mon mal, lui dit elle, et, d'ailleurs, je suis heureuse de mourir. Je vous recommande mes enfants, et tous ceux qui m'ont suivie de la cour de mon père ; quant à vous, au nom du Ciel ! Vivez plus chrétiennement que vous n'avez fait jusqu'aujourd'hui, et souvenez-vous toujours que j'ai été votre seule épouse devant Dieu et devant les hommes et que je vous ai tendrement aimé.
A ces mots, elle embrassa et bénit ses enfants et, faisant un dernier mouvement pour rapprocher ses lèvres de celles de son mari, elle expira les bras passés autour de son cou : c'était le 10 avril 1578.
Cette mort fit sur François une impression profonde ; son premier mouvement fut de suivre les derniers désirs de sa femme ; en conséquence, il s'éloigna de Florence, et s'enferma dans un de ses châteaux. Mais le passage de sa vie d'autrefois à sa vie présente était trop brusque ; sa résolution, par cela même qu'elle était exagérée, ne put tenir longtemps ; les lettres de Blanche commencèrent à battre en brèche ses projets de retraite, sa présence fit le reste : à peine l'eut-il revue, qu'elle reprit sur lui son empire habituel. Cependant sa conscience le tourmentait ; il consulta un religieux en qui il avait toute confiance ; le religieux, qui était prévenu, lui donna un excellent moyen d'apaiser ses scrupules c' était d'épouser Blanche. En effet, le 18 juin 1 579, c'est-à-dire quinze mois à peine après la mort de Jeanne d'Autriche, il épousa secrètement, dans la chapelle du palais Pitti, celle qu'il avait promis de ne jamais revoir. Depuis cinq ans, Côme était mort.
Ce mariage fut pour le grand-duc une cause de désaffection dans son peuple, et de dissension dans sa famille. On s'était affectionne par pitié à cette jeune princesse d'Autriche, sur laquelle, au milieu d'une des cours les plus dissolues, la calomnie même des plus plats courtisans du prince n'avait rien trouvé à dire ; on l'avait vue pâlir et s'incliner, pauvre fleur du Nord, sous un soleil trop brûlant pour elle, et beaucoup de larmes silencieuses et reconnaissantes avaient coulé sur son tombeau ; ce complet oubli, non seulement des convenances, mais encore de son serment, parut donc au peuple comme un sacrilège.
C'était quelque chose de plus encore pour le cardinal Ferdinand, qui ne voyait entre lui et le trône qu'un enfant malingre et débile, qui ne devait pas vivre, et qui, selon les prévisions générales mourut à l'âge de quatre ou cinq ans.
Cette mort réveilla toutes les ambitions de Blanche, qui s'était fait reconnaître publiquement comme grande-duchesse le 1er septembre 1 579, et qui déjà, dans la probabilité de cette mort, avait voulu, à quelque prix que ce fût, donner un héritier à la couronne.
Une femme juive, qui ne la quittait presque jamais, y épuisa ses enchantements, ses philtres et ses maléfices, sans réussir à rien ; Blanche résolut donc de recourir à des moyens plus efficaces, et de prendre tout fait cet héritier qu'elle ne pouvait pas faire elle-même. Aussi, vers le commencement de l'année 1 576, c'est-à-dire treize ans après ses premières relations avec le duc, se prétendit-elle atteinte de tous les accidents qui accompagnent d'ordinaire les commencements de grossesse. Le duc, au comble de la joie, ne douta point un instant de la réalité de ces symptômes, et fit part de son bonheur à tout le monde.
Pendant neuf mois, avec la même persistance et la même adresse, Blanche joua patiemment la même comédie, feignant des indispositions presque continuelles, et restant des semaines entières au lit, si bien que les plus incrédules finirent par croire. Enfin la nuit du 29 août fut choisie pour l'accouchement.
Dès le matin, Blanche avait paru commencer de souffrir ; et à peine les souffrances avaient-elles commencé, que le grand-duc était accouru vers elle, déclarant qu'il ne la voulait pas quitter tant qu'elle serait en travail.
Ce n'était point là l' affaire de Blanche ; aussi les douleurs se prolongèrent-elles jusqu' à trois heures du matin, moment auquel on obtint enfin du grand-duc qu' il allât prendre quelque repos. A peine avait-il eu le temps de se mettre au lit, que Blanche était accouchée.
On courut à la chambre du duc lui faire part de cette heureuse nouvelle. On s'en doute, le nouveau-né était un garçon ; on le nomma don Antoine, Blanche attribuant à l'intercession de ce bienheureux cénobite la faveur inespérée qu' elle avait obtenue du Ciel.
Voici comment le secret fut révélé : une gouvernante bolonaise avait conduit toute cette intrigue ; mais, au bout d'un an à peu près, ayant donné quelque sujet de défiance à sa maîtresse, celle-ci lui donna une certaine somme d'argent et la renvoya chez elle. Dans la montagne elle fut attaquée ; quatre coups de fusil furent tirés sur elle, dont deux la blessèrent mortellement, sans cependant la tuer sur le coup. Transférée à Bologne, interrogée sur l'accident dont elle avait été victime, elle déclara avoir reconnu les meurtriers, non point pour des voleurs, comme on pouvait le croire, mais pour des soldats florentins ; et, comme elle se doutait de quelle part les soldats étaient envoyés, elle déclara tout : c'est-à-dire que la grande-duchesse n'avait jamais été enceinte, mais avait feint une grossesse ; que l'enfant qui passait pour l'héritier du trône était le fils d'une pauvre femme accouchée la veille au soir, et qui avait été acheté mille ducats et apporté au palais caché dans un luth, si bien que personne ne l'avait vu ; mais que, quant à elle, au moment de paraître devant Dieu, elle affirmait que cet enfant n'était celui ni du grand-duc François, ni de la grande-duchesse Blanche. La déclaration fut envoyée à Rome au cardinal Ferdinand, qui se promit bien d'en faire son profit.
Cette révélation, que le cardinal communiqua au grand-duc, mais que le grand-duc n'avait pas voulu croire, amena, comme on le pense bien, un refroidissement entre les deux frères ; des lettres amères furent échangées ; on parla de protestation publique que le cardinal devait faire. Blanche jugea qu'elle était perdue si toute cette affaire était mise au jour elle résolut de concilier les deux frères : le cardinal lui-même lui en fournit les moyens.
Ferdinand était prodigue jusqu'à la magnificence il en résultait que, ne pouvant pas vivre de ses revenus avec la splendeur qu'il croyait convenable à son rang, il avait plusieurs fois demandé à François des avances sur ses rentes.
Tant que les deux frères avaient été bien ensemble, François avait fourni ces avances sans observation aucune ; mais, après l'éclat fait par son frère, il avait brutalement refusé de l'aider en rien, de sorte que le cardinal se tenait à Rome fort gêné et ne sachant où donner de la tête, lorsqu'il reçut de Blanche une lettre où elle lui proposait d'être intermédiaire entre lui et son mari, demandant pour prix de sa médiation que le cardinal vînt les voir à l'automne.
Le cardinal, qui avait besoin d'argent, promit tout ce qu'on voulut. Blanche, qui n'avait qu'à demander pour obtenir, lui envoya le double de la somme qu'il désirait.
A l'automne, le cardinal vint ; la grande-duchesse était avec son mari à sa villa de Poggio-Cajano ; le cardinal alla les y joindre, et il fut reçu par François et par Blanche comme si aucun nuage ne s'était jamais élevé entre eux.
Blanche avait poussé l'attention jusqu'à s'informer des mets que préférait son beau-frère, et elle avait appris qu'entre autres choses, il aimait surtout une certaine tourte à la crème que par hasard elle se trouva savoir admirablement faire.
L'heure du dîner arriva ; le grand-duc, la grande-duchesse et le cardinal étaient seuls à table ; c'était un dîner de famille, aussi fut-il des plus gais. Blanche le servait elle-même ; le cardinal mangeait de tout avec une confiance qui faisait plaisir à voir.
Ferdinand avait au doigt une très belle opale : c'était un don que lui avait fait Côme son père : cette opale, grâce à certaines préparations chimiques qu' elle avait subies , avait la faculté de se ternir en s'approchant d'une chose empoisonnée. L'opale demeurait brillante, le dîner continuait d' être gai , et le cardinal mangeait toujours.
Le dessert vint et avec lui la tourte, mets favori du cardinal François, malgré les signes de Blanche, raconta à son frère que c'était l'ouvrage de la grande-duchesse, qui, connaissant son goût pour cette pâtisserie, avait voulu la confectionner elle-même, Ferdinand s'inclina, se récria sur la gracieuseté de sa sœur, mais déclara qu'il était désolé de ne pouvoir lui faire honneur ; il n'avait plus faim.
Ferdinand avait approché l'opale de la tourte, et l'opale avait pâli.
– Eh bien, dit François, puisque tu ne veux pas de ton mets favori, il ne sera pas dit que Blanche l'aura fait pour rien : c'est moi qui le mangerai.
Et il en coupa un quartier qu'il posa sur son assiette.
Blanche était prise à son propre piège : si elle arrêtait son mari, et qu'elle avouât tout, elle était perdue ; si elle lui laissait manger la tourte, et qu'il mourût, elle était perdue encore, car elle connaissait la haine que lui port ait Ferdinand. Elle prit, avec sa résolution ordinaire, le seul parti noble et généreux qu'il y eût à prendre : elle se servit un morceau de la tourte et le mangea.
Le lendemain, François et Blanche étaient morts.
Le cardinal Ferdinand annonça à Florence que son frère et sa belle-sœur étaient morts d'un mauvais air qui courait, jeta le chapeau rouge aux orties et monta sur le trône.
François fut un pauvre prince, sans tête et sans courage ; il avait hérité de son père l'amour des sciences chimiques, et presque tout le temps qu'il ne donnait pas à ses plaisirs, il le passait dans son laboratoire : c'était là qu'il travaillait avec ses ministres, dirigeant son grand-duché tout en inventant un procédé pour fondre le cristal de roche, et tout en retrouvant la manière de fabriquer de la porcelaine presque aussi belle que celle de la Chine et du Japon ; il avait, en outre, inventé les bombes et la manière de les faire éclater à temps, et avait communiqué ce secret à Philippe II et à don Juan d'Autriche, qui n'osèrent point s'en servir, de peur qu'il n'arrivât un plus grand dommage à ceux qui employaient cette nouvelle invention qu'à ceux contre lesquels elle était employée ; ce fut encore lui qui introduisit à Florence l'art des incrustations en pierres dures, et il en faisait des tables qu'il donnait à ses amis ; en outre, il montait très bien les bijoux, et (à la manière de Benvenuto Cellini, qui lui avait, tout jeune, donné des leçons) il imitait les pierres véritables avec de fausses pierres, et, comme son père, il composait (grâce à une connaissance approfondie de la botanique) des baumes, des essences, des huiles, des poisons et des contrepoisons.
Quant aux arts, François était d'une époque où il n'était pas permis à un prince d'y être étranger ; jusqu'à l'âge de vingt-trois ans, il avait même fait des progrès rapides dans le dessin et dans les lettres ; frère Ignace Danti l'avait instruit dans les lettres et dans la cosmographie Pierre Vettori lui avait appris, assez pour qu'il pût les parler couramment, les langues grecque et latine ; enfin, Jean de Bologne, après lui avoir donné des leçons de dessin et de statuaire (grâce auxquelles il faisait de ses propres mains des vases de verre d'un goût assez riche), était devenu son architecte favori, et avait dessiné pour lui le palais et les jardins de Pratolino. La statue de l'Apennin, qu'on y peut voir encore aujourd'hui, est un échantillon de la décadence du goût de l'époque : quand les colosses arrivent, l'art s'en va. Le colosse de Rhodes, le colosse de Néron et le colosse de Pratolino appartiennent aux trois époques de décadence de l'art grec, de l'art romain et de l'art toscan.
François fit poursuivre avec activité la galerie des Offices, commencée par son père, et il y ajouta, sur les dessins de Buontalenti, son architecte, cette belle salle de la Tribune, que la Vénus de Médicis, la Vénus du Titien et le portrait de la Fornarine ont changée en un sanctuaire. Si François fût mort seul, peut-être, en se rappelant quelques-unes des bonnes qualités de sa jeunesse, eût-il été regretté des Florentins ; mais il mourut en même temps que Blanche, et, grâce à cette circonstance, sa mort devint pour eux presque une fête.
Quant à don Antoine, nous savons qu'il ne fut pas même question de lui comme héritier à la couronne : le pauvre enfant, qui n'avait point demandé à être ce qu'on l'avait fait, souffrit la peine de l'ambition de sa mère. Son apanage lui fut conservé, il est vrai, mais à la condition qu'il renoncerait à toute prétention au trône et entrerait dans l'ordre de Malte : il mourut à l'âge de vingt-cinq ans des suites de ses débauches.
Nous avons oublié de dire que le grand-duc François Ier était le père de la fameuse Marie de Médicis, qui fut la femme de Henri IV, la mère de Louis XIII, et par conséquent l'aïeule maternelle de la famille d'Orléans.
Le règne de Ferdinand fut tranquille ; il va sans dire que les Florentins se façonnaient de plus en plus à l'obéissance, et que les derniers restes de l'opposition républicaine, frappés par Côme, agonisants sous François, expirèrent enfin sous Ferdinand ; ses seules expéditions guerrières furent donc la prise du château d'If, l'incendie dans le port d'Alger de quelques vaisseaux corsaires, et le siège de Chypre. Il eut donc, pendant son long règne de vingt et un ans, tout le temps de s'occuper d'agriculture, de commerce et d'art.
En agriculture, ce fut lui qui entreprit le premier de dessécher les Maremmes : au sortir d'une disette et d'une épidémie, il attaqua de force cet éternel ennemi de la Toscane, qui, couché sur son rivage, lui souffle chaque été ses mortelles exhalaisons. Les trésors amassés par les exactions du grand-duc François furent mis au jour pour cette grande œuvre, à laquelle tous les citoyens furent appelés à concourir ; des lois agraires furent publiées, et ces nouveaux champs de Lerne furent donnés à ceux-là qui les tireraient de l'eau. En même temps qu'il essayait de dessécher les Maremmes, Ferdinand assainissait les territoires de Fucecchio et de Pistoia, détournait l'embouchure de l'Arno, et faisait élever ces grands aqueducs qui, avec leurs eaux fraîches et vives, encore en honneur aujourd'hui par toute l'Italie, apportaient la salubrité à Pise.
En commerce, il s'occupa spécialement de Livourne ; cette ville, dont les Médicis avaient de tout temps compris l'importance, avait été successivement protégée et agrandie par Clément VII, par le duc Alexandre, et par le grand-duc Côme, qui en fondant son port, mal heureusement trop peu profond pour de grands bâtiments, y avait rêvé des travaux dignes des anciens Romains, lorsque la mort vint le surprendre comme il en posait les premières pierres. La courte vue, la nonchalance et l'avarice de François avaient fait que, pendant tout le cours de son règne, ce port était resté dans l'état où l'avait laissé Côme. Ferdinand reprit l'œuvre de son père, il résolut de faire de Livourne une place non seulement forte pour la guerre, mais encore sûre pour le commerce, une station pour les vaisseaux, un magasin dont Pise fût l'entrepôt ; tous ces travaux furent suivis avec une persistance admirable, et Livourne commença d'être, sous Ferdinand, cette cité commerçante qui est aujourd'hui une des reines de la Méditerranée.
En art, Ferdinand fut le digne successeur de son père : savant et homme de lettres lui-même, il protégea les sciences et les lettres, non seulement de son argent, mais encore de sa familiarité ; moyen le plus puissant pour un prince de les faire éclore. A Rome, n'étant encore que cardinal, il avait déjà fondé son imprimerie des langues orientales, et envoyé Baptiste Vecchietti en égypte, en éthiopie et en Perse pour recueillir les beaux et précieux manuscrits orientaux qui forment encore aujourd'hui, à la bibliothèque des Médicis, une des plus riches collections qui existent au monde. Ostilio Ricci, qui fut le premier maître de mathématiques du célèbre Galilée, obtint pour le grand homme la chaire de Pise, qu'il illustra de 1 589 à 1 592, époque à laquelle l'envie de ses confrères et ses dissentiments avec Jean de Médicis le forcèrent de s'exiler à Padoue, où il fut recommandé à la République par le grand-duc, qui, reconnaissant la sublimité de son génie, le rappela en Toscane en 1 608. Les premiers musées de botanique et d'histoire naturelle datent de cette époque ; et celui de Pise, ouvert sous les auspices du grand-duc et enrichi par lui de tout ce qu'il put trouver à acheter qui se rapportait aux différentes parties de cette science, fut le modèle que durent suivre les autres institutions du même genre.
Ce fut aussi à Ferdinand que la musique, et la musique dramatique surtout dut son progrès passionné, comme tous les Médicis, pour les représentations théâtrales que Laurent le Magnifique avait introduites en Toscane sous la forme de mystères, et qui du temps de Côme, grâce à Machiavel, s'élevèrent au rang de comédie et de drame, il s'était fait bâtir, grâce au génie imaginatif de Jean de Bologne et de Buontalenti, un théâtre où toutes les ressources de la décoration et tous les secrets de la mécanique étaient employés : ce fut alors que revint au grand-duc le souvenir de ces tragédies antiques qui se chantaient avec un chœur représentant le peuple, et une mélodie continue qui accompagnait ou le dialogue ou le monologue.
Il voulut que l'on fit ainsi pour son théâtre : de là, la naissance de l'opéra, avec son récitatif, ses airs, ses duos et ses chœurs. Le premier essai d'un ouvrage de ce genre fut fait en 1 594 ; c'était la Daphné, opéra pastoral d'Ottavio Rinuccini ; et le second, qui était l'Eurydice, du même auteur, eut lieu en 1 600, à l'occasion des noces de la reine Marie de Médicis : ce dernier excita un tel enthousiasme et une telle curiosité, qu'il fut imprimé avec les notes musicales, et avec une préface de Jacques Péri qui contenait l'histoire du récitatif, l'histoire du poème, et jusqu'à l'histoire des acteurs qui l'avaient joué.
Cette représentation fit tant de bruit, que tous les souverains voulurent avoir des musiciens à l'instar de la Toscane ; et comme Ferdinand en payait près de trois cents pour sa musique particulière, il en envoya, sur les demandes d'Henri IV et de Philippe III, à la cour de France et à la cour d'Espagne.
Enfin, comme cet athlète qui soutenait à lui seul le plafond près de tomber, Ferdinand fit tout ce qu'il put pour arrêter l'art de la peinture et de la sculpture dans sa décadence : sous ses auspices, Jean le Bologne et Buontalenti ouvrirent des écoles ; sur les dessins de Jean de Médicis, on refit à neuf la chapelle déjà restaurée près de trois cents ans auparavant par éverard ; les pierres les plus précieuses, les plus beaux marbres furent achetés en Orient, et apportés à grands frais à Florence : puis, de ses aïeux descendant à son père et passant de la vénération à l'amour, il fit faire par Jean de Bologne la statue de bronze de Côme Ier, qui excita un si grand enthousiasme, au moment où elle fut livrée aux regards du public sur la place du Vieux-Palais, que Henri IV, jaloux, voulut en avoir une pareille du même artiste sur le Pont-Neuf, qui venait alors d'être achevé.
Ce fut Ferdinand qui changea la destination de la galerie des Offices, et qui y fonda un musée en y faisant transporter tout ce qu'il avait recueilli de statues, de médailles et de tableaux pendant son cardinalat à Rome.
Comme son père et comme son frère , Ferdinand ne vécut pas l'âge entier de l'homme : mais son père était mort redouté, son frère était mort méprisé et haï ; il mourut, lui, regretté de tous, car sa magnificence, sa bonté et sa justice lui avaient fait de ceux qui l'entouraient des amis respectueux, et de ses sujets des enfants fidèles. Aussi n'eut-il pas une seule fois à craindre, pendant son long règne de vingt et un ans, ni pour sa vie ni pour sa puissance.
Côme II, l'aîné des neuf enfants qu'il avait eus de Christine de Lorraine, lui succéda.
Côme II hérita de son père les trois vertus qui, réunies dans un souverain, font le bonheur de son peuple : la générosité, la justice et la clémence.
Il est vrai que tout cela était chez lui simple et sans élévation, et plutôt le résultat d'un bon naturel que d'une grande idée ; une admiration suprême pour son père le portait à l'imiter en tout : il fit ce qu'il put, mais en imitateur, et, par conséquent, en homme qui, marchant derrière, ne peut aller ni aussi loin ni monter aussi haut que celui qu'il suit.
Le règne de Côme II, comme celui de son père, fut donc une époque de bonheur et de tranquillité pour le peuple, quoiqu'il fût facile de voir que le nouvel arbre des Médicis avait cédé la plus riche partie de sa sève pour produire Côme Ier, et allait toujours en s'affaiblissant. Tout fut, pendant l'espace de huit ans que Côme II demeura sur le trône, une pâle copie de ce que pendant vingt et un ans avait été le règne de son père. Il travailla à Livourne comme son père y avait travaillé ; il encouragea les sciences et les arts comme son père les avait encouragés ; il continua d'assainir les Maremmes comme son père les avait assainies ; il envoya à Henri IV et à Philippe III les statues que ces deux souverains avaient commandées à Jean de Bologne. Il envoya enfin au roi de Perse Constantin dei Servi, qui était à la fois peintre, ingénieur et architecte. Au reste, comme son père Ferdinand et comme son grand-père Côme Ier, Côme II fit tout ce qu'il put pour soutenir l'art : dessinant lui-même d'une manière distinguée, il affectionnait surtout chez les autres l'art dont il s'était occupé ; ce qui ne le rendait injuste cependant ni pour la sculpture, ni pour l'architecture, qu'il honorait, au contraire, d'une façon toute visible, puisque chaque fois qu'il passait devant la loge d'Orcagna, ou devant le Centaure et l'Hercule de Jean de Bologne (groupe qui était à cette époque placé sur le coin des Carnesecchi), il faisait aller sa voiture au pas pour les mieux voir, disant qu'il ne pouvait pas rassasier ses yeux de ces deux chefs-d'œuvre. Aussi Pierre Tacca, élève de Jean de Bologne (qui avait fini les statues d'Henri IV et de Philippe III, que son maître n'avait pas eu le temps d'achever), était-il en grand honneur à sa cour, ainsi que l'architecte Jules Parigi : mais cependant, comme nous l'avons dit, sa plus grande sympathie était pour les peintres ; et il faisait sa société la plus intime et la plus habituelle de Cigoli, de Dominique Passignani, de Christophe Allori et de Mathieu Rosselli, dont les meilleurs tableaux furent placés par lui dans la galerie des Offices. Il encouragea fort aussi Jacques Callot, à qui il fit faire une partie de ses gravures ; Gaspar Mola, qui excellait à frapper les monnaies, et Jacques Antelli, célèbre pour ses merveilleuses incrustations en pierres dures.
La devise de Côme II était une couronne de laurier avec cette exergue : NON JUVAT EX FACILI.
Et cependant, malgré les encouragements qu'il donna aux arts et aux sciences, comme on le voit, tout ce qui fut fait sous son règne, en peinture et en sculpture, fut fait par des peintres et des statuaires de second ordre ; et en science, la seule découverte un peu importante qui signala son époque, fut la découverte par Galilée des satellites de Jupiter, auxquels ce grand homme, en reconnaissance de son rappel en Toscane, donna le nom d'étoiles des Médicis : c'est que la terre qui avait produit tant de grands hommes de toutes sortes commençait à s'épuiser ! Quoique souffrant déjà de la maladie dont il mourut, le grand-duc Côme II n'en voulut pas moins poser la première pierre de l'aile qu'il faisait ajouter au palais Pitti. On apporta cette pierre dans sa chambre, elle y fut bénite en sa présence ; puis le malade, avec une truelle d'argent, la couvrit de chaux, et elle fut déposée au plus profond des fondations creusées, avec une cassette contenant des médailles et des pièces d'or et d'argent frappées à l'effigie du mourant, et trois inscriptions latines, les deux premières composées par André Salvadori, et la troisième par Pierre Vittori, le jeune. A peine le mur qui les recouvrait était-il sorti de terre, que Côme II mourut, à l'âge de trente-deux ans, plus généralement et plus profondément regretté peut-être qu'aucun prince ne l'a jamais été.

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