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1ère partie - 5
Branche aînée

Un matin, le duc fit dire à Lorenzo de le venir voir plus tôt que de coutume. Lorenzo accourut, et trouva le duc encore couché. La veille, il avait vu une très jolie femme, celle de Léonard Ginori, et il la voulait avoir : c'était pour cela qu'il faisait appeler Lorenzo ; et il avait d'autant plus compté sur lui que celle dont il avait envie était sa tante. Lorenzo écouta la proposition avec la même tranquillité que s'il se fût agi d'une étrangère, et répondit à Alexandre, comme il avait coutume de lui répondre, qu'avec de l'argent toutes choses étaient faciles. Alexandre répliqua qu'il savait bien où était son trésor, et qu'il n'avait qu'à prendre ce dont il avait besoin. Puis Alexandre passa dans une autre chambre, et Lorenzo sortit ; mais, en sortant, il mit sous son manteau, sans être vu du duc, cette merveilleuse jaque de mailles qui faisait la sûreté d'Alexandre, et la jeta dans le puits de Seggio Capovano.
Le lendemain, le duc demanda à Lorenzo où il en était de sa mission ; mais Lorenzo lui répondit qu'ayant affaire cette fois à une femme honnête, la chose pourrait bien traîner en quelque longueur ; puis il ajouta en riant qu'il n'avait qu'à prendre patience avec ses religieuses. En effet, le duc Alexandre avait un couvent dont il avait séduit d'abord l'abbesse, et ensuite les religieuses et dont il s'était fait un sérail. Alexandre se plaignit aussi ce jour-là d'avoir perdu sa cuirasse ; non pas, dit-il, qu'il crût en avoir besoin, mais parce qu'elle s'était si bien assouplie à ses mouvements, qu'il en était arrivé (tant il en avait l'habitude) à ne la plus sentir. Lorenzo lui donna le conseil d'en commander une autre ; mais le duc lui répondit que l'ouvrier qui l'avait faite n'était plus à Florence, et qu'aucun autre n'était assez habile pour le remplacer.
Quelques semaines se passèrent ainsi, le duc demandant toujours à Lorenzo où il en était près de la signora Ginori, et Lorenzo le payant toujours de belles paroles ; si bien qu'il était arrivé à l'amener, par le retard même, à un désir immodéré de posséder celle qui résistait ainsi.
Enfin un matin, c'était le 6 janvier 1536 (vieux style), Lorenzo fit dire au sbire de venir déjeuner avec lui, ainsi que dans ses jours de bonne humeur il avait déjà fait plusieurs fois ; puis, lorsqu'ils furent attablés, et qu'ils eurent amicalement vidé deux ou trois bouteilles :
– Or çà, dit Lorenzo, revenons à cet ennemi dont je t'ai parlé ; car, maintenant que je le connais, je suis certain que tu ne me manqueras pas plus dans le danger que je ne te manquerais moi-même. Tu m'as offert de le frapper ; eh bien, le moment est venu, et je le conduirai ce soir en un endroit où nous pourprons faire la chose à coup sûr : es-tu toujours dans la même disposition ? Le sbire renouvela ses promesses, en les accompagnant de ces serments impies dont se servent en pareille occasion ces sortes de gens.
Le soir, en soupant avec le duc et plusieurs autres personnes, Lorenzo, ayant comme d'habitude pris sa place près d'Alexandre, se pencha à son oreille, et lui dit qu'il avait enfin, à force de belles promesses, disposé sa tante à le recevoir, mais à la condition expresse qu'il viendrait seul, et dans la chambre de Lorenzo ; voulant bien avoir cette faiblesse pour lui, mais voulant néanmoins garder toutes les apparences de la vertu.
Lorenzo ajouta qu'il était important que personne ne le vît entrer ni sortir, cette condescendance de la part de sa tante étant à la condition du plus grand secret. Alexandre était si joyeux, qu'il promit tout. Alors Lorenzo se leva pour aller, disait-il, tout préparer, puis sur la porte il se retourna une dernière fois, et Alexandre lui fit signe de la main qu'il pouvait compter sur lui.
Aussitôt après le souper, le duc se leva et passa dans sa chambre ; là, il mit bas l'habit qu'il portait et s'enveloppa d'une longue robe de satin fourrée de zibeline. Alors, demandant ses gants à son valet de chambre :
– Mettrai-je, dit-il, mes gants de guerre ou mes gants d'amour ? Car il avait en effet sur la même table des gants de mailles et des gants parfumés ; et comme, avant de lui présenter les uns ou les autres, le valet attendait sa réponse :
– Donnez-moi, lui dit-il, mes gants d'amour.
Et le valet lui présenta ses gants parfumés.
Alors il sortit du palais Médicis avec quatre personnes seulement : le capitaine Giustiniano de Cesena ; un de ses confidents, qui portait comme lui le nom d'Alexandre, et deux autres de ses gardes, dont l'un se nommait Giomo et l'autre le Hongrois ; et lorsqu'il fut sur la place Saint-Marc, où il était allé pour détourner tout soupçon du véritable but de sa sortie, il congédia Giustiniano, Alexandre et Giomo, disant qu'il voulait être seul ; et ne gardant avec lui que le Hongrois, il prit le chemin de la maison de Lorenzo, et arrivé au palais Sostegni, qui était presque en face de celui de Lorenzo, il ordonna à ce dernier de demeurer là et de l'y attendre jusqu'au jour ; et quelque chose qu'il vît ou entendît, quelles que fussent les personnes qui entrassent ou sortissent, de ne parler ni bouger, sous peine de sa colère. Au jour, si le duc n'était point sorti, le Hongrois pouvait retourner au palais ; mais le Hongrois, qui était familier avec ces sortes d'aventures, se garda bien d'attendre le jour : dès qu'il vit le duc entré dans la maison de Lorenzo, qu'il savait être son ami, il s'en revint au palais, se jeta, selon son habitude, sur un matelas qu'on lui étendait chaque soir dans la chambre du duc et s'y endormit.
Pendant ce temps, le duc était monté dans la chambre de Lorenzo, où brûlait un bon feu, et où l'attendait le maître de la maison : alors il détacha son épée et alla s'asseoir sur le lit.
Aussitôt Lorenzo prit l'épée, et roulant autour d'elle le ceinturon, qu'il passa deux fois dans la garde, afin que le duc ne la pût pas tirer du fourreau, il la posa au chevet du lit, et, disant au duc de prendre patience, et qu'il allait lui amener celle qu'il attendait, il sortit, tira la porte après lui, et, comme la porte était de celles qui se ferment avec un ressort, le duc sans s'en douter se trouva prisonnier.
Lorenzo avait donné rendez-vous à Scoronconcolo à l'angle de la rue, et Scoronconcolo, fidèle à la consigne, était à son poste. Alors Lorenzo tout joyeux alla à lui, et, lui frappant sur l'épaule :
– Frère, lui dit-il, l'heure est venue : je tiens enfermé dans ma chambre cet ennemi dont je t'ai parlé ; es-tu toujours dans l'intention de m'en défaire ?
– Marchons, fut la seule réponse du sbire.
Et tous deux rentrèrent dans la maison.
Arrivé à moitié de l'escalier, Lorenzo s'arrêta.
– Ne fais pas attention, dit-il en se retournant vers Scoronconcolo, si cet homme est l'ami du duc, et ne m'abandonne pas, quel qu'il soit.
– Soyez tranquille, dit le sbire.
Sur le palier, Lorenzo s'arrêta de nouveau.
– Quel qu'il soit, entends-tu bien ? ajouta-t-il en s'adressant une dernière fois à son acolyte.
– Quel qu'il soit, répondit avec impatience Scoronconcolo, fût-ce le duc lui-même.
– Bien, bien, murmura Lorenzo en tirant son épée et en la mettant nue sous son manteau.
Et il ouvrit doucement la porte, et entra suivi du sbire. Alexandre était couché sur le lit, le visage tourné contre le mur, et probablement à moitié assoupi, car il ne se retourna pas au bruit ; si bien que Lorenzo s'avança tout proche de lui, et tout en lui disant : « Seigneur, dormez-vous ? » lui donna un si terrible coup d'épée, que la pointe, qui lui entra d'un côté au-dessus de l'épaule, lui sortit de l'autre au-dessous du sein, lui traversant le diaphragme, et par conséquent lui faisant une blessure mortelle.
Mais, quoique frappé mortellement, le duc Alexandre, qui était puissamment fort, s'élança d'un seul bond au milieu de la chambre, et allait gagner la porte restée ouverte, lorsque Scoronconcolo, d'un coup du taillant de son épée, lui ouvrit la tempe et lui abattit presque entièrement la joue gauche. Le duc s'arrêta chancelant, et Lorenzo, profitant de ce moment, le saisit à bras-le-corps, le repoussa sur le lit, et le renversa en arrière en pesant sur lui de tout le poids de son corps. Alors Alexandre, qui, comme une bête fauve prise au piège, n'avait encore rien dit, poussa un cri en appelant à l'aide. Aussitôt Lorenzo lui mit si violemment la main gauche sur la bouche, que le pouce et une partie de l'index y entrèrent.
Or, par un mouvement instinctif, Alexandre serra les dents avec tant de force, que les os qu'il broyait craquèrent, et que ce fut Lorenzo à son tour qui, vaincu par la doubleur, se renversa en arrière en jetant un cri terrible. Quoique perdant son sang par deux blessures, quoique le vomissant par la bouche, Alexandre se rua sur son adversaire, et le pliant sous lui comme un roseau, il essaya de l'étouffer avec ses deux mains. Alors il y eut un instant terrible : car le sbire voulait en vain venir au secours de son maître, les deux lutteurs se tenant tellement enlacés, qu'il ne pouvait frapper l'un sans risquer de frapper l'autre. Il donna bien quelques coups de pointe à travers les jambes de Lorenzo ; mais il n'avait rien fait autre chose que percer la robe et la fourrure du duc, sans autrement atteindre son corps, quand tout à coup il se souvint qu'il avait sur lui un couteau.
Il jeta sa grande épée, qui lui devenait inutile, et, saisissant à son tour le duc dans ses bras, il se mêla à ce groupe informe, qui luttait dans la demi-obscurité des feux de la cheminée, cherchant un endroit où frapper ; enfin il trouva la gorge d'Alexandre, y enfonça de toute sa longueur la lame de son couteau, et, comme il vit que le duc ne tombait point encore, il la tourna et retourna tellement, qu'à force de chicoter, dit l'historien Varchi, il lui coupa l'artère, et lui sépara presque la tête des épaules. Le duc tomba en poussant un dernier râlement.
Scoronconcolo et Lorenzo, qui étaient tombés avec lui, se retirèrent et firent chacun un pas en arrière ; puis, s'étant regardés l'un l'autre , effrayés eux-mêmes du sang qui couvrait leurs habits et de la pâleur qui couvrait leurs visages :
– Je crois qu'il est enfin mort, dit le sbire.
Et, comme Lorenzo secouait la tête en signe de doute, il alla ramasser son épée, et revint en piquer lentement le duc, qui ne fit aucun mouvement : ce n'était plus qu'un cadavre. Alors tous deux le prirent, l'un par les pieds, l'autre par les épaules, et, tout souillé de sang, ils le mirent sur le lit, et jetèrent sur lui la couverture ; puis, comme il était tout haletant de la lutte et prêt à se trouver mal de douleur, Lorenzo s'en alla ouvrir une fenêtre qui donnait sur Via Larga, afin de respirer et de se remettre, et pour voir aussi en même temps si le bruit qu'ils avaient fait n'avait attiré personne. Ce bruit avait bien été entendu par quelques voisins, et surtout par madame Marie Salviati, veuve de Jean des Bandes-Noires et mère de Côme, laquelle s'était étonnée de ce long et obstiné trépignement mais comme, dans la prévision de ce qui venait d'arriver, vingt fois Lorenzo, pour y accoutumer les voisins, avait fait un bruit pareil, en l'accompagnant de cris et de malédictions, chacun crut reconnaître dans cette rumeur le train habituel que menait celui que les uns regardaient comme un insensé, et les autres comme un lâche : de sorte que personne, à tout prendre, n'y avait fait attention, et que dans la rue et dans les maisons attenantes tout paraissait tranquille.
Alors Lorenzo et Scoronconcolo un peu remis sortirent de la chambre, qu'ils fermèrent non seulement au ressort, mais encore à la clef ; et Lorenzo, étant descendu chez son intendant, Francesco Zeffi, prit tout l'argent comptant qu'il y avait pour le moment à la maison, ordonna à un de ses domestiques, nommé Freccia, de le suivre, et, sans autre suite que le sbire et lui, il s'en alla, grâce à une licence qu'il avait demandée d'avance dans la journée à l'évêque de Marzi, prendre des chevaux à la poste ; et sans s'arrêter, et tout d'une haleine, il courut jusqu'à Bologne, où seulement il s'arrêta pour panser sa main, dont deux doigts étaient presque détachés, et qui cependant reprirent, mais en laissant une cicatrice éternelle ; puis, remontant à cheval, il gagna Venise, où il arriva dans la nuit du lundi. Aussitôt arrivé, il fit appeler Philippe Strozzi, qui, exilé depuis quatre ou cinq ans, était à cette heure à Venise ; puis, lui montrant la clef de sa chambre :
– Tenez, lui dit-il, vous voyez cette clef ? Eh bien, elle ferma la porte d'une chambre où est le cadavre du duc Alexandre, assassiné par moi.
Philippe Strozzi ne voulait pas croire une pareille nouvelle ; mais Lorenzo tira de sa valise ses vêtements tout ensanglantés, et, lui montrant sa main mutilée :
– Tenez, dit-il, voici la preuve.
Alors Philippe Strozzi se jeta à son cou en l'appelant le Brutus de Florence, et en lui demandant la main de ses deux sœurs pour ses deux fils.
Ainsi fut assassiné Alexandre de Médicis, premier duc de Florence et dernier descendant de Côme, le Père de la patrie ; car Clément VII était mort en 1 534 et le cardinal Hippolyte en 1 535. Et à l'occasion de cet assassinat, on remarqua une chose étrange, qui était la sextuple combinaison du nombre 6 : Alexandre ayant été assassiné en l'année 1536, à l'âge de vingt-six ans, le 6 du mois de janvier, à six heures de nuit, de six blessures, après avoir régné six ans.
Cependant la journée du dimanche matin était arrivée ; et vers midi Giomo et le Hongrois, voyant que le duc ne reparaissait pas, commencèrent à prendre une sérieuse inquiétude : et, courant chez le cardinal Cibo, ils lui dirent quel soupçon les amenait devant lui, et lui racontèrent tout ce qu'ils savaient. Aussitôt le cardinal envoya chez l'évêque, pour lui faire demander, sans lui dire encore dans quel but il faisait cette question, si personne n'était sorti de la ville pendant la nuit ; et l'évêque ayant répondu que Lorenzo de Médicis, avec deux de ses familiers, était venu demander des chevaux de poste, et avait pris la route de Bologne, le cardinal ne douta plus du meurtre. Mais se trouvant isolé et presque sans soldats, dans une ville où le duc était généralement détesté, il craignit quelque émeute ; et, quoique le peuple fût désarmé, il connaissait tellement l'esprit public, qu'il pensa que, si de fermes précautions n'étaient pas prises, ce peuple pourrait bien, rien qu'à coups de pierre, chasser tous ceux qui avaient pris part à la tyrannie d'Alexandre. En conséquence, sans même faire ouvrir la chambre, sans même s'assurer que le duc était bien mort, le cardinal écrivit à Pise, à Lorenzo son frère de venir le trouver avec le plus d'hommes d'armes qu'il pourrait réunir ; à Alexandre Vitelli, qu'il quittât Città di Castello, et qu'il accourût à Florence avec sa garnison ; au capitaine qui commandait les bandes du Mugello, qu'il en fît autant avec ses hommes ; et enfin à Jacques de Médicis, gouverneur d'Arezzo, qu'il fît bonne garde. Pendant ce temps, et pour tenir les esprits occupés et loin de la vérité, on fit jeter du sable devant le palais ; et lorsque, selon l'usage, les courtisans vinrent pour se présenter au lever du duc, on leur répondit que celui-ci ayant passé joyeusement toute la nuit à jouer, il dormait encore et avait recommandé qu'on ne le réveillât point, devant la nuit suivante faire une mascarade. La journée passa ainsi sans qu'on se doutât de rien ; puis, le soir venu, on fit enfin ouvrir la chambre de Lorenzino, et, comme on s'y attendait, le duc fut trouvé mort et dans la même position où les assassins l'avaient laissé, personne n'étant entré dans la chambre. Aussitôt, à la faveur de l'obscurité, on le transporta, roulé dans un tapis, à Saint-Jean, et de là dans la vieille sacristie de Saint-Laurent, où on le laissa.
Au reste, pendant la nuit les troupes demandées entrèrent à Florence par différentes portes, de sorte que le lundi au matin le cardinal se trouva en mesure de faire à peu près face à tous les événements.
Il était temps : avec la rapidité ordinaire aux nouvelles terribles, l'annonce de la mort du duc s'était répandue par la ville ; mais, tout en y causant une joie que personne ne se donnait la peine de cacher, elle n'y occasionnait aucun mouvement offensif. Il est vrai que cela tenait à une chose : c'est que déjà pareille nouvelle s'était deux fois répandue, produisant semblable joie, et qu'elle avait été démentie ; si bien que tous craignaient de se laisser prendre à un piège, où d'autres avaient déjà laissé, les uns la liberté et les autres la vie. Mais, lorsque le jour commença à baisser et que les citoyens virent que la bienheureuse nouvelle ne se démentait pas, ils s'enhardirent à quitter le pas de leurs portes et à sortir sur les places ; et là, se réunissant en groupes plus ou moins animés, chacun se mit à discuter sur la forme de gouvernement qu'on devait substituer à celui qui était tombé avec le duc, et sur celui qui était le plus digne d'être nommé gonfalonier, soit à temps, soit à vie ; puis venaient les noms de ceux qui devaient être récompensés ou punis, selon qu'ils étaient restés fidèles à la République ou qu'ils avaient trahi la liberté. Et comme tous bavardaient ainsi, les frères dominicains de Saint-Marc vinrent se mêler au peuple, disant que les temps prédits par le bienheureux martyr Savonarola étaient arrivés, et que maintenant on pouvait reconnaître si les prophéties étaient vraies ou fausses ; et que Florence allait enfin recouvrer sa vieille et sainte liberté, et tous ces biens, toutes ces félicités et toutes ces grâces qui avaient été prédits par la bouche du martyr à la ville bien-aimée de Dieu : et il y en avait beaucoup qui avaient réellement foi en ces paroles, et beaucoup qui n'y croyaient pas, mais qui feignaient d'y croire.
Tout cela se disait et se faisait tandis que les Quarante-huit, appelés par les massiers, se réunissaient au palais Médicis, appelé aujourd'hui palais Riccardi, chez le cardinal Cibo, pour aviser à ce qu'on allait faire ; mais ceux là aussi, qui avaient vu l'agitation du peuple, et qui partageaient ses espérances, ses craintes et ses passions, si ce n'eût été la peur des émigrés qui étaient hors de la ville, et la peur du peuple qui était dedans, ne se seraient peut-être jamais accordés en rien, tant les vœux de chacun étaient différents. Enfin l'un d'eux, Dominique Canigiani, demanda la parole , obtint le silence, et proposa, au lieu du duc Alexandre, d' élire son fils naturel Jules. Mais à cette motion chacun se mit à rire ; car celui que l'on proposait n'avait que cinq ans, et c'était trop ostensiblement remettre, non pas la tutelle, mais la toute puissance aux mains du cardinal : aussi chacun se mit-il à rire en secouant la tête, si bien que le cardinal, voyant le mauvais effet qu'avait produit cette ouverture, fut le premier à la retirer. Alors un autre se leva, qui proposa le jeune Côme de Médicis, le même dont nous avons constaté la naissance en l'année 1 519, et qui pour lors se trouvait avoir dix-sept ans ; et à cette proposition chacun cessa de rire , et regarda son voisin en faisant de la tête un signe approbatif, qui voulait dire que c'était peut-être ce qu'il y avait de mieux à faire, d'autant plus qu'à la sympathie se réunissait le droit, puisque, après Lorenzo, qui avait pris la fuite, c'était Côme qui était le plus proche parent du duc Alexandre, et par conséquent l'héritier du principat. Mais alors Palla Ruccellai, qui avait vu avec quelle faveur le nom de Côme avait été accueilli, et qui avait à proposer celui de Philippe Strozzi, dont il était le partisan, n'osa point exposer son patron à la lutte, mais s'opposa de toute sa force à ce qu'on allât plus avant dans la délibération, tant qu'un si grand nombre d' illustres bannis étaient absents.
Cette espèce d'amendement fut repoussé à la fois par François Guicciardini et François Vettori ; néanmoins Palla Ruccellai tint bon, et fit si bien, que la séance se termina sans qu'on eût rien décidé, sinon qu'on remettait pour trois jours l'autorité entre les mains du cardinal.
Mais ce mezzo-termine, qui ne remédiait à rien, qui n'allait au-devant de rien, et qui laissait toute chose en suspens, ne satisfit personne, et le peuple donna hautement des marques de son mécontentement ; car chaque fois que passaient devant les boutiques quelques-uns de ceux qui avaient pris part à cette délibération, les ouvriers frappaient avec leurs instruments sur leurs tables, leurs établis ou leurs enclumes, disant à haute voix :
– Si vous ne savez pas, si vous ne voulez pas ou si vous ne pouvez pas faire la besogne publique, appelez-nous, nous autres, et nous la ferons.
Et d'un bout à l'autre de la ville on était dans cette agitation, depuis si longtemps inconnue à Florence, lorsque tout à coup on entendit de grands cris de joie, et que chacun se précipita vers la porte San-Gallo au-devant d'un beau jeune homme qui s'avançait à cheval, à la tête d'une nombreuse compagnie, avec une majesté si royale, qu'il semblait, dit Varchi, bien plutôt mériter l'empire que le désirer. Le jeune homme, c'était Côme de Médicis, qui, averti par ses amis à son palais de Trebbio, où il était, venait jeter dans la balance, où l'on pesait à cette heure les affaires publiques, le poids de sa présence et de sa popularité.
C'est qu'en effet Côme était merveilleusement aimé, aimé pour lui, aimé pour son aïeul ; car son aïeul était Laurent, fils d'Avérard et frère de Côme Père de la patrie, et son père était le fameux capitaine Jean de Médicis. Voici en deux mots ce qu'était cet illustre condottiere : C'était le fils d'un autre Jean de Médicis et de Catherine, fille de Galéas, duc de Milan : son père mourut jeune ; et sa mère, restée veuve dans ses belles années, changea son nom de baptême, qui était Louis, en celui de Jean, afin de faire, autant qu'il était en elle, revivre dans son fils son époux mort. Bientôt elle eut de telles craintes pour ce fils si cher, et il y avait de si grands intérêts à ce que la branche dont il était le seul rejeton ne s'éteignit pas, que, pour le sauver du danger qui le menaçait, elle le revêtit d'habits de fille et le cacha dans le monastère d'Annalena. Ainsi avait fait Thétis pour son fils Achille : mais ni la déesse ni la femme ne purent tromper le destin ; les deux enfants étaient destinés à devenir des héros et à mourir jeunes.
Lorsque l'enfant eut douze ans, il fut impossible de le laisser plus longtemps chez ses jeunes compagnes : chaque parole, chaque geste trahissait le mensonge de ses habits ; il rentra donc dans la maison maternelle, et fit bientôt ses premières armes en Lombardie, où il acquit de bonne heure le surnom d'invincible. Peu de temps après, il fut créé capitaine de la République, à propos des mouvements faits entre le duc d'Urbin et Malatesta Baglioni ; enfin il venait de retourner en Lombardie comme capitaine de la ligue pour le roi de France, lorsqu'en s'approchant de Borgoforte, il fut blessé au-dessus du genou par un coup de fauconneau à l'endroit même où il avait déjà reçu une autre blessure à Pavie. La plaie était si grave, qu'il fallut lui couper la cuisse : et, comme c'était la nuit, Jean ne voulut pas qu'aucun autre que lui tînt la torche pour éclairer les chirurgiens ; et il la tint jusqu'à la fin de l'amputation, sans qu'une seule fois pendant sa durée sa main tremblât assez fort pour faire vaciller la flamme. Mais, soit que la blessure fût mortelle, soit que l'opération eût été mal faite, le surlendemain Jean de Médicis expira à l'âge de vingt-neuf ans.
Cette mort fut une grande joie pour les Allemands et les Espagnols, dont il était la terreur.
Jusqu'à lui, dit Guicciardini, l'infanterie italienne était nulle et ignorée ; ce fut lui qui l'organisa et la rendit célèbre : aussi aimait-il tant cette troupe, qui était sa fille, qu'il lui abandonnait toujours sa part de butin, ne se réservant jamais que sa part de gloire ; et de leur côté ses soldats l'aimaient si tendrement, qu'ils ne l'appelaient que leur maître et leur père. Si bien qu'à sa mort ils prirent tous le deuil, et déclarèrent qu'ils ne quitteraient jamais cette couleur : serment qu'ils tinrent avec une telle fidélité, que Jean de Médicis fut, à partir de cette époque, appelé Jean des Bandes-Noires ; surnom sous lequel il est plus connu que sous le nom paternel.
Tels étaient les antécédents avec lesquels Côme se présentait à la succession d'Alexandre : aussi avait-il été reçu, comme nous l'avons dit, avec de grandes démonstrations de joie ; et le peuple, parmi lequel était mêlée une foule de vieux soldats qui avaient servi sous Jean des Bandes-Noires, l'accompagna-t-il jusqu'au palais de sa mère, joyeux et pleurant tout à la fois, criant : « Vive Côme ! » et « Vive Jean ! » Vive le père, et vive le fils ! Le lendemain du jour où Côme avait fait son entrée dans la ville, c'est-à-dire le mardi, le cardinal lui fit dire qu'il l'attendait au palais. Mais alors sa mère, dont il était le fils unique, et qui avait perdu son mari si jeune, voyant tant de peuple et entendant tant de cris, commença, quoiqu'elle fût d'un grand et noble cœur, à prier son fils de rester près d'elle ; mais Côme l'interrompit aussitôt en lui disant :
– Plus la fortune de ce malheureux pays est tombée bas, et plus les périls que je cours sont grands, plus franchement je dois me dévouer à lui et m'exposer à eux ; et je le fais d'autant plus volontiers, que je me rappelle en ce moment avoir eu pour père monseigneur Jean, à qui le danger, si grand qu'il fût, n'a jamais fait baisser les yeux, ni faire un pas en arrière, et pour mère la fille de Jacques Salviati et de madame Lucrèce de Médicis, qui m'a toujours dit que, tant que je craindrais et que j'honorerais Dieu, je n'avais pas autre chose à craindre.
A ces mots, il embrassa sa mère et sortit à pied ; et à peine eût-il mis le pied dans la rue, qu'il fut entouré par le peuple, soulevé dans les bras et porté en triomphe au palais.
Il y trouva le cardinal, qui, aussitôt qu'il l'eut aperçu, le tira à part et, le conduisant dans l'embrasure d'une fenêtre, l'accueillit avec force bonnes paroles et lui demanda si, dans le cas où il serait élu duc, il observerait quatre choses, qui étaient : 1° De rendre également la justice, aux riches comme aux pauvres ; 2° De ne jamais consentir à relever de l'autorité de Charles-Quint ; 3° De venger la mort du duc Alexandre ; 4° De bien traiter le seigneur Jules et la signora Julia, ses enfants. Côme répondit que les quatre choses étaient justes, et que par conséquent il s'engageait sur l'honneur à les observer. Alors le cardinal entra dans la salle du conseil en disant ces deux vers de Virgile, dont le premier devint plus tard la devise de Côme : ... Primo avulso, non deficit alter Aureus ; et simili frondescit virga metallo.
æN., lib. VI.
L'allusion était visible ; aussi une imposante majorité l'accueillit-elle par ses applaudissements, et, à l'instant même les conditions suivantes furent arrêtées :
1° Que le seigneur Côme, fils du seigneur Jean de Médicis, était élu, non pas comme duc, mais comme chef et gouverneur de la République ;
2° Que le seigneur Côme devait, quand il sortirait de la ville, laisser à sa place un lieutenant, et que ce lieutenant serait toujours Florentin et jamais étranger ;
3° Qu'il serait payé au seigneur Côme, à titre de traitement, comme chef et gouverneur de la République, la somme de douze mille florins d'or, sans que jamais cette somme pût s'élever plus haut.
En outre, huit citoyens furent élus pour former un conseil avec lequel Côme aurait à débattre les affaires de l'état. Ces huit citoyens furent : messire François Guicciardini, messire Mathieu Nicollini, messire Robert Accianoli, Mathieu Strozzi, François Vettori, Julien Capponi, Jacques Gianfigliazzi et RaphaĆ«l de Médicis.
Côme accepta ces conditions avec humilité, et le peuple accepta Côme avec enthousiasme.
Puis, le 28 février 1 537, arriva un privilège de l'empereur Charles-Quint, qui disait que le principal de la ville de Florence appartenait au seigneur Côme, en sa qualité de fils de Jean de Médicis, et à ses successeurs descendant légitimement de lui, attendu qu'il était l'héritier le plus proche du feu duc Alexandre.
Voilà comment cessa de régner la branche aînée des Médicis, et comment monta sur le trône la branche cadette.

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