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1ère partie - 1
Branche aînée

Tout ce qui fut grand dans le monde essaya de se grandir encore par des commencements fabuleux. Athènes se vantait d'avoir été fondée par Minerve ; Jules César prétendait descendre en droite ligne de Vénus.
Il en fut ainsi des Médicis. Un de leurs aïeux, disait-on, nommé Avérard de Médicis, se trouvait, vers la fin du VIIIè siècle, en Italie, à la suite de Charlemagne. Cette campagne du roi franc avait, comme on le sait, pour but de combattre les barbares qui, à cette époque, infestaient l'Italie. Avérard, défié par un géant longobard nommé Mugello, accepta le combat, fut vainqueur, et, selon la coutume du temps, hérita non seulement des armes, mais encore des biens du vaincu. De là les châteaux, les villes et les terres que les Médicis possédèrent, dès l'antiquité la plus reculée, dans cette partie du territoire florentin qui portait et qui porte encore aujourd'hui le nom du géant. De plus, un coup de sa massue ayant imprimé, sur le bouclier d'or d'Avérard, la marque de ses six nœuds de fer, Avérard en fit ses armes. La tradition ne dit pas comment ces trous concaves se changèrent en boules convexes.
Voilà pour la fable. Maintenant voici pour l'histoire. La race des Médicis, au plus loin qu'on la découvre, apparaît toujours grande et populaire. Pendant tous les troubles qui rougirent le lis blanc de la République, jamais elle ne changea ni son nom de famille ni ses armes, ce qui prouve qu'elle ne fut jamais gibeline.
Lorsque Totila s'empara de Florence, les Médicis quittèrent la ville et se réfugièrent dans le Mugello ; de là l'origine de leurs châteaux et de leurs maisons de campagne. Mais, lorsque Charlemagne eut rebâti Florence et lui eut rendu par sa protection une certaine importance, les fugitifs revinrent habiter la ville. D'abord, ils demeurèrent dans le Forum du roi, qui fut appelé depuis le Vieux-Marché, et qui était à cette époque le quartier de toute la noblesse.
Leurs premières maisons et leurs premières tours furent élevées sur la place de Suchiellinai, déjà appelée place des Médicis, et furent enfermées dans l'enceinte du Ghetto.
Quant à leurs armes, qui, ainsi que nous l'avons dit, demeurèrent toujours les mêmes, leurs ennemis prétendaient que c'étaient tout bonnement les pilules d'un de leurs aïeux, qui était médecin, et qui ayant joui d'une certaine célébrité, avait pris son nom et son blason de la profession qu'il exerçait.
Quoi qu'il en soit, il n'existe peut-être pas une seule famille, non seulement en Italie, mais encore dans aucun autre pays du monde, qui occupe une aussi large et aussi haute place dans l'histoire de son pays, que celle qu'occupent les Médicis dans l'histoire de Florence. En effet, la suprême magistrature des prieurs ayant été créée en 1282, et le gonfaloniérat dix années après, un Médicis Ardingo, de Buonaventa, était déjà prieur en 1291, et gonfalonier en 1 295 ; par la suite, la même famille compta parmi ses membres soixante et un prieurs et trente-cinq gonfaloniers.
Veut-on savoir où en était la famille des Médicis vers la fin du XIVe siècle ? écoutons ce que dit d'elle-même, dans un livre de souvenirs écrits de sa main, un de ses plus illustres fils, Fuligno di Conte, qui s'adresse à ses descendants.
Le manuscrit porte la date de l'année 1 370.
« Et je vous prie encore, dit-il, de conserver non seulement la riche fortune, mais encore la haute position que vous ont acquise nos ancêtres, lesquelles sont grandes, et avaient coutume d'être plus grandes encore, mais commencent à baisser par la pénurie de vaillants hommes où nous nous trouvons à cette heure ; nous dont c'était la coutume de ne pas les compter, tant nous en avions ; si bien que notre puissance était si haute, qu'on disait à tout homme qui était grand : « Tu es grand comme un Médicis » ; « si bien que notre justice était si connue, que, toutes les fois qu'on racontait un acte de violence, on criait : « Si un Médicis avait fait cela, que dirait-on ? » Et cependant, comme, toute déchue qu'elle est, notre famille est toujours la première pour la position, les clients et la richesse, plaise au Seigneur de la conserver ainsi ; car, au jour où j'écris ces paroles, Dieu en soit loué, nous sommes encore environ, de notre race, cinquante hommes de cœur. » Il est vrai que Fuligno di Conte de Médicis écrivait ces lignes à la grande époque de la République, c'est-à-dire entre Farinata des Uberti, qui en fut le Coriolan, et Pietro Capponi, qui en fut le Scipion.
A Fuligno di Conte, connu par ses Mémoires, succéda Sylvestre de Médicis, connu par ses actions. Il était né comme Dante venait de mourir ; il avait joué enfant au pied du campanile de Giotto, qui sortait majestueusement de terre ; il avait connu Pétrarque et Boccace, qui, à une année de distance l'un de l'autre, étaient allés rejoindre Dante ; il était contemporain de ce Colluccio Salutati, duquel Visconti disait qu'il redoutait plus une seule de ses lettres que mille cavaliers florentins ; il avait assisté à cette étrange conjuration de Ciompi qui avait tout changé dans la République, en élevant ce qui était bas, en abaissant ce qui était haut ; il avait vu tomber sans jugement les têtes de Pietro Albizzi, de Jacopo Sachetti, de Donato Barbadori, de Cipriano Mangione, de Giovanni Anselmi et de Filippo Strozzi, l'aïeul de cet autre Strozzi qui, deux siècles plus tard, devait mourir aussi pour la République ; il avait vu exiler Michel de Lando, qui lui avait arraché des mains le gonfalon ; il avait entendu raconter comment Jeanne de Naples, sa vieille ennemie, avait été étouffée, au château de Muro, entre un matelas et un lit de plumes ; il avait constamment habité Florence, ce centre de la politique italienne : et cependant il avait trouvé moyen de passer au milieu de tout cela sans perdre de sa popularité envers les arts, sans perdre de sa dignité parmi la noblesse. Les préceptes de Fuligno di Conte, sans doute écrits pour lui, furent donc suivis par lui ; et Jean de Médicis, en arrivant au gonfaloniérat, trouva qu'au milieu des troubles civils sa maison avait plutôt grandi qu'elle n'avait déchu.
Jean de Médicis était bien l'homme qu'il fallait pour continuer cette grandeur. Veut-on connaître non seulement ce qu'en pensait, mais encore ce qu'en écrivait Machiavel, qui, comme on le sait, n'était pas prodigue de louanges ? Qu'on ouvre, au livre IV, son Histoire florentine, et on y lira ce qui suit : « Jean de Médicis fut miséricordieux en toutes choses : non seulement il donnait l'aumône à qui la lui demandait, mais encore il allait au-devant des besoins de ceux qui ne la lui demandaient pas ; il aimait d'un amour égal tous ses concitoyens, louant les bons, plaignant les méchants.
Jamais il ne demanda aucun honneur et il les eut tous ; jamais il n'alla au palais sans y être appelé, mais pour toute chose importante on l'y appelait.
Il se souvenait des hommes dans leur malheur, et les aidait à porter leur prospérité.
Jamais, au milieu des rapines générales, il ne prit sa part du bien de l'état, et ne porta jamais la main sur le trésor public que pour l'augmenter.
Affable envers tous les magistrats, le ciel lui avait donné en sagesse ce qu'il lui avait refusé en éloquence ; quoique au premier abord il parût mélancolique, on s'apercevait aux premiers mots qu'il était d'un caractère facile et gai. » Il naquit l'an 1360, fut élu deux fois prieur, une fois gonfalonier, et une fois des Dix de la guerre. Ambassadeur près de Ladislas, roi de Hongrie, près du pape Alexandre V, et près de la république de Gênes, non seulement il mena toujours à bien les missions dont il était chargé, mais encore il acquit dans le maniement de ces hautes affaires une telle prudence, qu'à chaque fois sa puissance s'en augmenta près des grands, et sa popularité près des citoyens. Ce fut surtout dans la guerre contre Philippe Visconti que sa sagesse éclata doublement : car il s'était d'abord opposé à cette guerre, en prédisant l'issue fatale qu'elle devait avoir ; et quand les événements eurent justifié sa prédiction, et qu'aux impôts déjà existants il fallut ajouter un nouvel impôt, contre son intérêt et contre celui des grands, il l'établit de manière qu'il frappait non seulement sur les biens territoriaux, mais encore sur les meubles : si bien que celui qui possédait cent florins devait déposer un demi-florin dans le trésor de la patrie. Ce fut le premier exemple d'un impôt reporté sur tous avec une égale proportion. Arrivé à ce point de sa vie, sa popularité était si grande, qu'il eût, certes, pu, aux applaudissement de tous, s'emparer de l'autorité publique ; et beaucoup le lui conseillaient. Mais il répondit sans cesse à ces mauvais conseillers qu'il ne voulait pas d'autre autorité dans la République que celle que la loi accordait aux autres citoyens comme à lui.
Jean de Médicis était en tout béni du Seigneur : il trouva dans Piccarda Bucri une femme digne de lui, et il en eut deux fils : Laurent l'Ancien, et Côme, surnommé le Père de la patrie.
Il mourut vers la fin de février 1428, et fut enseveli dans la sacristie de la basilique de Saint-Laurent, qui datait du IVè siècle, et qui avait été incendiée pendant l'année 1 417. Les paroissiens avaient alors décidé de la faire rebâtir ; mais Jean, le plus riche et le plus magnifique de tous, mécontent du plan mesquin qui lui avait été présenté, avait fait venir messire Filippo Brunelleschi, lequel devait trente ans plus tard, s'immortaliser par la coupole du dôme, et lui avait commandé à ses frais un monument plus noble et plus grand, Brunelleschi s'était mis à l'œuvre ; mais si rapidement qu'eût marché l'ouvrage, il n'était point encore fini lorsque Jean de Médicis vint y réclamer sa place. Ses funérailles coûtèrent à ses trois fils trois mille florins d'or ; et ils l'accompagnèrent à la sépulture avec vingt-huit de leurs parents et tous les ambassadeurs des différentes puissances qui se trouvaient alors à Florence.
Ici s'opère, dans l'arbre généalogique des Médicis, cette grande division qui prépare des protecteurs aux arts et des souvenirs à la Toscane.
La tige glorieuse dans la République continuera de monter avec Côme, l'aîné des fils de Jean de Médicis, et donnera le duc Alexandre. La branche s'écartera avec Laurent, son frère cadet ; et, glorieuse dans le principat, elle donnera Côme Ier.
L'ère brillante de la république florentine était venue. Les arts naissaient de tous côtés : Brunelleschi bâtissait ses églises ; Donatello taillait ses statues ; Orcagna découpait ses portiques ; Masaccio peignait ses chapelles ; enfin la prospérité publique, marchant d'un pas égal avec les progrès des arts, faisait de la Toscane, placée entre la Lombardie, les états de l'église et la république vénitienne, le pays non seulement le plus puissant, mais encore le plus heureux de l'Italie. Côme arrivait donc dans des circonstances favorables.
En héritant des richesses privées de son père, Côme avait hérité aussi de son influence dans les affaires publiques. Le parti que ses ancêtres avaient constamment suivi, et qu'il avait lui-même l'intention de suivre, était le parti formé par les Alberti, parti qui avait pour but de limiter l'autorité de l'oligarchie, en relevant celle du peuple. Aussi prudent que son père, mais d'un caractère plus ferme que lui, les actes de Côme avaient plus de vigueur, sa parole plus de liberté, son intimité plus d'épanchement. En dehors du gouvernement, il ne l'attaquait point, mais aussi il ne le flattait pas. Faisait-il bien, il était sûr de sa louange ; faisait-il mal, il était certain de son blâme. Et cette louange et ce blâme étaient d'une importance suprême, car sa gravité, ses richesses et ses clients donnaient à Côme l'influence d'un homme public : il n'était point encore le chef du gouvernement, mais déjà plus que cela peut-être, il en était le censeur.
L'homme qui dirigeait alors les affaires de Florence était Renaud des Albizzi. Son caractère, tout au contraire de celui de Côme, était impatient et orgueilleux ; de sorte que, comme à travers le masque d'impartialité dont se couvrait son adversaire, il pénétrait ses espérances, tout de sa part lui devenait insupportable, blâme et louange. En outre, les jeunes gens qui étaient avec lui aux affaires étaient aussi impatients que lui de ce froid contrôle, et n'attendaient qu'une occasion pour en venir à une rupture ouverte et armée, et pour chasser Côme de la ville ; mais ils étaient retenus par la froide main, d'un homme qui avait vieilli au milieu des divers mouvements de la République, et dont les cheveux avaient blanchi au milieu des émeutes populaires. En effet, Nicolas d'Uzzano, chef de la République à cette époque, avait vu les Florentins, épouvantes du gouvernement sanguinaire de Ciompi, las de voir tomber des têtes, se rallier à ceux qui leur promettaient un gouvernement plus tranquille ; mais ceux-là avaient à leur tour dépassé leur mandat, et ils sentaient peu à peu les citoyens s'éloigner d'eux, repoussés qu'ils étaient par leur hauteur et par leur orgueil, et se rapprocher de celui qui leur promettait par ses antécédents un gouvernement plus populaire. Quant à Côme, il voyait s'amonceler contre lui la colère contenue, mais cela sans même tourner la tête du côté où menaçait l'orage, et tout en faisant achever la chapelle Saint-Laurent, bâtir l'église du couvent des Dominicains de Saint-Marc, élever le monastère de Saint-Frediano, et jeter les fondements du beau palais Riccardi. Puis, lorsque ses ennemis menaçaient trop ouvertement, il quittait Florence, et s'en allait dans le Mugello, berceau de sa race, bâtir le couvent du Bosco et de Saint-François, rentrait pour donner un coup d'œil à ses chapelles du noviciat des pères de Sainte-Croix, du couvent des Anges, des Camaldules puis il sortait de nouveau pour presser ses villas magnifiques de Careggi, de Cafaggiolo, de Fiesole et de Trebbio ; fondait à Jérusalem un hôpital pour les pauvres pèlerins, puis s'en revenait voir où en était son beau palais de Via Larga.
Et toutes ces bâtisses immenses poussaient à la fois, occupant un monde de manœuvres, d'ouvriers et d'architectes : cinq cent mille écus y passaient, c'est-à-dire cinq à six millions de notre monnaie actuelle, sans que le fastueux citoyen parût appauvri par cette éternelle et royale dépense.
C'est qu'en effet Côme était plus riche que bien des rois de l'époque : son père Jean lui avait laissé quatre à cinq millions ; et lui, par le change, il avait décuplé son patrimoine ; il avait dans les différentes places de l'Europe, tant sous son nom que sous celui de ses clients, seize maisons de banque : à Florence tout le monde lui devait, car sa bourse était ouverte à tout le monde ; et cette générosité était tellement, aux yeux de quelques-uns, l'effet d'un calcul, qu'on disait qu'il avait l'habitude de conseiller la guerre pour forcer les citoyens ruinés à recourir à lui. Ainsi avait-il fait lors de la guerre de Lucques ; si bien que Varchi dit de lui, qu'avec ses vertus visibles et patentes, et avec ses vices secrets et cachés, il se fit chef et presque prince d'une république déjà plus esclave que libre.
On doit comprendre qu'elle était l'influence d'un pareil homme, qui, malgré tout cela, ne trouvant point encore assez d'argent à dépenser dans sa patrie, fondait à Venise la bibliothèque des chanoines réguliers de Saint-Georges et prêtait trois cent mille écus à Henri IV, roi d'Angleterre, lequel reconnaissait que c'était à ces trois cent mille écus qu'il devait le recouvrement de son royaume.
Plus cette puissance s'étendait, enveloppant Florence comme un filet doré, plus la haine de Renaud des Albizzi croissait contre Côme, et plus le vieux, Nicolas d'Uzzano recommandait de ne rien faire ouvertement contre un homme qui avait entre les mains de pareils moyens de résistance. Mais Nicolas d'Uzzano mourut, et Renaud des Albizzi, demeuré à la tête du parti, n'attendit plus pour éclater qu'une chose : c'est que le hasard donnât à la République une seigneurie où ses partisans fussent en majorité : or, comme le tirage au sort des magistrats avait lieu tous les trois mois, il y avait chance qu'une fois sur quatre la fortune favorisât ses calculs ; ce n'était donc que six mois ou tout au plus une année à attendre.
Les prévisions de Renaud des Albizzi ne l'avaient point trompé. Au bout de deux ou trois renouvellements, le sort lui donna pour gonfalonier, pour les mois de septembre et d'octobre 1433, Bernard Guadagni ; et huit autres nobles ennemis de Côme, entrés en même temps à la seigneurie, assurèrent à Renaud une majorité. Guadagni était, au reste, entièrement à la dévotion de Renaud, auquel il devait non seulement le payement de ses dettes, mais encore l'acquit de ses contributions ; et, ne possédant rien, il n'avait rien à perdre et tout à gagner dans une commotion civile.
L'impatience de la haine empêcha Renaud d'attendre plus longtemps. Sûr de sa majorité, il fit sommer, le 7 septembre, Côme de Médicis de comparaître au palais. Les amis de Côme s'effrayèrent, et lui conseillèrent de fuir ou d'appeler aux armes ses partisans ; mais aucun de ces deux conseils n'était dans son caractère : il prit de l'or, qu'il cacha sur lui, et alla se présenter devant la seigneurie.
C'était un tribunal qui l'attendait : une accusation de péculat était portée contre lui à propos de la guerre de Lucques ; et cette accusation entraînait la peine de mort. On le fit arrêter et enfermer dans la tour du palais.
Ce fut dans cette tour, qui existe encore aujourd'hui, que Côme passa certes les quatre jours les plus agités de sa vie ; car pendant quatre jours il n'osa manger, de peur que la nourriture qu'on lui apportait ne fût empoisonnée enfin, son geôlier, s'étant aperçu de cette crainte, le rassura en goûtant lui-même le premier les mets qu'il venait de lui servir. Côme, voyant qu'il avait dans cet homme un ami, fit remettre par lui mille florins à Bernard Guadagni, afin que celui-ci demandât son exil au lieu de demander sa tête.
Renaud des Albizzi convoqua une bâlie pour juger les criminels qui avaient conspiré contre le salut de l'état.
La bâlie était un tribunal que le peuple nommait dans les grandes occasions, pour venir en aide à la seigneurie. Au premier abord, on pourrait croire que cette nomination, qui semble le vœu de tous, promettait un tribunal impartial ; il n'en était point ainsi : quand la seigneurie convoquait le peuple, le peuple savait d'avance dans quel but il était convoqué ; alors tous les citoyens dont les opinions se trouvaient en harmonie avec le but que se proposait la seigneurie accouraient sur la place publique, tandis qu'au contraire les opposants, ou n'y venaient pas par crainte, ou en étaient écartés par violence. Il en fut pour Côme ainsi que cela avait l'habitude d'être, de sorte que les deux cents citoyens élus par le peuple se trouvaient être des partisans de Renaud des Albizzi.
Renaud des Albizzi se croyait donc sûr d'obtenir enfin sa vengeance. Côme fut amené devant la bâlie, et Guadagni, rapporteur, l'accusa d'avoir fait échouer les entreprises des Florentins sur Lucques, en révélant les projets de la République à François Sforza, son ami. La bâlie tout entière avait accueilli l'accusation en tribunal décidée d'avance à croire tout ce qu'on lui dira et à punir en conséquence, lorsque, au grand étonnement de Renaud des Albizzi, Guadagni, au lieu de conclure à la mort , conclut à l'exil. Les mille florins de Côme avaient été semés en bonne terre, et cette fois l'intérêt qu'ils rapportaient était la vie de celui qui les avait placés.
Côme fut pour dix ans exilé à Savone ; le reste de sa famille et ses amis les plus intimes partagèrent sa proscription : ils quittèrent Florence dans la nuit du 3 octobre, et, en mettant le pied sur le territoire de Venise, ils furent reçus par une députation qu'envoyait au-devant d'eux la reine de l'Adriatique.
Cependant cette proscription de ses plus illustres citoyens avaient été accueillie par Florence avec ce silence désapprobateur qui poursuit toujours les actions impopulaires des gouvernants. Côme absent, il sembla à la capitale de la Toscane qu'on venait de lui enlever le cœur : l'argent, ce sang commercial des peuples, semblait s'être tari à son départ ; tous ces immenses travaux commencés par lui étaient restés interrompus ; maisons de campagne, palais, églises, à peine sortis de terre, à moitié bâtis ou non encore achevés, semblaient autant de ruines indiquant qu'un malheur avait passé par la ville.
Devant les bâtisses interrompues, les ouvriers s'assemblaient demandant l'ouvrage et le pain qu'on leur avait ôtés, et chaque jour les groupes devenaient plus nombreux, plus affamés et plus menaçants. Jamais Côme n'avait été plus influent à Florence que depuis qu'il n'y était plus.
Lui, pendant ce temps, fidèle à son système de politique pécuniaire, faisait réclamer à ses nombreux débiteurs, mais doucement, sans menaces, comme un ami dans le besoin et non comme un créancier qui poursuit, les sommes qu'il leur avait prêtées, disant que l'exil seul le forçait à une pareille demande, qu'il n'eût, certes, pas faite de sitôt, s'il eût continué de demeurer à Florence et d'y gérer par lui-même ses immenses affaires : si bien que, pris au dépourvu, la plupart de ceux auprès desquels il poursuivait ses recouvrements, ou ne purent le rembourser, ou se gênèrent en le remboursant, ce qui fit monter le mécontentement des ouvriers aux citoyens.
Nul n'avait rien dit encore, et cependant, quoiqu'un an à peine se fût écoulé depuis l'exil de Côme, l'impopularité du nouveau gouvernement était à son comble. Alors, comme il arrive presque toujours dans cette existence providentielle des états, le sort, qui s'était déclaré un an auparavant pour Renaud des Albizzi, se déclara tout à coup pour Côme de Médicis. Nicolas de Corsa Donati fut appelé au gonfaloniérat pour les mois de septembre et octobre 1434, et avec lui furent élus huit seigneurs publiquement connus pour être partisans des Médicis : Florence salua leur élection par un cri de joie.
Renaud des Albizzi compris ce que lui promettait cette démonstration populaire. Trois jours, selon l'usage, devaient s'écouler entre la nomination des nouveaux élus et leur entrée en exercice ; pour trois jours encore Renaud des Albizzi était le maître : il voulut en profiter pour créer une bâlie, et pour faire annuler par elle l'élection qui venait d'avoir lieu. Mais les plus chauds partisans de Renaud avaient compris quel terrain dévorant était cette lutte sur la place publique, teinte depuis un siècle du plus noble sang de Florence. Aussi Renaud des Albizzi ne trouva-t-il en eux qu'une insurmontable froideur ; et il lui fallut attendre les événements au-devant desquels il voulait marcher.
Ces événements arrivèrent prompts et irrésistibles comme la foudre. A peine entré en fonction, Corso Donati lança sur son prédécesseur la même accusation de péculat dont celui-ci avait poursuivi Côme, et le cita à comparaître au palais de la même façon que Côme avait été cité il y avait un an : mais, au lieu de suivre l'exemple de son prédécesseur, et de reconnaître la compétence du tribunal qui le forçait à comparaître, Renaud des Albizzi, accompagné de Nicolas Barbadori et de Ridolfo Peruzzi, se rendit en armes sur la place de San-Palinari avec tout ce qu'il peut trouver de gens disposés à soutenir sa cause. Corso Donati n'avait pas cru à cette prompte levée de boucliers ; et n'ayant pas dans la ville des forces suffisantes pour combattre les rebelles, il entra en pourparlers avec eux. Ceux-ci firent la faute de négocier au lieu de marcher sur le palais. Pendant la négociation, le gonfalonier et la confrérie firent rentrer à Florence les soldats épars dans les environs ; puis, lorsqu'ils se sentirent sous la main une puissance suffisante, ils convoquèrent le peuple pour élire une bâlie. Cette fois, les amis des Médicis firent à leur tour ce qu'avaient fait les amis des Albizzi ; ils se rendirent en foule au palais, et l'élection donna deux cents juges, dont on aurait pu d'avance faire signifier la sentence : cette sentence fut la proscription de Renaud des Albizzi et le rappel de Côme.
Renaud des Albizzi reconnut aux cris de joie de la ville tout entière qu'il était perdu, lui et les siens, s'il essayait même de lutter contre l'opinion publique. Il se retira donc silencieux et sombre, mais sans résistance et sans murmure, et avec lui tomba le gouvernement oligarchique qui avait tiré Florence des mains viles et sanglantes de Ciompi, pour la porter sinon au plus haut degré de sa prospérité, du moins au plus haut degré de sa gloire. Trois membres de cette famille, Maso des Albizzi, Nicolas d'Uzzano et Renaud des Albizzi, s'étaient, pendant l'espace de cinquante trois ans, succédé au pouvoir, sans que ni les uns ni les autres eussent jamais cessé d'être simples citoyens. Contre leur sagesse calme et froide, contre leur intégrité héréditaire, contre leur patriotisme inébranlable, étaient venus se briser les projets de Jean Galéas de Milan, les agressions de Ladislas, roi de Naples, et les tentatives de Philippe-Marie Visconti. Comme autrefois Pompée et Caton, ils s'en allaient, chassés par le flot populaire ; mais, à Florence comme à Rome, le flot apportait avec lui les tyrans futurs de la patrie : le retour de Côme, était, il est vrai, la victoire de la démocratie sur l'aristocratie ; mais le triomphateur était, par sa fortune et par ses richesses, trop au-dessus de ceux qui l'élevaient encore, pour qu'il les considérât longtemps, je ne dirai pas comme des égaux, mais comme des citoyens.

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