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Chapitre LXXXVIII
Les fourches caudines

Championnet aussi la vit, la bannière sainte, et aussitôt il donna l'ordre à son armée de marcher sur Naples, afin de l'attaquer vers onze heures du matin.

Si nous écrivions un roman au lieu d'écrire un livre historique, où l'imagination n'est qu'accessoire, on ne doute pas que nous n'eussions trouvé moyen d'amener Salvato à Naples, ne fût-ce qu'avec les officiers français venant toucher les cinq millions convenus par la trêve de Sparanisi. Au lieu d'aller au spectacle avec ses compagnons, au lieu de s'occuper de la rentrée des cinq millions avec Archambal, – rentrée qui, on se le rappelle, ne rentra point, – nous l'eussions conduit à cette maison du Palmier, où il avait laissé, sinon la totalité, du moins la moitié de cette âme à laquelle le sceptique chirurgien du mont Cassin ne pouvait croire, et, au lieu d'un long récit intéressant, mais froid comme toute narration politique, nous eussions eu des scènes passionnées, rehaussées de toutes les craintes qu'eussent inspirées à la pauvre Luisa les terribles scènes de carnage dont la rumeur arrivait jusqu'à elle. Mais nous sommes forcés de nous renfermer dans l'inflexible exigence des faits, et, quel que fût l'ardent désir de Salvato, il lui avait fallu avant tout suivre les ordres de son général, qui, dans son ignorance de l'irrésistible aimant qui attirait son chef de brigade vers Naples, l'en avait plutôt éloigné que rapproché.

à San-Germano, au moment même où, après avoir passé la nuit au couvent du mont Cassin, Salvato venait d'embrasser et de quitter son père, Championnet lui avait donné l'ordre de prendre la 17e demi-brigade, et, en faisant un circuit pour protéger et éclairer le reste de l'armée, de marcher sur Bénévent par Venafro, Marcone et Ponte-Landolfo. Salvato devait constamment se tenir en communication avec le général en chef.

Ainsi jeté au milieu des brigands, Salvato eut tous les jours une attaque nouvelle à repousser ; toutes les nuits, une surprise à découvrir et à déjouer. Mais Salvato, né dans le pays, parlant la langue du pays, était à la fois l'homme de la grande guerre, c'est-à-dire de la bataille rangée, par son sang-froid, par son courage et par ses études stratégiques, et celui de la petite guerre, c'est-à-dire de la guerre de montagnes, par son infatigable activité, sa vigilance perpétuelle et cet instinct du danger que Fenimore Cooper nous montre si bien développés chez les peuplades rouges de l'Amérique du Nord. Pendant cette marche longue et difficile dans laquelle on eut, au mois de décembre, des rivières glacées à franchir, des montagnes couvertes de neige à traverser, des chemins boueux et défoncés à suivre, ses soldats, au milieu desquels il vivait, secourant les blessés, soutenant les faibles, louant les forts, ses soldats purent reconnaître l'homme supérieur et bon à la fois, et, n'ayant à lui reprocher ni une erreur, ni une faiblesse, ni une injustice, se groupèrent autour de lui avec le respect non-seulement de subordonnés pour leur chef, mais encore d'enfants pour leur père.

Arrivé à Venafro, Salvato avait appris que le chemin ou plutôt le sentier des montagnes était impraticable. Il était remonté jusqu'à Isernia par une assez belle route, qu'il lui avait fallu conquérir pas à pas sur les brigands ; puis, de là, par un chemin détourné, il avait, à travers monts, bois et vallées, atteint le village ou plutôt la ville de Bocano.

Il lui fallut cinq jours pour faire cette route, que, dans les temps ordinaires, on peut faire en une étape.

Ce fut à Bocano qu'il apprit la trêve de Sparanisi, qu'il reçut l'ordre de s'arrêter et d'attendre de nouvelles instructions.

La trêve de Sparanisi rompue, Salvato se remit en marche, et, en combattant toujours, gagna Marcone. à Marcone, il apprit l'entrevue de Championnet avec les députés de la ville, et la décision prise le même jour par le général en chef d'attaquer Naples le lendemain.

Ses instructions portaient de marcher sur Bénévent et de se rabattre immédiatement sur Naples pour seconder le général dans son attaque du 21.

Le 20 au soir, après une double étape, il entrait à Bénévent.

La tranquillité avec laquelle s'était opérée cette marche donnait à Salvato de grandes inquiétudes. Si les brigands lui avaient laissé le chemin libre de Marcone à Bénévent, c'était, sans aucun doute, pour le lui disputer ailleurs et dans une meilleure position.

Salvato, qui n'avait jamais parcouru le pays dans lequel il était engagé, le connaissait du moins stratégiquement. Il savait qu'il ne pouvait aller de Bénévent à Naples sans passer par l'ancienne vallée Caudia, c'est-à-dire par ces fameuses Fourches Caudines, où, trois cent vingt et un ans avant le Christ, les légions romaines, commandées par le consul Spurnius Postumus, furent battues par les Samnites et forcées de passer sous le joug.

Une de ces illuminations comme en ont des hommes de guerre lui dit que c'était là que l'attendaient les brigands.

Mais Salvato résolut, les cartes de la Terre de Labour et de la principauté étant incomplètes, de visiter le pays par lui-même.

à huit heures du soir, il se déguisa en paysan, monta son meilleur cheval, se fit accompagner d'un hussard de confiance, à cheval comme lui, et se mit en chemin.

à une lieue de Bénévent, à peu près, il laissa dans un bouquet de bois son hussard et les chevaux, et s'avança seul.

La vallée se rétrécissait de plus en plus, et, à la clarté de la lune, il pouvait distinguer la place où elle semblait se fermer tout à fait. Il était évident que c'était à cette même place que les Romains s'étaient aperçus, mais trop tard, du piège qui leur avait été tendu.

Salvato, au lieu de suivre le chemin, se glissa au milieu des arbres qui garnissent le fond de la vallée, et arriva ainsi à une ferme située à cinq cents pas, à peu près, de cet étranglement de la montagne.

Il sauta par-dessus une haie et se trouva dans un verger.

Une grande lueur venait d'une partie de la maison séparée du reste de la ferme. Salvato se glissa jusqu'à un endroit où ses regards pouvaient plonger dans la chambre éclairée.

La cause de cet éclairage était un four que l'on venait de chauffer et où deux hommes se tenaient prêts à enfourner une centaine de pains.

Il était évident qu'une pareille quantité de pain n'était point destinée à l'usage du fermier et de sa maison.

En ce moment, on frappa violemment à la porte de la ferme donnant sur la grande route.

Un des deux hommes dit :

– Ce sont eux.

Le regard de Salvato ne pouvait s'étendre jusqu'à la grande porte ; mais il l'entendit crier sur ses gonds et vit bientôt entrer, dans le cercle de lumière projeté par le bois brûlant dans le four, quatre hommes qu'à leur costume il reconnut pour des brigands.

Ils demandèrent à quelle heure serait prête la première fournée, combien on en pourrait faire dans la nuit, et quelle quantité de pains pouvaient donner quatre fournées.

Les deux boulangers leur répondirent qu'à onze heures et demie, ils pourraient livrer la première fournée, à deux heures la seconde, à cinq heures la troisième.

Chaque fournée pourrait donner de cent à cent vingt pains.

– Ce n'est guère, répondit un des brigands en secouant la tête.

– Combien êtes-vous donc ? demanda un des boulangers.

Le brigand qui avait déjà parlé calcula un instant sur ses doigts.

– Huit cent cinquante hommes environ, dit-il.

– Ce sera à peu près une livre et demie de pain par homme, dit le boulanger, qui jusque-là avait gardé le silence.

– Ce n'est point assez, répondit le brigand.

– Il faudra pourtant bien vous contenter de cela, répondit le boulanger d'un ton bourru. Le four ne peut contenir que cent dix pains chaque fois.

– C'est bien : dans deux heures, les mules seront ici.

– Elles attendront une bonne demi-heure, je vous en préviens.

– Ah çà ! tu oublies que nous avons faim, à ce qu'il paraît ?

– Emportez le pain comme il est, si vous voulez, dit le boulanger, et faites-le cuire vous-mêmes.

Les brigands comprirent qu'il n'y avait rien à faire avec ces hommes, qui avaient de pareilles réponses à tout ce qu'on pouvait dire.

– A-t-on des nouvelles de Bénévent ? dirent-ils.

– Oui, répondit un boulanger ; j'en arrive il y a une heure.

– Y avait-on entendu parler des Français ?

– Ils venaient d'y entrer.

– Disait-on qu'ils y feraient séjour ?

– On disait que, demain, au point du jour, ils se remettraient en marche.

– Pour Naples ?

– Pour Naples.

– Combien étaient-ils ?

– Six cents, à peu près.

– En les rangeant bien, combien peut-il tenir de Français dans ton four ?

– Huit.

– Eh bien, demain soir, si nous manquons de pain, nous aurons de la viande.

Un éclat de rire accueillit cette plaisanterie de cannibales, et les quatre hommes, en ordonnant aux deux boulangers de se presser, regagnèrent la porte qui donnait sur la grande route.

Salvato traversa le verger, en évitant de passer dans le rayon de lumière projeté par le four, franchit la seconde haie, suivit, à cent cinquante pas en arrière, les quatre hommes qui regagnaient leurs compagnons, les vit gravir la montagne, et put étudier à son aise, grâce à un clair de lune assez transparent, la disposition du terrain.

Il avait vu tout ce qu'il avait voulu voir : son plan était fait. Il passa devant la masserie cette fois, au lieu de passer derrière, rejoignit son hussard, remonta à cheval, et rentra avant minuit à son logement.

Il y trouva l'officier d'ordonnance du général Championnet, ce même Villeneuve que nous ayons vu, à la bataille de Civita-Castellana, traverser tout le champ de bataille pour aller porter à Macdonald l'ordre de reprendre l'offensive.

Championnet faisait dire à Salvato qu'il attaquerait Naples à midi. Il l'invitait à faire la plus grande diligence possible, afin d'arriver à temps au combat, et il autorisait Villeneuve à rester près de lui et à lui servir d'aide-de-camp, le prévenant de se défier des Fourches Caudines.

Salvato raconta alors à Villeneuve la cause de son absence ; puis, prenant une grande feuille de papier et une plume, il fit un plan détaillé du terrain qu'il venait de visiter et sur lequel, le lendemain, devait se livrer le combat.

Après quoi, les deux jeunes gens se jetèrent chacun sur un matelas et s'endormirent.

Ils furent réveillés au point du jour par les tambours de cinq cents hommes d'infanterie et par les cinquante ou soixante hussards qui formaient toute la cavalerie du détachement.

Les fenêtres de l'appartement de Salvato donnaient sur la place où se rassemblait la petite troupe. Il les ouvrit et invita les officiers, qui se composaient d'un major, de quatre capitaines et de huit ou dix lieutenants ou sous-lieutenants, à monter dans sa chambre.

Le plan qu'il avait fait pendant la nuit était étendu sur la table.

– Messieurs, dit-il aux officiers, examinez cette carte avec attention. Arrivé sur le terrain, que, par l'étude que vous allez faire, vous connaîtrez aussi bien que moi, je vous expliquerai ce qu'il y a à exécuter. De votre adresse et de votre intelligence à me seconder dépendra non-seulement le succès de la journée, mais encore notre salut à tous. La situation est grave : nous avons affaire à un ennemi qui a, tout à la fois, l'avantage du nombre et celui de la position.

Salvato fit apporter du pain, du vin, quelques viandes rôties qu'il avait demandées la veille, et invita les officiers à manger, tout en étudiant la topographie du terrain où devait avoir lieu le combat.

Quant aux soldats, une distribution de vivres leur fut faite sur la place même de Bénévent et vingt-quatre de ces grandes bouteilles de verre contenant chacune une dizaine de litres leur furent apportées.

Le repas fini, Salvato fit battre à l'ordre, et les soldats formèrent un immense cercle, dans lequel Salvato entra avec les officiers.

Cependant, comme ils n'étaient que six cents, nous l'avons dit, tous se trouvèrent à portée de la voix.

– « Mes amis, leur dit Salvato, nous allons avoir aujourd'hui une belle journée ; car nous remporterons une victoire sur le lieu même où le premier peuple du monde a été battu. Vous êtes des hommes, des soldats, des citoyens, et non pas de ces machines à conquête et de ces instruments de despotisme comme en traînaient derrière eux les Cambise, les Darius et les Xercès. Ce que vous venez apporter aux peuples que vous combattez, c'est la liberté et non l'esclavage, la lumière et non la nuit. Sachez donc sur quelle terre vous marchez et quels peuples avant vous foulaient la terre que vous allez fouler.

» Il y a environ deux mille ans que des bergers samnites – c'était le nom des peuples qui habitaient ces montagnes – firent croire aux Romains que la ville de Luceria, aujourd'hui Lucera, était sur le point d'être prise et que, pour la secourir en temps utile, il fallait traverser les Apennins. Les légions romaines partirent, conduites par le consul Spurnius Postumus ; seulement, venant de Naples, où nous allons, elles suivaient le chemin opposé à celui que nous allons suivre. Arrivés à une gorge étroite où nous serons dans deux heures, et où les brigands nous attendent, les Romains se trouvèrent entre deux rochers à pic, couronnés de bois épais ; puis, arrivés au point le plus étranglé de la vallée, ils la trouvèrent fermée par un immense amas d'arbres coupés et entassés les uns sur les autres. Ils voulurent retourner en arrière. Mais de tous côtés les Samnites, qui leur coupaient d'ailleurs le chemin, firent pleuvoir sur eux des rochers qui, roulant du haut en bas de la montagne, les écrasaient par centaines. C'était le général samnite Caius Pontius qui avait préparé le piège ; mais, en voyant les Romains pris, il fut épouvanté d'avoir réussi ; car, derrière les légions romaines, il y avait l'armée, et, derrière l'armée, Rome ! Il pouvait écraser les deux légions, depuis le premier jusqu'au dernier soldat, rien qu'en faisant rouler sur eux des quartiers de granit : il laissa la mort suspendue sur leur tête et envoya consulter son père Erennius.

» Erennius était un sage.

» – Détruis-les tous, dit-il, ou renvoie-les tous libres et honorablement. Tuez vos ennemis, ou faites-vous-en des amis.

» Caïus Pontius n'écouta point ces sages conseils. Il donna la vie aux Romains, mais à la condition qu'ils passeraient en courbant la tête sous une voûte formée des massues, des lances et des javelots de leurs vainqueurs.

» Les Romains, pour venger cette humiliation, firent une guerre d'extermination aux Samnites et finirent par conquérir tout leur pays.

» Aujourd'hui, soldats, vous le verrez, l'aspect du pays est loin d'être aussi formidable : ces rochers à pic ont disparu pour faire place à une pente douce, et des buissons de deux ou trois pieds de haut ont remplacé les bois qui le couvraient.

» Cette nuit, veillant à votre salut, je me suis déguisé en paysan et j'ai été moi-même explorer le terrain. Vous avez confiance en moi, n'est-ce pas ? Eh bien, je vous dis que, là où les Romains ont été vaincus, nous triompherons. »

Des hourras, des cris de « Vive Salvato ! » éclatèrent de tous les côtés. Les soldats agrafèrent d'eux-mêmes la baïonnette au bout du fusil, entonnèrent la Marseillaise, et se mirent en marche.

En arrivant à un quart de lieue de la ferme, Salvato recommanda le plus grand silence. Un peu au delà, la route faisait un coude.

à moins que les brigands n'eussent des sentinelles en avant de la masserie, ils ne pouvaient voir les dispositions qu'allait prendre Salvato. C'était bien sur quoi le jeune chef de brigade avait compté. Les brigands voulaient surprendre les Français, et des sentinelles placées sur le chemin éventaient le plan.

Les officiers avaient reçu d'avance leurs instructions. Villeneuve, avec trois compagnies, alla par un détour, et en côtoyant le verger, s'embusquer dans le fossé grâce auquel Salvato avait pu suivre pendant plus de cinq cents pas les quatre brigands retournant à leur embuscade ; lui-même se plaça avec ses soixante hussards derrière la ferme ; enfin, le reste de ses hommes, conduits par le major, vieux soldat sur le sang-froid duquel il pouvait compter, devaient paraître donner dans l'embuscade, résister un instant, puis se débander et attirer l'ennemi jusqu'au delà de la masserie, en donnant peu à peu à leur retraite l'apparence d'une fuite.

Ce qu'avait espéré Salvato s'accomplit en tout point. Après une fusillade de dix minutes, les brigands, voyant les Français plier, s'élancèrent hors de leurs couverts en poussant de grands cris ; comme s'ils étaient épouvantés à la fois et par le nombre et par l'impétuosité des assaillants, les Français reculèrent en désordre et tournèrent le dos. Les huées succédèrent aux cris et aux menaces, et, ne doutant pas que les républicains ne fussent en déroute complète, les brigands les poursuivirent en désordre, et, sans garder aucune précaution, se précipitèrent sur le chemin. Villeneuve les laissa bien s'engager ; puis, tout à coup, se levant et faisant signe à ses trois compagnies de se lever, il ordonna à bout portant un feu, qui tua plus de deux cents hommes. Aussitôt, au pas de course et en rechargeant les armes, Villeneuve alla derrière les brigands prendre la position qu'ils venaient de quitter. En même temps, Salvato et ses soixante cavaliers débouchaient de derrière la ferme, coupaient la colonne en deux, sabrant à droite et à gauche, tandis qu'au cri de « Halte ! » les prétendus fuyards se retournaient et recevaient sur la pointe de leurs baïonnettes les prétendus vainqueurs.

Ce fut une horrible boucherie. Les brigands se trouvaient enfermés comme dans un cirque par les soldats de Villeneuve et ceux du major, et, au milieu de ce cirque, Salvato et ses soixante hussards hachaient et pointaient à loisir.

Cinq cents brigands restèrent sur le champ de bataille. Ceux qui s'enfuirent gagnèrent le haut de la montagne au milieu du double feu qui les décimait. à onze heures du matin, tout était fini, et Salvato et ses six cents hommes, qui comptaient trois ou quatre morts et une douzaine de blessés au plus, reprenaient au pas de course la route de Naples, vers laquelle les attirait le grondement sourd du canon.

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