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Chapitre LXXXIV
Un geôlier qui s'humanise

On se rappelle comment, à la suite du billet remis par Roberto Brandi, commandant du château Saint-Elme, au procureur fiscal Vanni, celui-ci avait suspendu les apprêts de la torture et fait reconduire Nicolino Caracciolo dans le cachot numéro 3, « au second au-dessous de l'entre-sol, » comme disait le prisonnier.

Roberto Brandi ne connaissait point la teneur du billet adressé à Vanni par le prince de Castelcicala ; mais, au changement qui s'était fait sur la physionomie de ce dernier, à la pâleur qui avait enseveli son visage, à l'ordre donné de reconduire Nicolino dans sa prison, à la rapidité avec laquelle il s'était élancé hors de la salle de la torture, il avait été facile à Brandi de deviner que la nouvelle contenue dans la lettre était des plus graves.

Vers quatre heures de l'après-midi, il avait, comme tout le monde, appris, par les affiches de Pronio, le retour du roi à Caserte, et, le soir, il avait, du haut des murailles de son donjon, assisté au triomphe du roi et joui de la vue des illuminations qui en avaient été la suite.

La cause de ce retour royal, sans lui faire un effet aussi électrique qu'à Vanni, lui avait cependant donné à penser.

Il avait songé que Vanni, dans sa crainte des Français, s'était arrêté au moment de donner la torture à Nicolino, et qu'il pourrait bien, lui aussi, avoir maille à partir avec eux pour l'avoir tenu prisonnier.

Il songea donc à se faire, pour l'hypothèse désormais possible de la venue des Français à Naples, il songea donc à se faire un ami de ce prisonnier lui-même.

Vers cinq heures du soir, c'est-à-dire au moment où le roi entrait par la porte Campana, le commandant du château se fit ouvrir le cachot du prisonnier, et, s'approchant de lui avec une politesse de laquelle, d'ailleurs, il ne s'était jamais écarté entièrement :

– Monsieur le duc, lui dit-il, je vous ai entendu vous plaindre hier à M. le procureur fiscal de l'ennui que vous causait dans votre cachot le manque de livres.

– C'est vrai, monsieur, je m'en suis plaint, répondit Nicolino avec sa bonne humeur éternelle. Quand je jouis de ma liberté, je suis plutôt un oiseau chanteur comme l'alouette, ou siffleur comme le merle, que rêveur comme le hibou ; mais, une fois en cage, j'aime encore mieux, par ma foi, pour causer avec lui, un livre, si ennuyeux qu'il soit, que notre geôlier, qui a l'habitude de répondre aux demandes les plus prolixes par ce seul mot : Oui, ou : Non, quand il répond toutefois.

– Eh bien, monsieur le duc, j'aurai l'honneur de vous envoyer quelques livres ; et, si vous voulez bien me dire ceux qui vous seraient le plus agréables...

– Vraiment ! Est-ce que vous avez une bibliothèque au château ?

– Deux ou trois cents volumes.

– Diable ! en liberté, il y en aurait pour toute ma vie ; en prison, il y en a bien pour six ans. Voyons, avez-vous le premier volume des Annales de Tacite, traitant des amours de Claude et des débordements de Messaline ? Je ne serais point fâché de relire cela, que je n'ai point lu depuis le collège.

– Nous avons un Tacite, monsieur le duc ; mais le premier volume manque. Désirez-vous les autres ?

– Merci. J'aime tout particulièrement Claude, et j'ai toujours été on ne peut plus sympathique à Messaline ; et, comme je trouve que nos augustes souverains, avec lesquels j'ai eu le malheur de me brouiller bien innocemment, ont de grands points de ressemblance avec ces deux personnages, j'eusse voulu faire des parallèles dans le genre de ceux de Plutarque, parallèles qui, mis sous leurs yeux, eussent produit, j'en suis certain, l'excellent résultat de me raccommoder avec eux.

– Je suis au regret, monsieur le duc, de ne pouvoir vous donner cette facilité. Mais demandez un autre livre, et, s'il se trouve dans la bibliothèque...

– N'en parlons plus. Avez-vous la Science nouvelle de Vico ?

– Je ne connais pas cela, monsieur le duc.

– Comment ! vous ne connaissez pas Vico ?

– Non, monsieur le duc.

– Un homme de votre instruction qui ne connaît pas Vico ! c'est extraordinaire. Vico était le fils d'un petit libraire de Naples. Il fut, pendant neuf ans, précepteur des fils d'un évêque dont j'ai oublié et dont bien d'autres avec moi ont oublié le nom, malgré la confiance que cet évêque avait bien certainement que son nom vivrait plus longtemps que celui de Vico. Or, pendant que monseigneur disait sa messe, donnait sa bénédiction et élevait paternellement ses trois neveux, Vico écrivait un livre qu'il intitulait la Science nouvelle, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, livre où il distinguait, dans l'histoire des différents peuples, trois âges qui se succèdent uniformément : L'âge divin, enfance des nations, pendant lequel tout est divinité, et où les prêtres possèdent l'autorité ; L'âge héroïque, qui est le règne de la force matérielle et des héros, et l'âge humain, période de civilisation après laquelle les hommes reviennent à l'état primitif. Or, comme nous en sommes à l'âge des héros, j'aurais voulu établir un parallèle entre Achille et le général Mack, et, comme, bien certainement, le parallèle eût été en faveur de l'illustre général autrichien, je me fusse fait de celui-ci un ami qui eût pu plaider ma cause vis-à-vis du marquis Vanni, lequel a si lestement, et sans nous dire adieu, disparu ce matin.

– Ce serait avec plaisir que je vous y eusse aidé, monsieur le duc ; mais nous n'avons point Vico.

– Alors, laissons de côté les historiens et les philosophes, et passons aux chroniqueurs. Avez-vous la Chronique du couvent de San Archangelo à Bajano ? étant cloîtré comme un religieux, je me sens plein de bienveillance pour mes sœurs cloitrées les religieuses. Imaginez-vous donc, mon cher commandant, que ces dignes religieuses avaient trouvé moyen, par une porte secrète dont elles possédaient une clef en même temps que l'abbesse, de faire entrer leurs amants dans les jardins. Seulement, une des sœurs qui venait de prononcer ses vœux quelques jours auparavant, et qui, par conséquent, n'avait pas encore eu le temps de rompre tous les liens qui l'attachaient au monde, prit mal ses mesures, confondit les dates et donna pour la même nuit rendez-vous à deux de ses amants. Les deux jeunes gens se rencontrèrent, se reconnurent, et, au lieu de prendre la chose gaiement, comme je l'eusse prise, moi, la prirent au sérieux : ils tirèrent leurs épées. On ne devrait jamais entrer avec une épée dans un couvent. L'un des deux tua l'autre et se sauva. On trouva le cadavre. Vous comprenez bien, mon cher commandant, impossible de dire qu'il était venu là tout seul. On fit une enquête, on voulut chasser le jardinier : le jardinier dénonça la jeune sœur, à laquelle on reprit la clef, et l'abbesse seule eut le droit de faire entrer qui elle voulut, de jour comme de nuit. Cette restriction ennuya deux jeunes nonnes des plus grandes maisons de Naples. Elles réfléchirent que, puisqu'une de leurs compagnes avait deux amants pour elle seule, elles pouvaient bien avoir un amant pour elles deux. Elles demandèrent un clavecin. Un clavecin est un meuble fort innocent, et il faudrait une abbesse de bien mauvais caractère pour refuser un clavecin à deux pauvres recluses qui n'ont que la musique pour toute distraction. On apporta le clavecin. Par malheur, la porte de la cellule était trop étroite pour qu'il pût entrer. C'était un dimanche, au moment de la grand' messe : on remit à le faire entrer avec des cordes par la fenêtre quand la grand' messe serait dite. La grand' messe dura trois heures, on mit une heure à monter le clavecin, il avait mis une autre heure à venir de Naples au couvent : cinq heures en tout. Aussi, les pauvres religieuses étaient-elles affamées de mélodie. Les fenêtres et les portes fermées, elles ouvrirent en toute hâte l'instrument. L'instrument était devenu, de clavecin, un cercueil : le beau jeune homme qui y était enfermé et dont les deux bonnes amies comptaient faire leur maître de chant était asphyxié. Autre embarras, à l'endroit du second cadavre, bien autrement difficile à cacher dans une cellule que le premier dans un jardin. La chose s'ébruita. Naples avait alors pour archevêque un jeune prélat très-sévère. Il réfléchit à la satisfaction qu'il pouvait donner à la vindicte publique. Un procès faisait connaître au monde entier le scandale qui n'était connu que de Naples ; il résolut d'en finir sans procès. Il alla chez un pharmacien, se fit préparer un extrait de ciguĂ« aussi puissant que possible, mit la fiole sous sa robe d'archevêque, se rendit au couvent, fit venir l'abbesse et les deux religieuses ; puis il divisa la ciguĂ« en trois parts, et força les coupables à boire chacune leur part du poison sanctifié par Socrate. Elles moururent au milieu d'atroces douleurs. Mais l'archevêque avait de grands pouvoirs : il leur remit leurs péchés in articulo mortis. Seulement, il ferma le couvent et envoya les autres religieuses faire pénitence dans les monastères les plus sévères de leur ordre. Eh bien, vous comprenez : sur un texte comme celui-là, dont, faute de mémoire, je m'écarte peut-être sur certains points, mais pas, à coup sûr, à l'endroit des principaux, je comptais faire un roman moral dans le genre de la Religieuse, de Diderot, ou un drame de la famille des Victimes cloîtrées, de Monvel ; cela eût occupé mes loisirs pendant le temps plus ou moins long que j'ai encore à demeurer votre hôte. Vous n'avez rien de tout cela, donnez-moi ce que vous voudrez : l'Histoire de Polybe, les Commentaires de César, la Vie de la Vierge, le Martyre de saint Janvier. Tout me sera bon, cher monsieur Brandi, et je vous aurai de tout une égale reconnaissance.

Le commandant Brandi remonta chez lui, et choisit dans sa bibliothèque cinq ou six volumes, que Nicolino se garda bien d'ouvrir.

Le lendemain, vers huit heures du soir, le commandant entra dans la prison de Nicolino, précédé d'un geôlier portant deux bougies.

Le prisonnier s'était déjà jeté sur son lit, quoiqu'il ne dormît pas encore. Il ouvrit des yeux étonnés de ce luxe de cire. Trois jours auparavant, il avait demandé une lampe et on la lui avait refusée.

Le geôlier disposa les deux bougies sur la table et sortit.

– Ah çà ! mon cher commandant, demanda Nicolino, est-ce que, par hasard, vous me feriez la surprise de me donner une soirée ?

– Non : je vous faisais une simple visite, mon cher prisonnier, et, comme je déteste parler sans voir, j'ai, comme vous le voyez, fait apporter des lumières.

– Je me félicite bien sincèrement de votre antipathie pour les ténèbres ; mais il est impossible que le désir de venir causer avec moi vous soit poussé tout à coup comme cela, de lui-même et sans raison extérieure. Qu'avez-vous à me dire ?

– J'ai à vous dire une chose assez importante, et à laquelle j'ai longtemps réfléchi avant de vous en parler.

– Et, aujourd'hui, vos réflexions sont faites ?

– Oui.

– Dites, alors.

– Vous savez, mon cher hôte, que vous êtes ici sur une recommandation toute particulière de la reine ?

– Je ne le savais pas, mais je m'en doutais.

– Et au secret le plus absolu ?

– Quant à cela, je m'en suis aperçu.

– Eh bien, imaginez-vous, mon cher hôte, que dix fois, depuis que vous êtes ici, une dame s'est présentée pour vous parler.

– Une dame ?

– Oui ; une dame voilée qui n'a jamais voulu dire son nom et qui a prétendu qu'elle venait de la part de la reine, à la maison de laquelle elle était attachée.

– Bon ! fit Nicolino, est-ce que ce serait Elena, par hasard ? Ah ! par ma foi ! voilà qui la réhabiliterait dans mon esprit. Et, naturellement, vous lui avez constamment refusé la porte ?

– Venant de la part de la reine, j'ai pensé que sa visite pourrait ne pas vous être agréable, et j'ai craint de vous désobliger en l'introduisant près de vous.

– La dame est-elle jeune ?

– Je le crois.

– Est-elle jolie ?

– Je le gagerais.

– Eh bien, mon cher commandant, une femme jeune et jolie ne désoblige jamais un prisonnier au secret depuis six semaines, vînt-elle de la part du diable, et, je dirai même plus, surtout de la part du diable.

– Alors, dit Roberto Brandi, si cette dame revenait ?

– Si cette dame revenait, faites-la entrer, mordieu !

– Je suis bien aise de savoir cela. Je ne sais pourquoi j'ai dans l'idée qu'elle reviendra ce soir.

– Mon cher commandant, vous êtes un homme charmant, d'une conversation pleine de verve et de fantaisie ; mais vous comprenez : fussiez-vous l'homme le plus spirituel de Naples...

– Oui, vous préféreriez la conversation de la dame inconnue à la mienne ; soit : je suis bon diable et n'ai point d'amour-propre. Maintenant, n'oubliez pas une chose ou plutôt deux choses.

– Lesquelles ?

– C'est que, si je n'ai pas fait entrer la dame plus tôt, c'est que j'ai craint que sa visite ne vous déplût, et que, si je la fais entrer aujourd'hui, c'est que vous m'affirmez que sa visite vous est agréable.

– Je vous l'affirme, mon cher commandant. êtes-vous satisfait ?

– Je le crois bien ! rien ne me satisfait plus que de rendre de petits services à mes prisonniers.

– Oui ; seulement, vous prenez votre temps.

– Monsieur le duc, vous connaissez le proverbe : Tout vient à point à qui sait attendre.

Et, se levant avec son plus aimable sourire, le commandant salua son prisonnier et sortit.

Nicolino le suivit des yeux, se demandant ce qui avait pu arriver d'extraordinaire depuis la veille au matin pour qu'il se fit dans les manières de son juge et de son geôlier un si grand changement à son égard ; et il n'avait pu encore se faire une réponse satisfaisante à sa question, lorsque la porte de son cachot se rouvrit et donna passage à une femme voilée, qui se jeta dans ses bras en levant son voile.

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