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Chapitre LXXVII
Fatalité

Ce n'était point dans sa chambre que s'était retirée Luisa ; c'était dans celle de Salvato.

Dans la lutte entre le devoir et l'amour, le premier avait vaincu ; mais, ayant sacrifié son amour au devoir, elle se croyait par cela même le droit de donner des larmes à son amour.

Aussi, depuis le jour où Luisa avait dit à son mari : « Je partirai avec vous, » elle avait beaucoup pleuré.

Ne sachant comment faire tenir ses lettres à Salvato, elle ne lui avait point écrit ; mais elle avait reçu deux nouvelles lettres de lui.

Cet amour si ardent, cette joie si profonde qu'elle trouvait à chaque ligne dans les lettres du jeune homme lui brisait le cœur, lorsqu'elle songeait surtout à quel amer désappointement Salvato serait en proie quand, plein d'espérance et de sécurité, croyant trouver la fenêtre ouverte et Luisa dans la chambre où elle pleurait si douloureusement à cette heure, il trouverait Luisa absente et la fenêtre fermée.

Et pourtant, elle ne se repentait point de ce qu'elle avait promis ou plutôt offert : elle eût eu le choix, maintenant que l'heure du départ était arrivée, qu'elle eût agi comme elle avait fait.

Elle appela Giovannina.

Celle-ci accourut. Elle avait vu Michele à la cuisine et se doutait qu'il arrivait quelque chose d'extraordinaire.

– Nina, lui dit sa maîtresse, nous quittons Naples cette nuit. C'est vous que je charge du soin de réunir et de mettre dans des caisses les objets de mon usage habituel. Vous les connaissez aussi bien que moi, n'est-ce pas ?

– Sans doute, je les connais, répondit la femme de chambre, et je ferai ce que madame m'ordonne ; mais j'ai besoin que madame ait la bonté de m'éclairer sur un point.

– Lequel ? Dites Nina, répliqua la San Felice, un peu étonnée de la fermeté progressive avec laquelle la femme de chambre avait répondu à l'ordre qu'elle lui donnait.

– Mais sur ces paroles : « Nous quittons Naples ; » madame a dit cela, je crois ?

– Sans doute, je l'ai dit.

– Est-ce que madame comptait m'emmener avec elle ?

– Si vous eussiez voulu, oui ; mais, pour peu que la chose vous déplaise...

Nina vit qu'elle avait été trop loin.

– Si je ne dépendais que de moi, ce serait avec le plus grand plaisir que je suivrais madame jusqu'au bout du monde, dit-elle ; mais, par malheur, j'ai une famille.

– Ce n'est jamais un malheur d'avoir une famille mon enfant, dit Luisa avec une suprême douceur.

– Excusez-moi, madame, si je dis un peu trop franchement...

– Vous n'avez pas besoin d'excuse. Vous avez une famille, disiez-vous, et cette famille, alliez-vous dire, ne permettra point que vous quittiez Naples.

– Non, madame, j'en suis sûre, répondit vivement Giovannina.

– Mais cette famille permettrait-elle, continua Luisa, qui venait de songer qu'il serait moins cruel à Salvato de trouver, elle absente, quelqu'un à qui parler d'elle, qu'une porte fermée et une maison muette, – cette famille permettrait-elle que vous restassiez ici comme une personne de confiance chargée de veiller sur la maison ?

– Oh ! pour cela, oui, s'écria Nina avec une vivacité qui, si elle eût eu le moindre soupçon de ce qui se passait dans le cœur de la jeune fille, eût ouvert les yeux de Luisa.

Puis, se modérant :

– Car ce sera toujours, ajouta-t-elle, un honneur et un plaisir pour moi d'être chargée des intérêts de madame.

– Eh bien, alors, Nina, quoique je sois habituée à votre service, dit la jeune femme, vous resterez. Peut-être notre absence ne sera pas longue. Pendant cette absence, à ceux qui viendront pour me voir – retenez bien mes paroles, Nina, – vous direz que le devoir de mon mari était de suivre le prince, et que mon devoir, à moi, était de suivre mon mari ; vous direz – car vous appréciez mieux que personne, vous qui ne voulez pas quitter Naples, ce que je souffre, moi, en le quittant – vous direz, que c'est les yeux baignés de larmes que je fais mes premiers, et qu'à l'heure de mon départ, je ferai mes derniers adieux à chacune des chambres de cette maison et à chacun des objets renfermés dans ces chambres. Et, quand vous parlerez de ces larmes, vous saurez que ce ne sont point de vaines paroles, car vous les aurez vues couler.

Luisa acheva ces paroles en sanglotant.

Nina la regardait avec une certaine joie, profitant de ce qu'ayant son mouchoir sur les yeux, sa maîtresse ne pouvait lire l'expression fugitive qui éclairait son visage.

– Et... – elle hésita un instant, – et si M. Salvato vient, que lui dirai-je, à lui ?

Luisa découvrit son visage et, avec une suprême sérénité :

– Que je l'aime toujours, répondit-elle, et que cet amour durera autant que ma vie. Allez dire à Michele qu'il ne s'éloigne pas : j'ai à lui parler avant mon départ et je compte sur lui pour me conduire jusqu'au bateau.

Nina sortit.

Restée seule, Luisa imprima son visage dans l'oreiller resté sur le lit, laissa un baiser dans l'empreinte qu'elle avait faite et sortit à son tour.

Trois heures venaient de sonner, et, avec sa ponctualité ordinaire que rien ne pouvait troubler, le chevalier entrait dans la salle à manger par la porte de son cabinet de travail, tandis que Luisa y entrait par celle de sa chambre à coucher.

Michele se tenait debout sur le perron en dehors de la porte.

Le chevalier le chercha des yeux.

– Où est donc Michele ? demanda-t-il. J'espère bien qu'il n'est point parti ?

– Non, dit Luisa, le voici. Viens donc, Michele ! le chevalier t'appelle, et, moi, j'ai besoin de te parler.

Michele entra.

– Tu sais ce qu'a fait ce garçon-là ! dit le chevalier à Luisa en lui posant la main sur l'épaule.

– Non, fit la jeune femme ; quelque chose de bien, j'en suis sûre.

Puis, mélancoliquement :

– On l'appelle Michele le Fou à la Marinella ; mais l'amitié qu'il a pour nous, à mes yeux, du moins, ajouta-t-elle, lui tient lieu de raison.

– Ah ! pardieu ! dit Michele, voilà une belle affaire !

– Il est vrai que cela ne vaut pas la peine d'en parler, continua San Felice avec son bon sourire ; – je suis si distrait, qu'en rentrant, je ne t'en ai rien dit ; – il m'a très-probablement sauvé la vie.

– Allons donc ! fit Michele.

– Sauvé la vie ! Et comment cela ? demanda Luisa avec une vive altération dans la voix.

– Imagine-toi qu'il y avait un drôle qui voulait me faire baiser la tête de ce malheureux Ferrari, et qui, parce que je ne voulais pas la baiser, m'appelait jacobin. C'est malsain, d'être appelé jacobin, par le temps qui court. Le mot commençait à faire son effet. Michele s'est élancé entre moi et la foule, il a joué du sabre et l'homme s'en est allé en me menaçant, je crois. Que pouvait-il donc avoir contre moi ?

– Pas contre vous, mais contre la maison probablement. Vous vous rappelez ce que vous a dit le docteur Cirillo d'un assassinat qui avait eu lieu sous vos fenêtres dans la nuit du 22 au 23 septembre ; eh bien, c'est un des cinq ou six coquins qui ont été si bien étrillés par celui-là même qu'ils voulaient assassiner.

– Ah ! ah ! et c'est sous mes fenêtres qu'il a reçu la balafre qu'il a sous l'œil.

– Justement.

– Je comprends que l'endroit lui paraisse néfaste ; mais qu'ai-je à voir là dedans ?

– Rien, bien entendu ; mais, si jamais vous aviez affaire dans le Vieux-Marché, je vous dirais : « Si cela vous est égal, monsieur le chevalier, n'y allez pas sans moi. »

– Je te le promets. Et maintenant embrasse ta sœur, mon garçon, et mets-toi à table avec nous.

Michele était habitué à cet honneur que lui faisaient de temps en temps le chevalier et Luisa. Il ne fit donc aucune difficulté d'accepter l'invitation, maintenant surtout qu'étant nommé capitaine, il avait monté quelques-uns des degrés de l'échelle sociale qui, autrefois, le séparaient de ses nobles amis.

Vers quatre heures, une voiture s'arrêta à la porte de la rue, Nina introduisit le secrétaire du duc de Calabre, qui passa avec le chevalier dans son cabinet, mais en sortit presque aussitôt.

Michele avait fait semblant de ne rien voir.

En sortant du cabinet, et après avoir reconduit le secrétaire du prince, le chevalier fit à Luisa un signe pour lui demander s'il pouvait se confier à Michele.

Luisa qui savait que Michele se ferait tuer pour elle encore bien plus que pour le chevalier, lui répondit que oui.

Le chevalier regarda un instant Michele.

– Mon cher Michele, lui dit-il, tu vas nous promettre de ne pas dire à qui que ce soit au monde un seul mot du secret que nous allons te confier.

– Ah ! ah ! tu sais ce que c'est, petite sœur ?

– Oui.

– Et il faut se taire ?

– Tu entends bien ce que te dit le chevalier ?

Michele fit une croix sur sa bouche.

– Parlez : c'est comme si le beccaïo m'eût coupé la langue.

– Eh bien, Michele, tout le monde part ce soir.

– Comment, tout le monde ? Qui cela ?

– Le roi, la reine, la famille royale, nous-mêmes.

Les larmes vinrent aux yeux de Luisa. Michele jeta un rapide coup d'œil sur elle et vit ces larmes.

– Et pour quel pays part-on ? demanda Michele.

– Pour la Sicile.

Le lazzarone secoua la tête.

– Ah ! ah ! fit le chevalier.

– Je n'ai pas l'honneur d'être du conseil de Sa Majesté, dit Michele ; mais, si j'en étais, je lui dirais : « Sire, vous avez tort. »

– Oh ! pourquoi n'a-t-il pas des conseillers aussi francs que toi, Michele !

– On le lui a dit, reprit le chevalier ; l'amiral Caracciolo, le cardinal Ruffo le lui ont dit ; mais la reine a eu peur, mais M. Acton a eu peur, et, à la suite du meurtre d'aujourd'hui, le roi s'est décidé à partir.

– Ah ! ah ! fit Michele, je commence à comprendre pourquoi, au nombre des assassins, j'ai vu Pasquale de Simone et le beccaïo. Quant à fra Pacifico, pauvre homme, il y était, comme son âne, sans savoir pourquoi.

– Alors, Michele, demanda Luisa, tu crois que c'est la reine... ?

– Chut ! petit sœur ; on ne dit pas de ces choses-là à Naples, on se contente de les penser. N'importe ! le roi a tort. Si le roi était resté à Naples, jamais les Français n'y seraient entrés, non, jamais : nous nous serions plutôt fait tuer tous ! Ah ! si le peuple savait que le roi veut partir !

– Oui ; mais il ne faut pas qu'il le sache, Michele. Voilà pourquoi je t'ai fait faire serment de ne rien dire ce que j'allais te révéler. Enfin, nous partons ce soir, Michele.

– Et petite sœur aussi ? demanda Michele avec un accent dont il n'avait pu chasser toute surprise.

– Oui ; elle a voulu venir, elle a voulu me suivre, cette chère enfant bien-aimée, dit le chevalier en étendant sa main au-dessus de la table pour chercher celle de Luisa.

– Eh bien, dit Michele, vous pouvez vous vanter d'avoir épousé une sainte, vous !

– Michele !... fit Luisa.

– Je sais ce que je dis. Et vous partez, vous partez ce soir ! Madonna ! moi, je voudrais bien être quelqu'un : je partirais aussi avec vous.

– Viens, Michele ! viens ! s'écria Luisa, qui voyait dans Michele un ami auquel elle pourrait parler de Salvato.

– Par malheur, c'est impossible, petite sœur ; chacun a son devoir. Le tien veut que tu partes, et le mien m'ordonne de rester. Je suis capitaine et chef du peuple, et ce n'est pas seulement pour faire le moulinet autour de la tête du beccaïo que j'ai un sabre au côté : c'est pour me battre, c'est pour défendre Naples, c'est pour tuer le plus de Français que je pourrai.

Luisa ne put réprimer un mouvement.

– Oh ! sois tranquille, petite sœur, reprit Michele en riant, je ne les tuerai pas tous.

– Eh bien, pour en finir, continua le chevalier, nous nous embarquons ce soir à la Vittoria, pour rejoindre la frégate de l'amiral Caracciolo, derrière le château de l'œuf. Je voulais te prier de ne pas quitter ta sœur et, au besoin, de faire pour elle, au moment de l'embarquement, ce que tu as fait, il y a deux heures, pour moi, c'est-à-dire de la protéger.

– Oh ! sous ce rapport-là, vous pouvez être tranquille, chevalier. Pour vous, je me ferais tuer ; mais, pour elle, je me ferais hacher en morceaux. Mais, c'est égal, si le peuple savait cela, il y aurait une fière émeute.

– Ainsi, dit le chevalier se levant de table, j'ai ta parole, Michele : tu ne quittes Luisa que quand elle sera dans la barque.

– Soyez tranquille, je ne la quitte d'ici là pas plus que son ombre un jour de soleil, attendu qu'aujourd'hui je ne sais pas trop ce que chacun de nous a fait de la sienne.

Le chevalier, qui avait tous ses papiers à mettre en ordre, tous ses livres à emballer, tous ses manuscrits commencés à emporter avec lui, rentra dans son cabinet.

Quant à Michele, qui n'avait rien à faire qu'à regarder sa petite sœur, il fixa son regard bienveillant sur elle, et, voyant deux grosses larmes qui coulaient silencieusement de ses beaux yeux sur ses joues :

– C'est égal, dit-il, il y a des hommes qui ont une fière chance, et le chevalier est de ces hommes-là. Mannaggia la Madonna ! ce n'est pas Assunta qui ferait pour moi ce que tu fais pour lui.

Luisa se leva, et, si vite qu'elle rentrât dans sa chambre, si rapidement qu'elle en refermât la porte, Michele put entendre le bruit des sanglots qui, malgré elle, maintenant qu'elle était seule, s'échappaient tumultueusement de sa poitrine.

Nous avons déjà, dans une autre circonstance, et quand c'était Salvato et non Luisa qui quittait Naples, suivi de l'œil le mouvement lent et inégal de l'aiguille sur la pendule. Ce mouvement, en même temps que nous, deux cœurs le suivaient ; mais, appuyés l'un à l'autre, il leur paraissait à coup sûr moins douloureux qu'à ce pauvre cœur isolé qui n'avait d'autre soutien que le sentiment du devoir accompli.

Luisa n'avait, comme d'habitude, fait que passer par sa chambre et avait regagné sur la pointe du pied celle de Salvato. En traversant le corridor, elle avait, avec un certain étonnement, recueilli quelques notes de la voix de Giovannina chantant une gaie chanson napolitaine. Aux accents de cette gaieté un peu intempestive, Luisa avait soupiré et s'était contentée de se dire à elle-même :

– Pauvre fille ! elle est contente de ne pas quitter Naples, et, si j'étais libre et que je restasse comme elle à Naples, comme elle, moi aussi, je chanterais quelque gaie chanson napolitaine.

Et elle était rentrée dans sa chambre, le cœur encore plus oppressé qu'auparavant de cette gaieté qui faisait contraste avec sa douleur.

Il est inutile de dire quelles pensées occupaient le cœur de Luisa une fois qu'elle était rentrée dans le sanctuaire de son amour. Toute sa vie repassait devant ses yeux, et nous disons toute sa vie, car, dans ses souvenirs, elle n'avait vécu que pendant les six semaines que Salvato avait habité cette chambre.

Alors, depuis le moment où le blessé avait été apporté sur son lit de douleur jusqu'à celui où, appuyé à son bras, le convalescent était sorti de la maison par cette fenêtre donnant sur la petite ruelle ; où, avant de quitter cette fenêtre, il avait, dans un premier et dernier baiser, appuyé ses lèvres sur les siennes et versé son âme dans sa poitrine, – alors, non-seulement chaque jour, mais chaque heure du jour passait devant elle, triste ou joyeuse, sombre ou éclairée.

Et, comme toujours, elle suivait, les yeux du corps fermés, mais avec les yeux de l'âme, cette longue et blanche théorie, – lorsqu'elle entendit gratter doucement à sa porte, et que, de sa voix la plus douce, Michele lui souffla par le trou de la serrure :

– C'est moi, petite sœur.

– Entre, Michele, entre, dit-elle ; tu sais bien que, toi, tu peux entrer.

Michele entra ; il tenait une lettre à la main.

Luisa resta les yeux fixés sur cette lettre, les bras étendus, la respiration suspendue.

Aurait-elle cette suprême consolation dans un pareil moment de recevoir une dernière lettre de Salvato ?

– C'est une lettre de Portici, dit Michele. Je l'ai prise des mains du facteur, et je te l'apporte.

– Oh ! donne, donne ! s'écria Luisa, c'est de lui !

Michele lui remit la lettre et alla fermer la porte. Mais, avant de la fermer :

– Dois-je rester ? dois-je sortir ? demanda-t-il.

– Reste, reste, cria Luisa. Tu sais bien que je n'ai pas de secrets pour toi.

Michele resta, mais se tint près de la porte.

Luisa décacheta vivement la lettre, et, comme toujours, essaya vainement de la lire. Les larmes et l'émotion étendaient devant ses yeux un brouillard qu'il fallait quelques secondes pour dissiper.

Enfin, elle put lire :

« San-Germano, 19 décembre, au matin. »

– Il est à San-Germano, ou plutôt il y était lorsqu'il m'écrivait cette lettre, dit Luisa à Michele.

– Lis, petite sœur, lui répondit celui-ci : cela te fera du bien.

Elle reprit, – car elle s'était interrompue pour respirer en renversant sa tête en arrière et en appuyant la lettre contre son cœur, – elle reprit :

« San-Germano, 19 décembre, au matin.

» Chère Luisa,

» Laissez-moi partager avec vous une grande joie : je viens de revoir la seule personne que j'aime d'un amour égal à celui que je vous ai voué, quoiqu'il soit bien différent : je viens de revoir mon père !

» Ce qu'il est et où il est, c'est un secret que je dois garder, même vis-à-vis de vous, mais que néanmoins je vous dirais bien certainement si j'étais près de vous. Un secret pour vous ! En vérité, j'en ris moi-même. Est-ce qu'on a des secrets pour sa seconde âme ?

» Je viens de passer une nuit, depuis neuf heures du soir jusqu'à six heures du matin avec mon père, que, depuis dix ans, je n'avais pas vu. Toute la nuit, il m'a parlé de la mort et de Dieu ; toute la nuit, je lui ai parlé de mon amour et de vous.

» C'est à la fois, chose rare, un esprit élevé et un cœur tendre que mon père. Il a beaucoup aimé, beaucoup souffert, et, plaignez-le, il ne croit pas.

» Priez pour le père, cher ange du fils, et Dieu, qui ne doit avoir rien à vous refuser, lui accordera peut-être la foi.

» Une autre femme que vous, Luisa, se serait étonnée de ne pas avoir trouvé vingt fois dans ces lignes le mot : « Je vous aime ! » Vous l'avez déjà lu cent fois, vous, n'est-ce pas ? Vous parler de mon père, dont je ne puis parler à personne, vous dire ma joie de l'avoir revu, vous le comprenez bien, n'est-ce pas ? c'est mettre mon cœur dans vos mains, et c'est vous dire à deux genoux : « Je vous aime, ma Luisa ! je vous aime ! »

» Me voilà donc à vingt lieues de vous, ma belle fée du Palmier, et, quand vous recevrez cette lettre, j'en serai plus rapproché encore. Les brigands nous harcèlent, nous assassinent, nous mutilent, mais ne nous arrêtent point. C'est que nous ne sommes point une armée, c'est que nous ne sommes point des hommes en marche pour envahir un royaume et conquérir une capitale : nous sommes une idée faisant le tour du monde.

» Bon ! voilà que je parle politique !

» Je parie que je devine où vous lisez ma lettre. Vous la lisez dans notre chambre, assise au chevet de mon lit, dans cette chambre où nous nous reverrons et ou j'oublierai, en vous revoyant, les longs jours passés loin de vous... »

Luisa s'interrompit : les larmes lui voilaient les yeux, les sanglots lui coupaient la voix.

Michele courut à elle et se mit à ses genoux.

– Voyons, petite sœur, lui dit-il, du courage ! C'est beau, ce que tu fais, et le bon Dieu t'en récompensera. Et qui sait, mon Dieu ! vous êtes jeunes tous deux : peut-être, un jour, vous reverrez-vous.

Luisa secoua la tête.

– Non, non, dit-elle avec un mouvement qui fit pleuvoir les larmes de ses yeux fermés ; non, nous ne nous reverrons jamais. Et il vaut mieux que je ne le revoie pas ; je l'aime trop, Michele, et ce n'est que depuis que j'ai décidé de ne plus le revoir que je sais combien je l'aime.

– Enfin, tu sais, dit Michele, il y a dans ta douleur quelque chose de bon à ce que tu ne le revoies pas ; il y avait, au bout de votre amour, une triste prédiction de Nanno.

– Oh ! s'écria Luisa, que m'importeraient toutes les prédictions du monde si je pouvais l'aimer sans crime !

– Voyons, lis, lis ; cela vaudra mieux, dit Michele.

– Non, dit Luisa mettant la lettre à moitié lue dans sa poitrine, non, s'il me parlait trop du bonheur qu'il aura de me revoir, peut-être ne partirais-je pas !

En ce moment, on entendit la voix de San Felice qui appelait Luisa.

La jeune femme s'élança dans le corridor, dont Michele ferma la porte derrière elle et derrière lui.

La porte de la salle à manger donnant sur le salon était ouverte ; dans le salon, était le docteur Cirillo.

Une vive rougeur monta aux joues de Luisa. Le docteur Cirillo, lui aussi, était dans son secret. D'ailleurs, elle n'ignorait point que c'était par les mains du comité libéral, dont Cirillo faisait partie, que lui parvenaient les lettres de Salvato.

– Chère amie, dit le chevalier à Luisa, voici notre bon docteur, que nous n'avions pas vu depuis longtemps, qui vient prendre des nouvelles de ta santé ; j'espère qu'il en sera content.

Le docteur salua la jeune femme et s'aperçut, au premier coup d'œil, du trouble moral qui l'agitait.

– Elle va mieux, dit-il, mais elle n'est point encore guérie, et je suis enchanté d'être venu aujourd'hui.

Le docteur appuya sur le mot aujourd'hui ; Luisa baissa les yeux.

– Allons, dit San Felice, il faut encore que je vous laisse seul avec elle. En vérité, vous autres médecins, vous avez des privilèges que les maris eux-mêmes n'ont pas. Heureusement pour vous, j'ai quelque chose à faire ; sans quoi, bien certainement j'écouterais à la porte.

– Et vous auriez tort, mon cher chevalier, dit Cirillo ; car nous avons à nous dire des choses de la plus haute importance politique ; n'est-ce pas, ma chère enfant ?

Luisa essaya de sourire ; mais ses lèvres ne se crispèrent que pour laisser passer un soupir.

– Allons, allons, laissez-nous, chevalier, dit Cirillo ; c'est plus grave que je ne croyais.

Et, en riant, il poussa San Felice vers la porte, qu'il ferma derrière lui.

Puis, revenant à Luisa et lui prenant les deux mains.

– à nous deux, ma chère fille, lui dit-il. Vous avez pleuré ?

– Oh ! oui, et beaucoup ! murmura-t-elle.

– Depuis que vous avez reçu une lettre de lui, ou auparavant ?

– Auparavant et depuis.

– Lui est-il arrivé quelque accident ?

– Aucun, Dieu merci !

– Tant mieux, car c'est une noble et vigoureuse nature ; un de ces hommes comme nous n'en aurons jamais assez dans notre pauvre royaume de Naples. Vous avez donc un autre sujet de chagrin ?

Luisa ne répondit point, mais ses yeux se mouillèrent.

– Vous n'avez point à vous plaindre de San Felice, je présume ? demanda Cirillo.

– Oh ! s'écria Luisa en joignant les mains, c'est l'ange de la paternelle bonté.

– Je comprends, il part et vous restez.

– Il part, et je le suis.

Cirillo regarda la jeune femme d'un œil étonné qui, peu à peu, se mouilla de larmes.

– Et vous, lui dit-il, quel ange êtes-vous ? Je n'en connais pas au ciel un seul dont vous ne soyez digne de porter le nom, et qui soit digne de porter le vôtre.

– Vous voyez bien que je ne suis pas un ange, puisque je pleure ; les anges ne pleurent pas pour faire leur devoir.

– Faites-le, et pleurez en le faisant, vous n'en aurez que plus de mérite ; faites-le, et, moi, je ferai le mien en lui disant combien vous l'aimez, combien vous avez souffert. Allez ! et, de temps en temps, dans vos prières, dites un mot de moi : ce sont les voix comme la vôtre qui ont l'oreille du Seigneur.

Cirillo voulut lui baiser les mains ; mais Luisa lui jeta ses bras au cou.

– Oh ! embrassez-moi comme un père embrasse sa fille, lui dit-elle.

Et, comme l'illustre docteur l'embrassait avec un respect mêlé d'admiration :

– Oh ! vous le lui direz ! vous le lui direz ! n'est-ce pas ? murmura-t-elle tout bas à son oreille.

Cirillo lui serra la main en signe de promesse.

San Felice entra et trouva Luisa dans les bras de son ami.

– Eh bien, lui dit-il en riant ; c'est donc en les embrassant que vous donnez des consultations à vos malades, docteur ?

– Non ; mais c'est en les embrassant que je prends congé de ceux que j'aime, de ceux que j'estime, de ceux que je vénère. Ah ! chevalier, chevalier, vous êtes un homme heureux !

– Il est si digne de l'être, dit Luisa tendant la main à son mari.

– Ce n'est pas toujours une raison, dit Cirillo. Et maintenant, au revoir, chevalier, car j'espère que nous nous reverrons. Allez ! et servez votre prince. Moi, je reste et vais tâcher de servir mon pays.

Puis, réunissant la main du mari et celle de la femme dans la sienne :

– Je voudrais être saint Janvier, leur dit-il, non pas pour faire un miracle deux fois par an, ce qui est bien joli cependant dans notre époque où les miracles sont rares, mais pour vous bénir comme vous méritez de l'être. Adieu !

Et il s'élança hors de la maison.

San Felice le suivit jusqu'au perron, lui fit encore un signe d'adieu de la main ; puis, revenant à sa femme :

– à dix heures, lui dit-il, la voiture du prince vient nous prendre ici.

– à dix heures, je serai prête, répondit Luisa.

Elle l'était, en effet. Après avoir dit adieu à la chambre bien-aimée, après avoir pris congé de tous les objets qu'elle renfermait, après avoir coupé une boucle de ses beaux cheveux blonds, après avoir noué avec eux, aux pieds du crucifix, un billet sur lequel elle avait écrit ces quatre mots : « Mon frère, je t'aime ! » elle prit le bras de son mari, et, éplorée comme la Madeleine, mais pure comme la Vierge, elle monta avec lui dans la voiture du prince.

Michele monta sur le siège.

Nina, les lèvres frémissantes de joie, baisa la main de sa maîtresse.

Puis la portière se referma et la voiture partit.

Nous avons dit le temps qu'il faisait. Le vent, la grêle et la pluie battaient les vitres de la voiture, et le golfe que, malgré l'obscurité, l'on apercevait dans toute son étendue, n'était qu'une nappe d'écume boursouflée par les vagues. San Felice jeta un regard d'effroi sur cette mer furieuse, que Luisa, battue d'une tempête bien autrement violente, ne voyait même pas. L'idée du danger auquel il allait exposer la seule créature qu'il aimât au monde, l'épouvanta. Il tourna les yeux vers Luisa. Elle était pâle et immobile dans l'angle de la voiture. Ses yeux étaient fermés, et, ne croyant pas être vue dans l'obscurité, elle laissait couler des larmes sur ses joues. Alors, pour la première fois, l'idée vint au chevalier que sa femme lui faisait quelque grand sacrifice qu'il ignorait. Il prit sa main et la porta à ses lèvres. Luisa rouvrit les yeux, et, souriant à son mari à travers les larmes :

– Que vous êtes bon, mon ami, lui dit-elle, et que je vous aime !

Le chevalier passa un bras autour de son cou, appuya la tête de Luisa contre sa poitrine, et, relevant le capuchon de la mante de satin qui les couvrait, il baisa ses cheveux d'une lèvre frémissante et plus que paternelle cette fois.

Luisa ne put retenir un gémissement.

Le chevalier fit semblant de ne pas l'entendre.

On arriva à la descente de la Vittoria.

Une barque, montée de six rameurs, attendait, se maintenant à grand'peine contre les vagues qui la poussaient vers la plage.

à peine les rameurs avaient-ils vu la voiture s'arrêter, que, comprenant que ceux qu'ils attendaient étaient dedans, ils crièrent :

– Faites vite ! la mer est mauvaise ; à peine sommes-nous maîtres de la barque.

Et, en effet, San Felice n'eut qu'à jeter un coup d'œil sur l'embarcation pour voir qu'elle et ceux qui la montaient étaient en danger de perdition.

Le chevalier dit un mot tout bas au cocher, un mot tout bas à Michele, prit Luisa par le bras et descendit avec elle jusqu'à la plage.

Avant qu'ils fussent arrivés au bord de la mer, une vague, en se brisant sur le sable, les avait couverts d'écume.

Luisa jeta un cri.

Le chevalier la prit entre ses bras et la pressa contre son cœur.

Puis, appelant Michele d'un signe :

– Attends, dit-il à Luisa ; je descends dans la barque, et, une fois descendu, Michele et moi, nous t'aiderons à descendre à ton tour.

Luisa en était à ce point de la douleur qui précède le complet anéantissement des forces et qui laisse à peine à la volonté la facilité de s'exprimer. Elle passa donc, presque sans s'en apercevoir, des bras du chevalier dans ceux de son frère de lait.

Le chevalier s'approcha résolument de la barque, et, au moment où, à l'aide d'une gaffe, deux hommes la maintenaient, sinon immobile, du moins proche du rivage, il sauta dans l'embarcation en criant :

– Au large !

– Et la petite dame ? demanda le patron.

– Elle reste, dit San Felice.

– Le fait est, répliqua le patron, que ce n'est pas là un temps à embarquer des femmes. Nagez, mes garçons ! nagez d'ensemble, et vivement !

En une seconde, la barque fut à dix brasses du rivage.

Tout cela s'était passé si rapidement, que Luisa n'avait pas eu le temps de deviner la résolution de son mari, et, par conséquent, de la combattre.

En voyant la barque s'éloigner, elle jeta un cri :

– Et moi ! et moi ! dit-elle en essayant de s'arracher des bras de Michele pour suivre son mari, et moi ! vous m'abandonnez donc ?

– Que dirait ton père, à qui j'ai promis de veiller sur toi, en me voyant t'exposer à un pareil danger ? répondit San Felice en haussant la voix.

– Mais je ne puis rester à Naples ! cria Luisa en se tordant les bras ; je veux partir, je veux vous suivre ! à moi, Luciano ! si je reste, je suis perdue !

Le chevalier était déjà loin ; une rafale de vent apporta ces mots :

– Michele, je te la confie !

– Non, non, cria Luisa désespérée ; à personne qu'à toi, Luciano ! Tu ne sais donc pas ! je l'aime !

Et, en jetant au chevalier ces derniers mots, dans lesquels Luisa avait mis tout ce qui lui restait de force, son âme sembla l'abandonner.

Elle s'évanouit.

– Luisa ! Luisa ! fit Michele en essayant vainement de rappeler sa sœur de lait à la vie.

– Anankè ! murmura une voix derrière Michele.

Le lazzarone se retourna.

Une femme était debout derrière eux, et, à la lueur d'un éclair, il reconnut l'Albanaise Nanno, qui, voyant le chevalier parti pour la Sicile et Luisa rester à Naples, prononçait en grec le mot mystérieux et terrible que nous avons donné pour titre à ce chapitre : FATALITé.

Au même moment, la barque qui emportait le chevalier disparaissait derrière la sombre et massive construction du château de l'œuf.

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