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Chapitre LXXIV
La réponse de l'empereur

Cependant le temps marchait avec son impassible régularité, et, quoique harcelée de tous côtés par les bandes de Pronio, de Gaetano Mammone et de Fra-Diavolo, l'armée française suivait, aussi impassible que le temps, sa triple route à travers les Abruzzes, la Terre de Labour et cette partie de la Campanie dont la mer Tyrrhénienne baigne le rivage. On était averti à Naples de tous les mouvements des républicains, et l'on y avait su, dès le 20, que le corps principal, c'est-à-dire celui qui était commandé par le général Championnet en personne, avait campé le 18 au soir à San-Germano et s'avançait sur Capoue par Mignano et Calvi.

Le 20, à huit heures du matin, le prince de Maliterno et le duc de Rocca-Romana, chacun à la tête d'un régiment de volontaires recrutés parmi la jeunesse noble ou riche de Naples et de ses environs, étaient venus prendre congé de la reine et étaient partis pour marcher au-devant des républicains.

Plus le danger approchait, plus se séparaient en deux camps opposés le parti du roi et celui de la reine.

Le parti du roi se composait du cardinal Ruffo, de l'amiral Caracciolo, du ministre de la guerre Ariola, et de tous ceux qui, tenant à l'honneur du nom napolitain, voulaient la résistance à tout prix et la défense de Naples poussée à la dernière extrémité.

Le parti de la reine, se composant de sir William, d'Emma Lyonna, de Nelson, d'Acton, de Castelcicala, de Vanni et de Guidobaldi, voulait l'abandon de Naples, la fuite prompte et sans lutte comme sans délai.

Puis, au milieu de tout cela, un grand trouble agitait l'esprit de la reine ; elle craignait d'un moment à l'autre le retour de Ferrari. Le roi, se voyant insolemment trompé, sachant enfin à qui il devait s'en prendre de tous les désastres qui accablaient le royaume, pouvait, comme les natures faibles, puiser dans sa terreur même un moment d'énergie et de volonté... et, pendant ce moment, échapper pour toujours à cette pression qu'opéraient sur lui depuis vingt ans un ministre qu'il n'avait jamais aimé et une épouse qu'il n'aimait plus. Tant qu'elle avait été jeune et belle, Caroline avait eu à sa disposition un moyen infaillible de ramener le roi à elle, et elle en avait usé ; mais elle commençait, comme dit Shakespeare, à descendre la vallée de la vie, et le roi, entouré de jeunes et jolies femmes, échappait facilement à ses fascinations.

Dans la soirée du 20, il y eut conseil d'état : le roi se prononça ouvertement et fermement pour la défense.

Le conseil fut clos à minuit.

De minuit à une heure, la reine resta dans la chambre obscure, et elle ramena chez elle Pasquale de Simone, lequel reçut des instructions secrètes de la bouche d'Acton, qui l'attendait chez la reine. à une heure et demie, Dick partit pour Bénévent, où, depuis deux jours déjà, avait été envoyé, par un palefrenier de confiance, un des chevaux les plus vites des écuries d'Acton.

La journée du 21 s'ouvrit par un de ces ouragans qui, à Naples, durent habituellement trois jours, et qui ont donné lieu à ce proverbe : Nasce, pasce, mori ; il naît, se repaît et meurt.

Malgré les alternatives de pluie tombant par ondées, de vent soufflant par rafales, le peuple, qui avait ce vague sentiment d'une grande catastrophe, encombrait, plein d'émotion, les rues, les places, les carrefours.

Mais ce qui indiquait quelque circonstance extraordinaire, c'est que ce n'était point dans les vieux quartiers que le peuple se pressait ; et, quand nous disons le peuple, nous disons cette multitude de mariniers, de pêcheurs et de lazzaroni qui tient lieu de peuple à Naples. On remarquait, au contraire, des groupes nombreux et animés, parlant haut, gesticulant avec rage, dispersés de la strada del Molo à la place du Palais, c'est-à-dire sur toute l'étendue du largo del Castello, du théâtre de San-Carlo et de la rue de Chiaïa. Ces groupes semblaient, tout en enveloppant le palais royal, veiller sur la rue de Tolède et la strada del Piliero. Enfin, au milieu de ces groupes, trois hommes, fatalement connus déjà dans les émeutes précédentes, parlaient plus haut et s'agitaient plus ardemment. Ces trois hommes, c'étaient Pasquale de Simone, le beccaïo, rendu hideux par la cicatrice qui lui balafrait le visage et lui fendait l'œil, et fra Pacifico, qui, sans être dans le secret, sans savoir de quoi il était question, lâchant la bride à son caractère violent et tapageur, frappait de son bâton de laurier, tantôt le pavé, tantôt la muraille, tantôt le pauvre Jacobino, bouc émissaire des passions du terrible franciscain.

Toute cette foule, sans savoir ce qu'elle attendait, semblait attendre quelqu'un ou quelque chose ; et le roi, qui n'en savait pas plus qu'elle, mais que ce rassemblement inquiétait, caché derrière la jalousie d'une fenêtre de l'entre-sol, regardait, tout en caressant machinalement Jupiter, cette foule qui faisait de temps en temps, comme un roulement de tonnerre ou un rugissement de l'eau, entendre le double cri de « Vive le roi ! » et de « Mort aux jacobins ! »

La reine, qui s'était informée où était le roi, se tenait dans la pièce à côté avec Acton, prête à agir selon les circonstances, tandis qu'Emma, dans l'appartement de la reine, emballait avec la San-Marco les papiers les plus secrets et les bijoux les plus précieux de sa royale amie.

Vers onze heures, un jeune homme déboucha, au grand galop d'un cheval anglais, par le pont de la Madeleine, suivit la Marinella, la strada Nuova, la rue du Pilier, le largo Castello, la rue Saint-Charles, échangea des signes avec Pasquale de Simone et le beccaïo, s'engouffra par la grande porte dans les cours du palais royal, sauta sur les dalles, jeta la bride de son cheval aux mains d'un palefrenier, et, comme s'il eût su d'avance où retrouver la reine, entra dans le cabinet où elle attendait avec Acton, et dont, comme par enchantement, la porte, à son approche, s'ouvrit devant lui.

– Eh bien ? demandèrent ensemble la reine et Acton.

– Il me suit, dit-il.

– Dans combien de temps, à peu près, sera-t-il ici ?

– Dans une demi-heure.

– Ceux qui l'attendent sont-ils prévenus ?

– Oui.

– Eh bien, allez chez moi, et dites à lady Hamilton de prévenir Nelson.

Le jeune homme monta par les escaliers de service avec une rapidité qui indiquait combien lui étaient familiers tous les détours du palais, et transmit à Emma Lyonna les désirs de la reine.

– Avez-vous un homme sûr pour porter un billet à milord Nelson ?

– Moi, répondit le jeune homme.

– Vous savez qu'il n'y a pas de temps à perdre.

– Je m'en doute.

– Alors...

Elle prit une plume, de l'encre, une feuille de papier sur le secrétaire de la reine et écrivit cette seule ligne :

« Ce sera probablement pour ce soir ; tenez-vous prêt.

» EMMA. »

Le jeune homme, avec la même promptitude qu'il avait mise à monter les escaliers, les descendit, traversa les cours, prit la pente qui conduit au port militaire, se jeta dans une barque, et, malgré le vent et la pluie, se fit conduire au Van-Guard, qui, ses mâts de perroquet abattus, pour donner moins de prise à la tempête, se tenait à cinq ou six encablures du port militaire, affourché sur ses ancres, environné des autres bâtiments anglais et portugais placés sous les ordres de l'amiral Nelson.

Le jeune homme, qui – nos lecteurs l'ont deviné – n'était autre que Richard, se fit reconnaître de l'amiral, monta lestement l'escalier de tribord, trouva Nelson dans sa cabine et lui remit le billet.

– Les ordres de Sa Majesté vont être exécutés, dit Nelson ; et, pour que vous en rendiez bon témoignage, vous-même en serez porteur.

– Henry, dit Nelson à son capitaine de pavillon, faites armer le canot et que l'on se tienne prêt à conduire monsieur à bord de l'Alcmène.

Puis, mettant le billet d'Emma dans sa poitrine, il écrivit à son tour :

« Très-secret

» Trois barques et le petit cutter de l'Alcmène, armés d'armes blanches seulement, pour se trouver à la Vittoria à sept heures et demie précises.

» Une seule barque accostera ; les autres se tiendront à une certaine distance, les rames dressées. La barque qui accostera sera celle du Van-Guard.

» Toutes les barques seront réunies à bord de l'Alcmène avant sept heures, sous les ordres du commandant Hope.

» Les grappins dans les chaloupes.

» Toutes les autres chaloupes du Van-Guard et de l'Alcmène, armées de couteaux, et les canots avec leurs caronades seront réunis à bord du Van-Guard, sous le commandement du capitaine Hardi, qui s'en éloignera à huit heures précises pour prendre la mer à moitié chemin du Molosiglio.

» Chaque chaloupe devra porter de quatre à six soldats.

» Dans le cas où l'on aurait besoin de secours, faire des signaux au moyen de feux.

» HORACE NELSON.

» L'Alcmène se tiendra prête à filer dans la nuit, si la chose est nécessaire. »

Pendant que ces ordres étaient reçus avec un respect égal à la ponctualité avec laquelle ils devaient être exécutés, un second courrier débouchait à son tour du pont de la Madeleine, et, suivant la route du premier, s'engageait sur le quai de la Marinella, longeait la strada Nuova et arrivait à la strada del Piliero.

Là, il commença de trouver la foule plus épaisse, et, malgré son costume, dans lequel il était facile de reconnaître un courrier du cabinet du roi, il éprouva de la difficulté à continuer son chemin, en conservant à son cheval la même allure. D'ailleurs, comme s'ils l'eussent fait exprès, des hommes du peuple se faisaient heurter par son cheval, et, mécontents du heurt, commençaient à l'injurier. Ferrari, car c'était lui, habitué à voir respecter son uniforme, répondit d'abord par quelques coups de fouet solidement sanglés à droite et à gauche. Les lazzaroni s'écartèrent et se turent par habitude. Mais, comme il arrivait à l'angle du théâtre Saint-Charles, un homme voulut croiser le cheval, et le croisa si maladroitement, qu'il fut renversé par lui.

– Mes amis, cria-t-il en tombant, ce n'est pas un courrier du roi, comme son costume pourrait vous le faire croire. C'est un jacobin déguisé qui se sauve ! à mort le jacobin ! à mort !

Les cris « Le jacobin ! le jacobin ! à mort le jacobin ! » retentirent alors dans la foule.

Pasquale de Simone lança au cheval son couteau, qui entra jusqu'au manche au défaut de l'épaule.

Le beccaïo se précipita à la tête, et, habitué à saigner les brebis et les moutons, il lui ouvrit l'artère du cou.

Le cheval se dressa, hennit de douleur, battit l'air de ses pieds de devant, tandis qu'un flot de sang jaillissait sur les assistants.

La vue du sang a une influence magique sur les peuples méridionaux. à peine les lazzaroni se sentirent-ils arrosés par la rouge et tiède liqueur, à peine respirèrent-ils l'âcre parfum qu'elle répand, qu'ils se ruèrent avec des cris féroces sur l'homme et sur le cheval.

Ferrari sentit que, si son cheval s'abattait, il était perdu. Il le soutint tant qu'il put de la bride et des jambes ; mais le malheureux animal était blessé mortellement. Il se jeta, en trébuchant, à gauche et à droite, puis il butta des jambes de devant, se releva par un effort désespéré de son maître, et fit un bond en avant. Ferrari sentit que sa monture pliait sous lui. Il n'était qu'à cinquante pas du corps de garde du palais : il appela au secours ; mais le bruit de sa voix se perdit dans les cris, cent fois répétés, « à mort le jacobin ! » Il saisit un pistolet dans ses fontes, espérant que la détonation serait mieux entendue que ses cris. En ce moment, son cheval s'abattit. La secousse fit partir le pistolet au hasard, et la balle alla frapper un jeune garçon de huit ou dix ans, qui tomba.

– Il assassine les enfants ! cria une voix.

à ce cri, fra Pacifico, qui s'était, jusque-là, tenu assez tranquille, se rua dans la foule, qu'il écarta de ses coudes aigus et durs comme des coins de chêne. Il pénétra jusqu'au centre de la mêlée au moment où, tombé avec son cheval, le malheureux Ferrari essayait de se remettre sur ses pieds. Avant qu'il y fût parvenu, la massue du moine s'abattait sur sa tête ; il tomba comme un bœuf frappé du maillet. Mais ce n'était point cela qu'on voulait : c'était sous les yeux du roi que Ferrari devait mourir. Les cinq ou six sbires qui étaient dans le secret du drame, entourèrent le corps et le défendirent, tandis que le beccaïo, le traînant par les pieds, criait :

– Place au jacobin !

On laissa le cadavre du cheval où il était, mais après l'avoir dépouillé, et l'on suivit le beccaïo. Au bout de vingt pas, on se trouva en face de la fenêtre du roi. Voulant savoir la cause de cet effroyable tumulte, le roi ouvrit la jalousie. à sa vue, les cris se changèrent en vociférations. En entendant ces hurlements, le roi crut qu'effectivement c'était quelque jacobin dont on faisait justice. Il ne détestait point cette manière de le débarrasser de ces ennemis. Il salua le peuple, le sourire sur les lèvres ; le peuple, se sentant encouragé, voulu montrer à son roi qu'il était digne de lui. Il souleva le malheureux Ferrari, sanglant, déchiré, mutilé, mais vivant encore, entre ses bras ; le cadavre venait de reprendre connaissance : il ouvrit les yeux, reconnut le roi, étendit les bras vers lui en criant :

– à l'aide ! au secours ! Sire, c'est moi ! moi, votre Ferrari !

à cette vue inattendue, terrible, inexplicable, le roi se rejeta en arrière et alla dans les profondeurs de la chambre tomber à moitié évanoui sur un fauteuil, – tandis qu'au contraire, Jupiter, qui, n'étant ni homme ni roi, n'avait aucune raison d'être ingrat, jeta un hurlement de douleur, et, les yeux sanglants, l'écume à la bouche, sautant par la fenêtre, s'élança au secours de son ami.

Dans ce moment, la porte de la chambre s'ouvrit : la reine entra, saisit le roi par la main, le força de se lever, le traîna vers la fenêtre, et, lui montrant ce peuple de cannibales qui se partageait les morceaux de Ferrari :

– Sire, dit-elle, vous voyez les hommes sur lesquels vous comptez pour la défense de Naples et pour la nôtre ; aujourd'hui, ils égorgent vos serviteurs ; demain, ils égorgeront nos enfants ; après-demain, ils nous égorgeront nous-mêmes. Persistez-vous toujours dans votre désir de rester ?

– Faites tout préparer ! s'écria le roi : ce soir, je pars...

Et, croyant toujours voir l'égorgement du malheureux Ferrari, croyant toujours entendre sa voix mourante qui appelait au secours, il s'enfuit la tête dans les mains, fermant les yeux, bouchant ses oreilles et se réfugiant dans celle des chambres de ses appartements qui était la plus éloignée de la rue.

Lorsqu'il en sortit, deux heures après, la première chose qu'il vit, fut Jupiter couché tout sanglant sur un morceau de drap qui paraissait, par des restes de fourrure et des fragments de brandebourgs, avoir appartenu au malheureux courrier.

Le roi s'agenouilla près de Jupiter, s'assura que son favori n'avait aucune blessure grave, et, désirant savoir sur quoi le fidèle et courageux animal était couché, il tira de dessous lui, malgré ses gémissements, un fragment de la veste de Ferrari que le chien avait disputé et arraché à ses bourreaux.

Par un hasard providentiel, ce morceau était celui où se trouvait la poche de cuir destinée à renfermer les dépêches ; le roi ouvrit le bouton qui la fermait et trouva intact le pli impérial que le courrier rapportait en réponse à sa lettre.

Le roi rendit à Jupiter le lambeau de vêtement, sur lequel celui-ci se recoucha en poussant un hurlement lugubre ; puis il rentra dans sa chambre, s'y enferma, décacheta la lettre impériale et lut :

« à mon très-cher frère et aimé cousin, oncle, beau-père, allié et confédéré.

» Je n'ai jamais écrit la lettre que vous m'envoyez par votre courrier Ferrari, et qui est falsifiée d'un bout à l'autre.

» Celle que j'ai eu l'honneur d'écrire à Votre Majesté était tout entière de ma main, et, au lieu de l'exciter à entrer en campagne, l'invitait à ne rien tenter avant le mois d'avril prochain, époque seulement où je compte voir arriver nos bons et fidèles alliés les Russes.

» Si les coupables sont de ceux que la justice de Votre Majesté peut atteindre, je ne lui cache point que j'aimerais à les voir punir comme ils le méritent.

» J'ai l'honneur d'être avec respect, de Votre Majesté, le très-cher frère, aimé cousin, neveu, gendre, allié et confédéré.

» FRANçOIS. »

La reine et Acton venaient de commettre un crime inutile.

Nous nous trompons : ce crime avait son utilité, puisqu'il déterminait Ferdinand à quitter Naples et à se réfugier en Sicile !

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