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Chapitre LVIII
Tout est perdu, voire l'honneur

Presque aussitôt, en effet, le roi entra, suivi du duc d'Ascoli. Une fois arrivé, et n'ayant plus rien à craindre, le roi avait repris son rang et était passé le premier.

Sa Majesté était dans une singulière disposition d'esprit ; le dépit que lui inspirait sa défaite luttait en elle contre la satisfaction d'avoir échappé au danger, et il éprouvait ce besoin de railler qui lui était naturel, mais qui devenait plus amer dans les circonstances où il se trouvait.

Ajoutez à cela le malaise physique d'un homme, disons plus, d'un roi qui vient de faire soixante lieues dans un mauvais calessino, sans trouver à manger, par une froide journée et par une pluvieuse nuit de décembre.

– Brrrou ! fit-il en entrant et en se frottant les mains sans paraître faire attention aux personnes qui se trouvaient là. Il fait meilleur ici que sur la route d'Albano ; qu'en dis-tu, Ascoli ?

Puis, comme les convives de la reine se confondaient en révérences :

– Bonsoir, bonsoir, continua-t-il ; je suis bien content de trouver la table mise. Depuis Rome, nous n'avons pas trouvé un morceau de viande à nous mettre sous la dent. Du pain et du fromage sur le pouce ou plutôt sous le pouce, comme c'est restaurant ! Pouah ! les mauvaises auberges que celles de mon royaume, et comme je plains les pauvres diables qui comptent sur elles ! à table, d'Ascoli, à table ! J'ai une faim d'enragé.

Et le roi se mit à table sans s'inquiéter s'il prenait la place de quelqu'un et fit asseoir d'Ascoli près de lui.

– Sire, seriez-vous assez bon pour calmer mon inquiétude, fit la reine en s'approchant de son auguste époux, dont le respect tenait tout le monde éloigné, en me disant à quelle circonstance je dois le bonheur de ce retour inattendu ?

– Madame, vous m'avez raconté, je crois, – à coup sûr, ce n'est point San-Nicandro, – l'histoire du roi François Ier, qui, après je ne sais quelle bataille, prisonnier de je ne sais quel empereur, écrivait à madame sa mère une longue lettre qui finissait par cette belle phrase : Tout est perdu, fors l'honneur. Eh bien, supposez que j'arrive de Pavie, – c'est le nom de la bataille, je me le rappelle maintenant ; – supposez donc que j'arrive de Pavie et que, n'ayant pas été assez bête pour me laisser prendre comme le roi François Ier, au lieu de vous écrire, je viens vous dire moi-même...

– Tout est perdu, fors l'honneur ! s'écria la reine effrayée.

– Oh ! non, madame, dit le roi avec un rire strident, il y a une petite variante : Tout est perdu, voire l'honneur !

– Oh ! sire, murmura d'Ascoli honteux, comme Napolitain, de ce cynisme du roi.

– Si l'honneur n'est pas perdu, d'Ascoli, fit le roi en fronçant le sourcil et en serrant les dents, preuve qu'il n'était pas aussi insensible à la situation qu'il feignait de le paraître, après quoi donc couraient ces gens qui couraient si fort, qu'en payant un ducat et demi de guides, j'ai eu toutes les peines du monde à les dépasser ? Après la honte !

Tout le monde se taisait, et il s'était fait un silence de glace ; car, sans rien savoir encore, on soupçonnait déjà tout. Le roi, nous l'avons dit, était assis et avait fait asseoir le duc d'Ascoli à son côté, et, allongeant sa fourchette, il avait pris, sur le plat qui se trouvait en face de lui, un faisan rôti qu'il avait divisé en deux parts et dont il avait mis une moitié sur son assiette et passé l'autre à d'Ascoli.

Le roi regarda autour de lui et vit que tout le monde était debout, même la reine.

– Asseyez-vous donc, asseyez-vous donc, dit-il ; quand vous aurez mal soupé, les affaires n'en iront pas mieux.

Se versant alors un plein verre de vin de Bordeaux, et passant la bouteille à d'Ascoli :

– à la santé de Championnet ! dit le roi. à la bonne heure ! en voilà un homme de parole ; il avait promis aux républicains d'être à Rome avant le vingtième jour, et il y sera revenu le dix-septième. C'est lui qui mériterait de boire cet excellent bordeaux, et moi qui mérite de boire de l'asprino.

– Comment, monsieur ! que dites-vous ? s'écria la reine. Championnet est à Rome ?

– Aussi vrai que je suis à Caserte. Seulement il n'y est peut-être pas mieux reçu que je ne le suis ici.

– Si vous n'êtes pas mieux reçu, sire, si l'on ne vous a pas fait l'accueil auquel vous avez droit, vous ne devez l'attribuer qu'à l'étonnement que nous a causé votre présence, au moment où nous nous attendions si peu au bonheur de vous revoir. Il y a à peine trois heures que j'ai reçu une lettre de vous qui m'annonçait un courrier, lequel devait m'apporter des nouvelles de la bataille.

– Eh bien, madame, reprit le roi, le courrier, c'est moi ; les nouvelles, les voici : nous avons été battus à plate couture. Que dites-vous de cela, milord Nelson, vous, le vainqueur des vainqueurs ?

– Une demi-heure avant que Votre Majesté arrivât, j'exprimais mes craintes sur une défaite.

– Et personne de nous ne voulait y croire, sire, ajouta la reine.

– Il en est ainsi de la moitié des prophéties, et cependant milord Nelson n'est point prophète dans son pays. En tout cas, c'était lui qui avait raison et les autres qui avaient tort.

– Mais enfin, sire, ces quarante mille hommes avec lesquels le général Mack devait, disait-il, écraser les dix mille républicains de Championnet ?...

– Eh bien, il paraît que Mack n'était pas prophète comme milord Nelson, et que ce sont, au contraire, les dix mille républicains de Championnet qui ont écrasé les quarante mille hommes de Mack. Dis donc, d'Ascoli, quand je pense que j'ai écrit au souverain pontife de venir sur les ailes des chérubins faire avec moi la pâque à Rome ; j'espère qu'il ne se sera point trop pressé d'accepter l'invitation. Passez-moi donc ce cuissot de sanglier, Castelcicala, on ne dîne pas avec une moitié de faisan quand on n'a pas mangé depuis vingt-quatre heures.

Puis, se tournant vers la reine :

– Avez-vous encore d'autres questions à me faire, madame ? lui demanda-t-il.

– Une dernière, sire.

– Faites.

– Je m'informerai de Votre Majesté, à quel propos cette mascarade.

Et Caroline montra d'Ascoli avec son habit brodé, ses croix, ses cordons et ses crachats.

– Quelle mascarade ?

– Le duc d'Ascoli vêtu en roi !

– Ah ! oui, et le roi vêtu en duc d'Ascoli ! Mais, d'abord, asseyez-vous ; cela me gêne, de manger assis, tandis que vous êtes tous debout autour de moi, et surtout Leurs Altesses royales, dit le roi se levant, se tournant vers Mesdames et saluant.

– Sire ! dit madame Victoire, quelles que soient les circonstances dans lesquelles nous la revoyons, que Votre Majesté soit bien persuadée que nous sommes heureuses de la revoir.

– Merci, merci. Et qu'est-ce que c'est que ce beau jeune lieutenant-là qui se permet de ressembler à mon fils ?

– Un des sept gardes que vous avez accordés à Leurs Altesses royales, dit la reine ; M. de Cesare est de bonne famille corse, sire, et, d'ailleurs, l'épaulette anoblit.

– Quand celui qui la porte ne la dégrade pas... Si ce que Mack m'a dit est vrai, il y a dans l'armée pas mal d'épaulettes à faire changer d'épaule. Servez bien mes cousines, monsieur de Cesare, et nous vous garderons une de ces épaulettes-là.

Le roi fit signe de s'asseoir, et l'on s'assit, quoique personne ne mangeât.

– Et maintenant, dit Ferdinand à la reine, vous me demandiez pourquoi d'Ascoli était vêtu en roi et pourquoi, moi, j'étais vêtu en d'Ascoli ? D'Ascoli va vous raconter cela. Raconte, duc, raconte.

– Ce n'est pas à moi, sire, à me vanter de l'honneur que m'a fait Votre Majesté.

– Il appelle cela un honneur ! pauvre d'Ascoli !... Eh bien, je vais vous le raconter, moi, l'honneur que je lui ai fait. Imaginez-vous qu'il m'était revenu que ces misérables jacobins avaient dit qu'ils me pendraient si je tombais entre leurs mains.

– Ils en eussent bien été capables !

– Vous le voyez, madame, vous aussi, vous êtes de cet avis... Eh bien, comme nous sommes partis tels que nous étions et sans avoir le temps de nous déguiser, à Albano, j'ai dit à d'Ascoli : « Donne-moi ton habit et prends le mien afin que, si ces gueux de jacobins nous prennent, ils croient que tu es le roi et me laissent fuir ; puis, quand je serai en sûreté, tu leur expliqueras que ce n'est pas toi qui es le roi. » Mais une chose à laquelle n'avait pas pensé le pauvre d'Ascoli, ajouta le roi en éclatant de rire, c'est que, si nous eussions été pris, ils ne lui auraient pas donné le temps de s'expliquer, et qu'ils auraient commencé par le pendre, quitte à écouter ses explications après.

– Si fait, sire, j'y avais pensé, répondit simplement le duc, et c'est pour cela que j'ai accepté.

– Tu y avais pensé ?

– Oui, sire.

– Et, malgré cela, tu as accepté ?

– J'ai accepté, comme j'ai l'honneur de le dire à Votre Majesté, fit d'Ascoli en s'inclinant, à cause de cela.

Le roi se sentit de nouveau touché de ce dévouement si simple et si noble ; d'Ascoli était celui de ses courtisans qui lui avait le moins demandé et pour lequel il n'avait jamais, par conséquent, pensé à rien faire.

– D'Ascoli, dit le roi, je te l'ai déjà dit et je te le répète, tu garderas cet habit, tel qu'il est, avec ses cordons et ses plaques, en souvenir du jour où tu t'es offert à sauver la vie à ton roi, et moi, je garderai le tien en souvenir de ce jour aussi. Si jamais tu avais une grâce à me demander ou un reproche à me faire, d'Ascoli, tu mettrais cet habit et tu viendrais à moi.

– Bravo ! sire, s'écria de Cesare, voilà ce qui s'appelle récompenser !

– Eh bien, jeune homme, dit madame Adélaïde, oubliez-vous que vous avez l'honneur de parler à un roi ?

– Pardon, Votre Altesse, jamais je ne m'en suis souvenu davantage, car jamais je n'ai vu un roi plus grand.

– Ah ! ah ! dit Ferdinand, il y a du bon dans ce jeune homme. Viens ici ! comment t'appelles-tu ?

– De Cesare, sire.

– De Cesare, je t'ai dit que tu pourrais bien gagner une paire d'épaulettes arrachées aux épaules d'un lâche ; tu n'attendras point jusque-là, et tu n'auras point cette honte : je te fais capitaine. Monsieur Acton, vous veillerez à ce que son brevet lui soit expédié demain ; vous y ajouterez une gratification de mille ducats.

– Que Votre Majesté me permettra de partager avec mes compagnons, sire ?

– Tu feras comme tu voudras ; mais, en tout cas, présente-toi demain devant moi avec les insignes de ton nouveau grade, afin que je sois sûr que mes ordres ont été exécutés.

Le jeune homme s'inclina et regagna sa place à reculons.

– Sire, dit Nelson, permettez-moi de vous féliciter ; vous avez été deux fois roi dans cette soirée.

– C'est pour les jours où j'oublie de l'être, milord, répondit Ferdinand avec cet accent qui flottait entre la finesse et la bonhomie ; ce qui rendait si difficile de porter un jugement sur son compte.

Puis, se tournant vers le duc :

– Eh bien, d'Ascoli, lui dit le roi, pour en revenir à nos moutons, est-ce marché fait ?

– Oui, sire, et la reconnaissance est toute de mon côté, répliqua d'Ascoli. Seulement, que Votre Majesté ait la bonté de me rendre une petite tabatière d'écaille sur laquelle se trouve le portrait de ma fille et qui est dans la poche de ma veste, et moi, de mon côté, je vous restituerai cette lettre de Sa Majesté l'empereur d'Autriche, que Votre Majesté a mise dans sa poche après en avoir lu la première ligne seulement.

– C'est vrai, je me le rappelle. Donne, duc :

– La voilà, sire.

Le roi prit la lettre des mains de d'Ascoli et l'ouvrit machinalement.

– Notre gendre se porte bien ? demanda la reine avec une certaine inquiétude.

– Je l'espère ; au reste, je vais vous le dire, attendu que, comme me le faisait observer d'Ascoli, la lettre m'a été remise au moment où je montais à cheval.

– De sorte, insista la reine, que vous n'en avez lu que la première ligne ?

– Laquelle me félicitait sur mon entrée triomphale à Rome ; or, comme le moment était mal choisi, attendu qu'elle arrivait juste au moment où j'allais en sortir peu triomphalement, je n'ai pas jugé à propos de perdre mon temps à la lire. Maintenant, c'est autre chose, et, si vous permettez, je...

– Faites, sire, dit la reine en s'inclinant.

Le roi se mit à lire ; mais, à la deuxième ou troisième ligne, sa figure se décomposa tout à coup, et, changeant d'expression, s'assombrit visiblement.

La reine et Acton échangèrent un regard, et leurs yeux se fixèrent avidement sur cette lettre, que le roi continuait de lire avec une agitation croissante.

– Ah ! fit le roi, voilà, par saint Janvier, qui est étrange, et, à moins que la peur ne m'ait donné la berlue...

– Mais qu'y a-t-il donc, sire ? demanda la reine.

– Rien, madame, rien... Sa Majesté l'empereur m'annonce une nouvelle à laquelle je ne m'attendais pas, voilà tout.

– à l'expression de votre visage, sire, je crains qu'elle ne soit mauvaise.

– Mauvaise ! vous ne vous trompez point, madame ; nous sommes dans notre jour ; vous le savez, il y a un proverbe qui dit : « Les corbeaux volent par troupes. » Il paraît que les mauvaises nouvelles sont comme les corbeaux.

En ce moment, un valet de pied s'approcha du roi, et, se penchant à son oreille :

– Sire, lui dit-il, la personne que Votre Majesté a fait demander en descendant de voiture, et qui, par hasard, était à San-Leucio, attend Votre Majesté dans son appartement.

– C'est bien, répondit le roi, j'y vais. Attendez. Informez-vous si Ferrari... C'est lui qui était porteur de ma nouvelle dépêche, n'est-ce pas ?

– Oui, sire.

– Eh bien, informez-vous s'il est encore ici.

– Oui, sire ; il allait repartir lorsqu'il a appris votre arrivée.

– C'est bien. Dites-lui de ne pas bouger. J'aurai besoin de lui dans un quart d'heure ou une demi-heure.

Le valet de pied sortit.

– Madame, dit le roi, vous m'excuserez si je vous quitte, mais je n'ai pas besoin de vous apprendre qu'après la course un peu forcée que je viens de faire, j'ai besoin de repos.

La reine fit avec la tête un signe d'adhésion.

Alors, s'adressant aux deux vieilles princesses, qui n'avaient pas cessé de chuchoter avec inquiétude depuis qu'elles connaissaient l'état des choses :

– Mesdames, dit-il, j'eusse voulu vous offrir une hospitalité plus sûre et surtout plus durable ; mais, en tout cas, si vous étiez obligées de quitter mon royaume et qu'il ne vous plût pas de venir où nous serons peut-être forcés d'aller, je n'aurais aucune inquiétude sur Vos Altesses royales tant qu'elles auraient pour gardes du corps le capitaine de Cesare et ses compagnons.

Puis, à Nelson :

– Milord Nelson, continua-t-il, je vous verrai demain, j'espère, ou plutôt aujourd'hui, n'est-ce pas ? Dans les circonstances où je me trouve, j'ai besoin de connaître les amis sur lesquels je puis compter et jusqu'à quel point je puis compter sur eux.

Nelson s'inclina.

– Sire, répliqua-t-il, j'espère que Votre Majesté n'a pas douté et ne doutera jamais ni de mon dévouement, ni de l'affection que lui porte mon auguste souverain, ni de l'appui que lui prêtera la nation anglaise.

Le roi fit un signe qui voulait dire à la fois « Merci, » et « Je compte sur votre promesse. »

Puis, s'approchant de d'Ascoli :

– Mon ami, je ne te remercie pas, lui dit-il ; tu as fait une chose si simple, à ton avis du moins, que cela n'en vaut pas la peine.

Enfin, se tournant vers l'ambassadeur d'Angleterre :

– Sir William Hamilton, continua-t-il, vous souvient-il qu'au moment où cette malheureuse guerre a été décidée, je me suis, comme Pilate, lavé les mains de tout ce qui pouvait arriver ?

– Je m'en souviens parfaitement, sire ; c'était même le cardinal Ruffo qui vous tenait la cuvette, répondit sir William.

– Eh bien, maintenant, arrive qui plante, cela ne me regarde plus ; cela regarde ceux qui ont tout fait sans me consulter, et qui, lorsqu'ils m'ont consulté, n'ont pas voulu écouter mes avis.

Et, ayant enveloppé d'un même regard de reproche la reine et Acton, il sortit.

La reine se rapprocha vivement d'Acton.

– Avez-vous entendu, Acton ? lui dit-elle. Il a prononcé le nom de Ferrari après avoir lu la lettre de l'empereur.

– Oui, certes, madame, je l'ai entendu ; mais Ferrari ne sait rien : tout s'est passé pendant son évanouissement et son sommeil.

– N'importe ! il sera prudent de nous débarrasser de cet homme.

– Eh bien, dit Acton, on s'en débarrassera.

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