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Chapitre LVII
Les inquiétudes de Nelson

Tandis que, sur la route d'Albano à Velletri, le roi Ferdinand luttait de vitesse avec ses sujets, la reine Caroline, qui ne connaissait encore que les succès de son auguste époux, faisait, selon ses instructions, chanter des Te Deum dans toutes les églises et des cantates dans tous les théâtres. Chaque capitale, Paris, Vienne, Londres, Berlin, a ses poëtes de circonstance ; mais, nous le disons hautement, à la gloire des muses italiennes, nul pays, sous le rapport de la louange rhythmée, ne peut soutenir la comparaison avec Naples. Il semblait que, depuis le départ du roi et surtout depuis ses succès, leur véritable vocation se fût tout à coup révélée à deux ou trois mille poëtes. C'était une pluie d'odes, de cantates, de sonnets, d'acrostiches, de quatrains, de distiques qui, déjà montée à l'averse, menaçait de tourner au déluge ; la chose était arrivée à ce point que, jugeant inutile d'occuper le poëte officiel de la cour, le signor Vacca, à un travail auquel tant d'autres paraissaient s'être voués, la reine l'avait fait venir à Caserte, lui donnant la charge de choisir entre les deux ou trois cents pièces de vers qui arrivaient chaque jour de tous les quartiers de Naples, les dix ou douze élucubrations poétiques qui mériteraient d'être lues au théâtre, quand il y avait soirée extraordinaire au château, et dans le salon, quand il y avait simple raout. Seulement, par une juste décision de Sa Majesté, comme il avait été reconnu qu'il est plus fatigant de lire dix ou douze mille vers par jour que d'en faire cinquante et même cent, – ce qui, vu la commodité qu'offre la langue italienne pour ce genre de travail, était le minimum et le maximum fixé au louangeur patenté de Sa Majesté Ferdinand IV – on avait, pour tout le temps que durerait cette recrudescence de poésie et ce travail auquel il pouvait se refuser, doublé les appointements du signor Vacca.

La journée du 9 décembre 1789 avait fait époque au milieu des laborieuses journées qui l'avaient précédée. Il signor Vacca avait dépouillé un total de neuf cent pièces différentes, dont cent cinquante odes, cent cantates, trois cent vingt sonnets, deux cent quinze acrostiches, quarante-huit quatrains et soixante-quinze distiques. Une cantate, dont le maître de chapelle Cimarosa avait fait immédiatement la musique, quatre sonnets, trois acrostiches, un quatrain et deux distiques avaient été jugés dignes de la lecture dans la salle de spectacle du château de Caserte, où il y avait eu, dans cette même soirée du 9 décembre, représentation extraordinaire ; cette représentation se composait des Horaces de Dominique Cimarosa, et de l'un des trois cents ballets qui ont été composés en Italie sous le titre des Jardins d'Armide.

On venait de chanter la cantate, de déclamer les deux odes, de lire les quatre sonnets, les trois acrostiches, le quatrain et les deux distiques dont se composait le bagage poétique de la soirée, et cela au milieu des six cents spectateurs que peut contenir la salle, lorsqu'on annonça qu'un courrier venait d'arriver, apportant à la reine une lettre de son auguste époux, laquelle lettre, contenant des nouvelles du théâtre de la guerre, allait être communiquée à l'assemblée.

On battit des mains, on demanda avec rage lecture de la lettre, et le sage chevalier Ubalde, qui se tenait prêt à dissiper, au petit sifflement de sa baguette d'acier, les monstres qui gardent les approches du palais d'Armide, fut chargé de faire connaître au public le contenu du royal billet.

Il s'approcha couvert de son armure, portant sur son casque un panache rouge et blanc, couleurs nationales du royaume des Deux-Siciles, salua trois fois, baisa respectueusement la signature ; puis, à haute et intelligible voix, il donna lecture aux spectateurs de la lettre suivante :

« Ma très-chère épouse,

» J'ai été chasser ce matin à Corneto, où l'on avait préparé pour moi des fouilles de tombeaux étrusques que l'on prétend remonter à l'antiquité la plus reculée, ce qui eût été une grande fête pour sir William, s'il n'avait pas eu la paresse de rester à Naples ; mais, comme j'ai, à Cumes, à Sant'Agata-dei-Goti et à Nola, des tombeaux bien autrement vieux que leurs tombeaux étrusques, j'ai laissé mes savants fouiller tout à leur aise et j'ai été droit à mon rendez-vous de chasse.

» Pendant tout le temps qu'a duré cette chasse, bien autrement fatigante et bien moins giboyeuse que mes chasses de Persano ou d'Astroni, puisque je n'y ai tué que trois sangliers, dont un, en récompense, qui m'a éventré trois de mes meilleurs chiens, pesait plus de deux cents rottoli, nous avons entendu le canon du côté de Civita-Castellana : c'était Mack qui était occupé à battre les Français au point précis où il nous avait annoncé qu'il les battrait ; ce qui fait, comme vous le voyez, le plus grand honneur à sa science stratégique. à trois heures et demie, au moment où j'ai quitté la chasse pour revenir à Rome, le bruit du canon n'avait pas encore cessé ; il paraît que les Français se défendent, mais cela n'a rien d'inquiétant, puisqu'ils ne sont que huit mille et que Mack a quarante mille soldats.

» Je vous écris, ma chère épouse et maîtresse, avant de me mettre à table. On ne m'attendait qu'à sept heures, et je suis arrivé à six heures et demie ; ce qui fait que, quoique j'eusse une grande faim, je n'ai point trouvé mon dîner prêt et suis forcé d'attendre ; mais, vous le voyez, j'utilise agréablement ma demi-heure en vous écrivant.

» Après le dîner, j'irai au théâtre Argentina, où j'entendrai il Matrimonio segreto, et où j'assisterai à un ballet composé en mon honneur. Il est intitulé l'Entrée d'Alexandre à Babylone. Ai-je besoin de vous dire, à vous qui êtes l'instruction en personne, que c'est une allusion délicate à mon entrée à Rome ? Si ce ballet est tel qu'on me l'assure, j'enverrai celui qui l'a composé à Naples pour le monter au théâtre Saint-Charles.

» J'attends dans la soirée la nouvelle d'une grande victoire ; je vous enverrai un courrier aussitôt que je l'aurai reçue.

» Sur ce, n'ayant point autre chose à vous dire que de vous souhaiter, à vous et à nos chers enfants, une santé pareille à la mienne, je prie Dieu qu'il vous ait dans sa sainte et digne garde.

» FERDINAND B. »

Comme on le voit, la partie importante de la lettre disparaissait complétement sous la partie secondaire ; il y était beaucoup plus question de la chasse au sanglier qu'avait faite le roi, que de la bataille qu'avait livrée Mack. Louis XIV, dans son orgueil autocratique, a dit le premier : L'état, c'est moi ; mais cette maxime, même avant qu'elle fût matérialisée par Louis XIV, était déjà, comme elle l'a été depuis, celle de toutes les royautés despotiques.

Malgré son vernis d'égoïsme, la lettre de Ferdinand produisit l'effet que la reine en attendait, et nul ne fut assez hardi dans son opposition pour ne point partager l'espérance de Sa Majesté quant au résultat de la Bataille.

Le ballet fini, le théâtre évacué, les lumières éteintes, les invités remontés dans les voitures qui devaient les ramener ou les disséminer dans les maisons de campagne des environs de Caserte et de Santa-Maria, la reine rentra dans son appartement, avec les personnes de son intimité qui, logeant au château, restaient à souper et à veiller avec elle ; ces personnes étaient avant tout Emma, les dames d'honneur de service, sir William, lord Nelson, qui, depuis trois ou quatre jours seulement, était de retour de Livourne, où il avait convoyé les huit mille hommes du général Naselli ; c'était le prince de Castelcicala, que son rang élevait presque à la hauteur des illustres hôtes qui l'invitaient à leur table, ou des nobles convives près desquels il s'asseyait, tandis que le métier auquel il s'était soumis le plaçait moralement au-dessous de la valetaille qui le servait ; c'était Acton, qui, ne se dissimulant point la responsabilité qui pesait sur lui, avait, depuis quelque temps, redoublé de soins et de respects pour la reine, sentant bien qu'au jour des revers, si ce jour-là arrivait, la reine serait son seul appui ; enfin, c'étaient, ce soir-là, par extraordinaire, les deux vieilles princesses, que la reine, se souvenant de la recommandation que son époux lui avait faite de ne point oublier que mesdames Victoire et Adélaïde étaient, après tout, les filles du roi Louis XV, avait invitées à venir passer une semaine à Caserte, et en même temps à amener avec elles leurs sept gardes du corps, qui, sans être incorporés dans l'armée napolitaine, devaient, toujours, sur la recommandation du roi, ayant tous reçu du ministre Ariola la paye et le grade de lieutenant, manger et loger avec les officiers de garde, et être fêtés par eux tandis que les vieilles princesses seraient fêtées par la reine ; seulement, pour faire honneur aux vieilles dames jusque dans la personne de leurs gardes du corps, chaque soir, elles avaient l'autorisation d'inviter à souper un d'entre eux, qui, ce soir-là, devenait leur chevalier d'honneur.

Elles étaient arrivées depuis la veille, et, la veille, elles avaient commencé leur série d'invitations par M. de Boccheciampe ; ce soir-là, c'était le tour de Jean-Baptiste de Cesare, et, comme elles s'étaient retirées un instant dans leur appartement, en sortant du théâtre, de Cesare – qui, du parterre, place des officiers, avait assisté au spectacle, – de Cesare était allé les prendre à leur appartement pour entrer avec elles chez la reine et être présenté à Sa Majesté et à ses illustres convives.

Nous avons dit que Boccheciampe appartenait à la noblesse de Corse, et de Cesare à une vieille famille de caporali, c'est-à-dire d'anciens commandants militaires de district, et que tous deux avaient très-bon air. Or, à ce bon air qu'il n'était point sans s'être reconnu à lui-même, de Cesare avait ajouté, ce soir-là, tout ce que la toilette d'un lieutenant permet d'ajouter à une jolie figure de vingt-trois ans et à une tournure distinguée.

Cependant, cette jolie figure de vingt-trois ans et cette tournure, si distinguée qu'elle fût, ne motivaient point le cri que poussa la reine en l'apercevant et qui fut répété par Emma, par Acton, par sir William et par presque tous les convives.

Ce cri était tout simplement un cri d'étonnement motivé par la ressemblance extraordinaire de Jean-Baptiste de Cesare avec le prince François, duc de Calabre ; c'étaient le même teint rose, les mêmes yeux bleu clair, les mêmes cheveux blonds, seulement un peu plus foncés, la même taille, plus élancée peut-être : voilà tout.

De Cesare, qui n'avait jamais vu l'héritier de la couronne, et qui, par conséquent, ignorait la faveur que le hasard lui avait faite de ressembler à un fils de roi, de Cesare fut un peu troublé d'abord de cet accueil bruyant auquel il ne s'attendait pas ; mais il s'en tira en homme d'esprit, disant que le prince lui pardonnerait l'audace involontaire qu'il avait de lui ressembler, et, quant à la reine, comme tous ses sujets étaient ses enfants, elle ne devait pas en vouloir à ceux qui avaient pour elle, non-seulement le cœur, mais la ressemblance d'un fils.

On se mit à table ; le souper fut très-gai ; en se retrouvant dans un milieu qui rappelait Versailles, les deux vieilles princesses avaient à peu près oublié la perte qu'elles avaient faite de leur sœur, perte dont elles ne devaient pas se consoler ; mais c'est un des privilèges des deuils de cour de se porter en violet et de ne durer que trois semaines.

Ce qui rendait le souper si gai, c'est que tout le monde était persuadé, comme le roi et d'après le roi, qu'à l'heure qu'il était, le canon qu'on avait entendu annonçait la défaite des Français ; ceux qui n'étaient pas aussi convaincus ou du moins ceux qui étaient plus inquiets que les autres faisaient un effort et mettaient leur physionomie au niveau des visages les plus riants.

Nelson seul, malgré les flamboyantes effluves dont l'inondait le regard d'Emma Lyonna, paraissait préoccupé et ne se mêlait point au chœur d'espérance universelle dont on caressait la haine et l'orgueil de la reine. Caroline finit par remarquer cette préoccupation du vainqueur d'Aboukir, et, comme elle ne pouvait pas l'attribuer aux rigueurs d'Emma, elle finit par s'enquérir près de lui-même des causes de son silence et de son manque d'abandon.

– Votre Majesté désire savoir quelles sont les pensées qui me préoccupent, demanda Nelson ; eh bien, dût ma franchise déplaire à la reine, je lui dirai en brutal marin que je suis : Votre Majesté, je suis inquiet.

– Inquiet ! et pourquoi, milord ?

– Parce que je le suis toujours quand on tire le canon.

– Milord, dit la reine, il me semble que vous oubliez pour quelle part vous êtes dans ce canon que l'on tire.

– Justement, madame, et c'est parce que je me rappelle la lettre à laquelle vous faites allusion que mon inquiétude est double ; car, s'il arrivait quelque malheur à Votre Majesté, cette inquiétude se changerait en remords.

– Pourquoi l'avez-vous écrite, alors ? demanda la reine.

– Parce que vous m'aviez affirmé, madame, que votre gendre Sa Majesté l'empereur d'Autriche se mettrait en campagne en même temps que vous.

– Et qui vous dit, milord, qu'il ne s'y est pas mis ou ne va pas s'y mettre ?

– S'il y était, madame, nous en saurions quelque chose ; un César allemand ne se met point en marche avec une armée de deux cent mille hommes, sans que la terre tremble quelque peu ; et, s'il n'y est pas à cette heure, c'est qu'il ne s'y mettra pas avant le mois d'avril.

– Mais, demanda Emma, n'a-t-il point écrit au roi d'entrer en campagne, assurant que, quand le roi serait à Rome, il s'y mettrait à son tour ?

– Oui, je le crois, balbutia la reine.

– Avez-vous vu de vos yeux la lettre, madame ? demanda Nelson fixant son œil gris sur la reine, comme si elle était une simple femme.

– Non ; mais le roi l'a dit à M. Acton, dit la reine en balbutiant. Au reste, en supposant que nous nous fussions trompés, ou que l'empereur d'Autriche nous eût trompés, faudrait-il donc désespérer pour cela ?

– Je ne dis pas précisément qu'il faudrait désespérer ; mais j'aurais bien peur que l'armée napolitaine seule ne fût pas de force à soutenir le choc des Français.

– Comment ! vous croyez que les dix mille Français de M. Championnet peuvent vaincre soixante mille Napolitains commandés par le général Mack, qui passe pour le premier stratégiste de l'Europe ?

– Je dis, madame, que toute bataille est douteuse, que le sort de Naples dépend de celle qui s'est livrée hier, je dis enfin que si, par malheur, Mack était battu, dans quinze jours les Français seraient là.

– Oh ! mon Dieu ! que dites-vous là ? murmura madame Adélaïde en pâlissant. Comment ! nous aurions encore besoin de reprendre nos manteaux de pèlerines ? Entendez-vous ce que dit milord Nelson ma sœur ?

– Je l'entends, répondit madame Victoire avec un soupir de résignation ; mais je remets notre cause aux mains du Seigneur.

– Aux mains du Seigneur ! aux mains du Seigneur ! c'est très-bien dit, religieusement parlant ; mais il paraît que le Seigneur a dans les mains tant de causes dans le genre de la nôtre, qu'il n'a pas le temps de s'en occuper.

– Milord, dit la reine à Nelson, aux paroles duquel elle attachait plus d'importance qu'elle ne voulait en avoir l'air, vous estimez donc bien peu nos soldats, que vous pensez qu'ils ne puissent vaincre six contre un les républicains, que vous attaquez, vous, avec vos Anglais, à forces égales et souvent inférieures ?

– Sur mer, oui, madame, parce que la mer, c'est notre élément, à nous autres Anglais. Naître dans une île, c'est naître dans un vaisseau à l'ancre. Sur mer, je le dis hardiment, un marin anglais vaut deux marins français ; mais, sur terre, c'est autre chose ! ce que les Anglais sont sur mer, les Français le sont sur terre, madame. Dieu sait si je hais les Français : Dieu sait si je leur ai voué une guerre d'extermination ! Dieu sait enfin si je voudrais que tout ce qui reste de cette nation impie, qui renie son Dieu et qui coupe la tête à ses souverains, fût dans un vaisseau, et tenir, avec le pauvre Van-Guard, tout mutilé qu'il est, ce vaisseau bord à bord ! Mais ce n'est point une raison, parce que l'on déteste un ennemi, pour ne pas lui rendre justice. Qui dit haine ne dit pas mépris. Si je méprisais les Français, je ne me donnerais pas la peine de les haïr.

– Oh ! voyons, cher lord, dit Emma, avec un de ces airs de tête qui n'appartenaient qu'à elle, tant ils étaient gracieux et charmants, ne faites pas ici l'oiseau de mauvais augure. Les Français seront battus sur terre par le général Mack, comme ils l'ont été sur mer par l'amiral Nelson, – Et tenez, j'entends le bruit d'un fouet qui nous annonce des nouvelles. Entendez-vous, madame ? Entendez-vous, milord ?... Eh bien, c'est le courrier que nous promettait le roi et qui nous arrive.

Et, en effet, on entendit se rapprochant rapidement du château les claquements réitérés d'un fouet ; il n'était point difficile de deviner que le bruit de ce fouet était l'éclatante musique par laquelle les postillons ont l'habitude d'annoncer leur arrivée ; mais, en même temps, ce qui pouvait quelque peu embrouiller les idées des auditeurs, c'est qu'on entendait le roulement d'une voiture. Cependant tout le monde se leva par un mouvement spontané et prêta l'oreille.

Acton fit davantage encore : visiblement le plus ému de tous, il se retourna vers la reine Caroline.

– Votre Majesté permet-elle que je m'informe ? demanda-t-il.

La reine répondit par un signe de tête affirmatif.

Acton s'élança vers la porte, les yeux fixés sur les appartements par lesquels devait arriver l'annonce d'un courrier ou le courrier lui-même.

On avait entendu le bruit de la voiture, qui s'arrêtait sous la voûte du grand escalier.

Tout à coup, Acton, faisant trois pas en arrière, rentra à reculons dans la salle, comme un homme frappé de quelque apparition impossible.

– Le roi ! s'écria-t-il, le roi ! Que veut dire cela ?

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