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Chapitre XXXII
Un tableau de Léopold Robert

Nous laisserons Hector Caraffa suivre les sentiers des montagnes ; et, dans l'espérance d'arriver avant lui, nous prendrons, avec la permission de nos lecteurs, la grande route de Naples à Rome, celle-là même qu'a prise notre ambassadeur, Dominique-Joseph Garat ; et, sans nous arrêter au camp de Sessa, où manœuvrent les troupes du roi Ferdinand ; sans nous arrêter à la tour de Castellone de Gaete, faussement appelée le tombeau de Cicéron ; sans nous arrêter même à la voiture de notre ambassadeur, qui, au galop de ses quatre chevaux, descend rapidement la pente de Castellone, nous la précéderons à Itri, où Horace, dans son voyage à Brindes, a soupé de la cuisine de Capiton et couché chez Murena.

Murena præbente domum, Capitone culinam.

Aujourd'hui, c'est-à-dire à l'époque où nous y conduisons nos lecteurs, la petite ville d'Itri n'est plus l'urbs Mamurrarum ; elle ne compte plus au nombre de ses quatre mille cinq cents habitants des hommes qui aient atteint la célébrité du fameux jurisconsulte romain ou du beau-frère de Mécène.

D'ailleurs, nous n'avons pas de cuisine à y faire, pas d'hospitalité à y demander ; il s'agit tout simplement d'une halte de quelques heures chez le maître charron de la localité, où notre ambassadeur, grâce au mauvais chemin dans lequel il est engagé, ne tardera point à nous rejoindre.

La maison de don Antonio della Rota – ainsi nommé, à la fois à cause de la noblesse de son origine, qu'il prétend remonter aux Espagnols, et de la grâce avec laquelle il fait prendre au frêne et à l'orme le plus rebelle la forme d'une roue, – est située, dans une prévoyance qui fait honneur à l'intelligence de son propriétaire, à deux pas de la maison de poste et en face de l'hôtel del Riposo d'Orazio, enseigne qui indique la prétention – nous parlons pour l'hôtel – d'être situé sur l'emplacement même de la maison de Murena. Don Antonio della Rota avait pensé, avec beaucoup de sagacité, qu'en se logeant près de la poste, où étaient forcés de relayer les voyageurs, et en face de l'hôtel où, attirés par leurs souvenirs classiques, ils prenaient leurs rafraîchissements, aucune des voitures disloquées par ces fameux chemins où Ferdinand lui-même se rappelait avoir versé deux fois, ne pouvait échapper à sa juridiction.

Et, en effet, don Antonio, grâce à l'incurie des inspecteurs des grandes routes de Sa Majesté Ferdinand, faisait d'excellentes affaires ; nos lecteurs ne s'étonneront donc point d'entendre, en entrant chez lui, en signe de joyeuse humeur, les sons du tambourin national, mêlés à ceux de la guitare espagnole.

Au reste, outre la disposition habituelle à la gaieté que donne à tout industriel la prospérité croissante de sa maison, don Antonio avait, ce jour-là, un motif particulier d'allégresse : il mariait sa fille Francesca à son premier ouvrier Peppino, auquel, en se retirant des affaires, il comptait laisser son établissement ; aussi, traversons l'allée sombre qui perce la maison d'une façade à l'autre, et jetons un coup d'œil sur la cour et sur le jardin, et nous verrons qu'autant la façade officielle, c'est-à-dire celle de la rue, est grave, déserte et silencieuse, autant la façade opposée est joyeuse, brillante et peuplée.

Cette partie de la propriété de don Antonio dans laquelle nous pénétrons, se compose d'une terrasse avec balustrade, descendant par un escalier de six marches dans une cour dont le sol est formé d'une espèce de terre glaise, servant, à l'époque de la moisson, d'aire à battre le blé ; cette cour et cette terrasse ne font qu'une immense tonnelle, couvertes qu'elles sont par des rameaux de vigne partant des arbres voisins et venant se rattacher à la maison, contre laquelle ils continuent de grimper en tapissant sa façade blanchie à la chaux, façade dont leurs verts festons, ainsi que l'ombre qu'ils projettent, adoucissent par des demi-teintes, mouvantes à chaque souffle du vent, la teinte trop crue de la muraille, laquelle, grâce à cette collaboration de la nature, s'harmonise admirablement avec les tuiles rouges du toit, qui se découpent en vives arêtes sur l'azur foncé du ciel ; le soleil jette sur tout cela les chaudes teintes d'une des premières matinées d'automne, et, pénétrant à travers les interstices du feuillage si serré qu'il soit, marbre de plaques dorées les dalles de la terrasse et le sol battu de la cour.

Au delà s'étend le jardin, c'est-à-dire une plantation de peupliers irrégulièrement semés et se rattachant les uns aux autres par de longs cordages de vigne auxquels se balancent des grappes de raisin à faire honneur à la terre promise ; ces grappes, d'un pourpre foncé, sont si nombreuses, que chaque passant se croit le droit d'en détacher du cep ce qu'il lui faut pour satisfaire sa gourmandise ou étancher sa soif, tandis que les grives, les merles et les moineaux francs détachent de leur côté les grains des grappes comme les passants les grappes de l'arbre ; quelques poules qui courent çà et là dans la plantation sous l'œil dominateur d'un coq grave et presque immobile, prennent leur part de la curée, soit en ramassant les graines qui tombent, soit en sautant jusqu'aux grappes inférieures, auxquelles elles restent parfois pendues par le bec, tant elles les attaquent avec voracité. Mais qu'importe ce monde de larrons, de maraudeurs et de parasites à cette luxuriante nature ! il en restera toujours assez pour faire une vendange suffisant aux besoins de l'année suivante ; la Providence a été tout particulièrement inventée pour les âmes inactives et les esprits insoucieux.

Au delà du jardin sont les premières rampes de ces montagnes apennines, lesquelles, dans l'antiquité, abritaient ces rudes pasteurs samnites qui firent passer les légions de Posthumus sous le joug, et ces Marses invincibles que les Romains hésitaient à combattre et recherchaient pour alliés depuis deux mille ans ; c'est là que se réfugie et se maintient, à chaque commotion politique qui secoue la plaine ou les vallées, la sauvage et hostile indépendance des brigands.

Et maintenant que nous avons levé la toile sur le théâtre, mettons en scène les acteurs.

Ils se divisent en trois groupes.

Les hommes qui s'intitulent raisonnables, non point parce que la raison leur est venue, mais parce que la jeunesse les a quittés, assis sur la terrasse, autour d'une table couverte de bouteilles au long cou et au ventre garni de paille, forment le premier groupe, présidé par maître Antonio della Rota.

Les jeunes gens et les jeunes filles, dansant la tarentelle ou plutôt des tarentelles présidées par Peppino et Francesca, c'est-à-dire par les deux fiancés qui vont devenir époux, forment le second groupe.

Le troisième enfin se compose des trois musiciens de l'orchestre ; un de ces musiciens racle une guitare, les deux autres battent du tambour de basque ; le racleur de guitare est assis sur la dernière marche de l'escalier qui relie la terrasse à la cour ; les deux autres sont restés debout à ses côtés pour conserver la liberté de leurs mouvements et pouvoir, à certains moments, frapper, en manière de points d'orgue, leurs tambourins, du coude, de la tête et du genou.

Ces trois groupes ont pour unique spectateur un jeune homme de vingt à vingt-deux ans, assis, ou plutôt accoudé, sur un mur à demi écroulé appartenant en mitoyenneté à la maison de don Antonio et à la maison du bourrelier Giansimone, son compère et son voisin, de sorte que l'on ne saurait dire si ce jeune homme est chez le bourrelier ou chez le charron.

Ce spectateur, tout immobile qu'il demeure, et tout indifférent qu'il semble, est sans doute un sujet d'inquiétude pour don Antonio, pour Francesca et pour Peppino ; car, de temps en temps, leurs regards se portent sur lui avec une expression qui signifie qu'ils aimeraient autant cet incommode voisin loin que près, absent que présent.

Comme les autres personnages que nous venons de faire passer sous les yeux de nos lecteurs ne sont que des comparses, ou à peu près, dans notre drame, et que ce jeune homme seul y doit jouer un rôle d'une certaine importance, c'est de lui particulièrement que nous allons nous occuper.

Ainsi que nous l'avons dit, c'est un garçon de vingt à vingt-deux ans, bien découplé ; il a les cheveux blonds, presque roux, de grands yeux bleu-faïence d'une intelligence remarquable, et, dans certains moments, d'une férocité inouïe ; son teint, qui dans sa jeunesse n'a point été exposé aux intempéries de l'air, laisse transparaître quelques taches de rousseur ; son nez est droit ; ses lèvres minces, en se relevant aux deux coins, découvrent deux rangées de dents petites, blanches et aiguës comme celles d'un chacal ; ses moustaches et sa barbe naissantes sont de couleur fauve ; enfin, pour achever le portrait de cet étrange jeune homme, moitié paysan, moitié citadin, il y a, dans son allure, dans ses vêtements et jusque dans le chapeau à larges bords placé près de lui, quelque chose qui dénonce l'ex-séminariste.

C'est le cadet de trois frères du nom de Pezza ; plus faible que ses deux aînés, qui sont valets de charrue, ses parents, en effet, l'ont d'abord destiné à l'église : la grande ambition d'un paysan de la Terre de Labour, des Abruzzes, de la Basilicate ou des Calabres est d'avoir un enfant dans les ordres. En conséquence, son père l'a mis à l'école à Itri, et, quand il a su lire et écrire, a obtenu pour lui du curé de l'église Saint-Sauveur la place de sacristain.

Tout a bien été pour lui jusqu'à l'âge de quinze ans, et l'onction avec laquelle l'enfant servait la messe, l'air béat dont il balançait l'encensoir aux processions, l'humilité avec laquelle il secouait la sonnette en accompagnant le viatique, lui avaient attiré toutes les sympathies des âmes dévotes, qui, anticipant sur l'avenir, lui avaient d'avance donné le titre de fra Michele, auquel il s'était, de son côté, habitué à répondre ; mais le passage de l'adolescence à la virilité produisait probablement sur le jeune chierico un changement physique qui ne tarda point à réagir sur le moral ; on le vit se rapprocher des plaisirs dont il s'était tenu éloigné jusque-là ; sans qu'il se mêlât aux danseurs, on le vit regarder d'un œil d'envie ceux qui avaient une belle danseuse ; on le rencontra un soir sous les peupliers, un fusil à la main, poursuivant les grives et les merles ; une nuit, on entendit les sons d'une guitare inexpérimentée sortir de sa chambre ; s'appuyant de l'exemple du roi David, qui avait dansé devant l'arche, il fit, un dimanche, sans trop de gaucherie, son début dans la tarentelle, flotta encore un an entre le désir pieux de ses parents et sa vocation mondaine ; enfin, à l'heure même où il atteignait sa dix-huitième année, il annonça qu'après avoir consciencieusement consulté ses goûts et ses penchants, il renonçait décidément à l'église et réclamait sa place dans la société et sa part des pompes et des œuvres de Satan. C'était juste le contraire de ce que font les néophytes qui abjurent le monde et renoncent à Satan, à ses pompes et à ses œuvres.

En conséquence de ces idées, fra Michele demanda à entrer chez maître Giansimone comme garçon bourrelier, prétendant que sa véritable vocation, vocation de laquelle il avait dévié en passant par l'église, l'entraînait irrésistiblement vers la confection des bâts de mulet et des colliers de cheval.

Ce fut un grand chagrin pour la famille Pezza, qui perdait sa plus chère espérance, celle d'avoir un de ses membres curé, ou tout au moins capucin ou carme ; mais fra Michele manifesta son désir avec tant de netteté, qu'il fallut consentir à tout ce qu'il voulait.

Quant à Giansimone, chez lequel le sacristain désirait transporter son domicile, il n'y avait, dans ce désir, rien que de flatteur pour son amour-propre. Fra Michele n'était point précisément le pieux aspirant au ciel que son nom indiquait ; mais ce n'était pas non plus un mauvais garçon. Dans deux ou trois circonstances seulement, où les torts n'étaient point de son côté, il avait montré les dents et fermé carrément les poings ; en outre, un jour où son adversaire avait tiré un couteau de sa ceinture, fra Michele, qu'il avait probablement cru prendre sans vert, en avait tiré un de sa poche et s'en était escrimé de telle façon, que personne ne lui avait plus proposé le même jeu ; en outre, peu après, sournoisement, comme il faisait tout, – ce qui était peut-être une suite de son éducation cléricale, – il s'était formé tout seul à la danse, était devenu, à ce que l'on assurait, sans que personne pût cependant en donner la preuve, un des meilleurs tireurs de la ville, et grattait enfin si doucement et si harmonieusement sa guitare, quoiqu'on ne lui connût pas de maître, que, lorsqu'il se livrait à cet exercice, la fenêtre ouverte, les jeunes filles, pour peu qu'elles eussent l'oreille musicale, s'arrêtaient avec plaisir sous sa fenêtre.

Mais, parmi les jeunes filles d'Itri, une seule avait le privilège d'arrêter les regards du jeune chierico, et c'était justement celle-là qui seule, parmi toutes ses compagnes, paraissait insensible à la guitare de fra Michele.

Cette insensible était Francesca, la fille de don Antonio.

Aussi, nous qui, en notre qualité d'historien et de romancier, savons sur Michele Pezza, bien des choses que ses concitoyens eux-mêmes ignorent encore, n'hésiterons-nous point à dire que ce qui avait principalement déterminé notre héros dans le choix de l'état de bourrelier, et surtout dans le choix de Giansimone pour son maître, c'était le voisinage de sa maison avec celle de don Antonio, et surtout la mitoyenneté de ce mur à moitié ruiné qui, à peu de chose près, et surtout pour un gaillard aussi agile que l'était fra Michele, faisait des deux jardins un seul enclos, et nous avancerons avec la même certitude que, si, au lieu d'être bourrelier, maître Giansimone eût été tailleur ou serrurier, pourvu qu'il eût excercé un état dans la même localité, fra Michele se serait senti, pour la taille des habits ou le maniement de la lime, une vocation égale à celle qu'il s'était sentie pour rembourrer des bâts et piquer des colliers.

Le premier à qui le secret que nous venons de divulguer apparut clairement fut don Antonio : la ténacité avec laquelle le jeune bourrelier, son ouvrage fini, se tenait à la fenêtre donnant sur la terrasse, la cour et le jardin du charron, parut à celui-ci un fait qui méritait toute son attention ; il examina la direction des regards de son voisin ; ces regards, vagues et sans expression en l'absence de Francesca, devenaient, du moment que celle-ci entrait en scène, d'une fixité et d'une éloquence qui, depuis longtemps, n'avaient plus laissé de doutes à Francesca, sur le sentiment qu'elle avait inspiré, et qui bientôt n'en laissèrent plus à son père.

Il y avait à peu près six mois que fra Michele était entré en apprentissage chez Giansimone, lorsque don Antonio fit cette découverte ; la chose ne l'inquiétait pas beaucoup à l'endroit de sa fille, qu'il avait consultée et qui lui avait avoué qu'elle n'avait rien contre Pezza, mais qu'elle aimait Peppino.

Comme cet amour entrait dans les vues de don Antonio, il y applaudit de tout son cœur ; mais, jugeant néanmoins que l'indifférence de Francesca n'était point une assez sûre défense contre les entreprises du jeune chierico, il résolut d'y ajouter son éloignement ; la chose lui paraissait la plus facile du monde : de charron à bourrelier, il n'y a que la main ; d'ailleurs, don Antonio et Giansimone étaient non-seulement voisins, mais compères, ce qui, dans l'Italie méridionale surtout, est un grand lien ; il alla donc trouver Giansimone, lui exposa la situation et lui demanda, comme une preuve d'amitié qu'il ne pouvait lui refuser, de mettre fra Michele à la porte ; Giansimone trouva la demande du père de sa filleule parfaitement juste et lui promit de la satisfaire à la première occasion de mécontentement que lui donnerait son apprenti. Mais ce fut comme un fait exprès ; on eût dit que fra Michele, comme Socrate, avait un génie familier qui le conseillait. à partir de ce moment, le jeune homme, qui n'était qu'un bon apprenti, devint un apprenti excellent ; Giansimone cherchait vainement un reproche à lui faire, il n'y avait point à le reprendre sur son assiduité : il devait à son patron huit heures de travail par jour, et il lui en donnait souvent huit et demie, neuf quelquefois. Il n'y avait point à le reprendre sur les défectuosités de son ouvrage : il faisait chaque jour de tels progrès dans son état, que la seule observation que Giansimone eût pu lui faire, c'est que les pratiques commençaient à préférer les pièces confectionnées par l'ouvrier à celles qui l'étaient par le maître. Il n'y avait point à le reprendre sur sa conduite : aussitôt sa tâche terminée, fra Michele montait à sa chambre, n'en descendait plus que pour souper, et, le souper fini, il y remontait jusqu'au lendemain matin. Giansimone pensa bien à l'entreprendre sur son goût pour la guitare et à lui déclarer que les vibrations de cet instrument lui agaçaient horriblement les nerfs ; mais, de lui-même, le jeune homme cessa d'en jouer dès qu'il s'aperçut que celle-là seule pour laquelle il en jouait ne l'écoutait pas.

Tous les huit jours, don Antonio se plaignait à son compère de ce qu'il n'avait pas encore mis son apprenti à la porte, et, à chaque plainte de son compère, Giansimone répondait que ce serait pour la semaine suivante ; mais la semaine suivante s'écoulait, et le dimanche retrouvait fra Michele à sa fenêtre, plus assidu à chaque dimanche nouveau qu'il ne l'avait été le dimanche précédent.

Enfin, poussé à bout par don Antonio, Giansimone se détermina à signifier un beau matin à son apprenti qu'ils devaient se séparer, et cela le plus tôt possible.

Fra Michele se fit répéter deux fois cette signification de congé ; puis, fixant son œil clair et résolu sur l'œil trouble et vague de son patron :

– Et pourquoi devons-nous nous séparer ? lui demanda-t-il.

– Bon ! répliqua le bourrelier en essayant de faire de la dignité, voilà que tu m'interroges ? L'apprenti interroge le maître !

– C'est mon droit, répondit tranquillement fra Michele.

– Ton droit, ton droit !... répéta le bourrelier étonné.

– Sans doute ; quand nous avons fait un contrat ensemble...

– Nous n'avons pas fait de contrat, interrompit Giansimone, je n'ai rien signé.

– Nous n'en avons pas moins fait un contrat ensemble : pour faire un contrat, il n'est pas besoin de papier, de plume et d'encre ; entre honnêtes gens, la parole suffit.

– Entre honnêtes gens, entre honnêtes gens !... murmura le bourrelier.

– N'êtes-vous pas un honnête homme ? demanda froidement fra Michele.

– Si fait, pardieu ! répondit Giansimone.

– Eh bien, alors, si nous sommes d'honnêtes gens, je le répète, il y a contrat entre nous, un contrat qui dit que je dois vous servir comme apprenti ; que vous, de votre côté, vous devez m'apprendre votre état, et qu'à moins que je ne vous donne des sujets de mécontentement, vous n'avez pas le droit de me renvoyer de chez vous.

– Oui ; mais, si tu me donnes des sujets de mécontentement ? Ah !...

– Vous en ai-je donné ?

– Tu m'en donnes à chaque instant.

– Lesquels ?

– Lesquels, lesquels !...

– Je vais vous aider à les trouver, s'il y en a. Suis-je un paresseux ?

– Je ne puis pas dire cela.

– Suis-je un tapageur ?

– Non.

– Suis-je un ivrogne ?

– Ah ! pour cela, tu ne bois que de l'eau.

– Suis-je un débauché ?

– Il ne te manquerait plus que cela, malheureux !

– Eh bien, n'étant ni un débauché, ni un ivrogne, ni un tapageur, ni un paresseux, quels sujets de mécontentement puis-je donc vous donner ?

– Il y a incompatibilité d'humeur entre nous.

– Incompatibilité d'humeur entre nous ? dit-il. Voilà la première fois que nous ne sommes pas du même avis ; d'ailleurs, dites-moi mes défauts de caractère, je les corrigerai.

– Ah ! tu ne diras point que tu n'es pas entêté, j'espère ?

– Parce que je ne veux pas m'en aller de chez vous !

– Tu avoues donc que tu ne veux pas t'en aller de chez moi ?

– Certainement que je ne veux pas.

– Et si je te chasse ?

– Si vous me chassez, c'est autre chose.

– Tu t'en iras, alors ?

– Oui ; mais, comme vous aurez commis envers moi une injustice que je n'aurai pas méritée, vous m'aurez fait une insulte que je ne vous pardonnerai pas...

– Eh bien ? demande Giansimone.

– Eh bien, dit le jeune homme sans hausser la voix d'une note, mais en regardant plus fermement et plus fixement que jamais Giansimone, aussi vrai que je m'appelle Michele Pezza, je vous tuerai.

– Il le ferait comme il le dit, s'écria le bourrelier en faisant un bond en arrière.

– Vous en êtes bien convaincu, n'est-ce pas ? répondit fra Michele.

– Ma foi, oui.

– Il vaut donc mieux, mon cher patron, puisque vous avez eu la chance de trouver un apprenti qui n'est point débauché, qui n'est point ivrogne, qui n'est point paresseux, qui vous respecte de toute son âme et de tout son cœur ; il vaut donc mieux que vous alliez de vous-même dire à don Antonio que vous êtes trop honnête homme pour chasser de chez vous un pauvre garçon dont vous n'avez qu'à vous louer. Est-ce convenu ainsi ?

– Ma foi, oui, dit Giansimone, c'est ce qui me paraît, en effet, le plus juste.

– Et le plus prudent, ajouta le jeune homme avec une légère teinte d'ironie. Ainsi donc, c'est convenu, n'est-ce pas ?

– Quand on te dit que oui.

– Votre main ?

– La voilà.

Fra Michele serra cordialement la main de son patron et se remit à l'ouvrage, aussi calme que si rien ne se fût passé.

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