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Chapitre CLXXX
L'ordre du roi

Huit jours après les événements que nous venons de raconter, le vice-roi de Naples, prince de Cassero-Statella, étant au théâtre dei Fiorentini, avec notre vieille connaissance le marquis Malaspina, vit s'ouvrir la porte de sa loge, et, à travers cette porte, aperçut, debout dans le corridor, un huissier du palais, suivi d'un officier de marine.

L'officier de marine tenait un pli scellé d'un large cachet rouge.

– Monsieur le prince vice-roi ! dit l'huissier.

L'officier de marine s'inclina et tendit la dépêche au prince.

– De quelle part ? demanda le prince.

– De la part de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles, répondit l'officier, et, la dépêche étant d'importance, j'oserai en demander un reçu à Votre Excellence.

– Alors, vous venez de Palerme ? demanda le prince.

– J'en suis parti avant-hier, sur la Sirène, monseigneur.

– La santé de Leurs Majestés était bonne ?

– Excellente, prince.

– Donnez un reçu en mon nom, Malaspina.

Le marquis tira un portefeuille de sa poche et commença d'écrire le reçu.

– Que Votre Excellence, dit l'officier, ait la bonté d'indiquer le lieu et l'heure auxquels la dépêche a été remise au prince.

– Ah çà ! dit Malaspina, cette dépêche est donc bien importante ?

– De la plus haute importance, Excellence.

Le marquis donna le reçu dans les conditions où le demandait l'officier et rentra dans la loge, dont la porte se referma sur lui.

Le prince achevait de lire la dépêche.

– Tenez, Malaspina, lui dit-il, cela vous regarde.

Et il lui passa le papier.

Le marquis Malaspina le prit, et lut cet ordre, à la fois concis et terrible :

« Je vous expédie la San Felice. Que, dans les douze heures de son arrivée à Naples, elle soit exécutée.

» Elle est confessée, et, par conséquent, en état de grâce.

» FERDINAND B. »

Malaspina regarda d'un œil étonné le prince de Cassero-Statella.

– Eh bien ? demanda-t-il.

– Eh bien, mon cher, avisez, cela vous regarde.

Et le prince se remit à écouter le Matrimonio segreto, chef-d'œuvre du pauvre Cimarosa, qui venait de mourir à Venise de la peur d'être pendu à Naples.

Malaspina resta muet. Il n'avait jamais cru qu'au nombre de ses devoirs comme secrétaire du vice-roi, fût celui de préparer les exécutions capitales.

Mais, nous l'avons dit, le marquis était un courtisan tout à la fois railleur obéissant ; aussi le prince de Cassero n'eut qu'à se retourner vers lui une seconde fois, et lui dire : « Vous avez entendu ! » pour qu'il s'inclinât et sortit, muet mais prêt à obéir.

Il descendit, prit une voiture qui stationnait à la porte du théâtre, et se fit conduire à la Vicaria.

La San Felice venait d'y arriver, il y avait une heure à peine, brisée, mourante, anéantie. Elle avait été conduite à la chambre attenante à la chapelle, où nous avons vu Cirillo, Caraffa, Pimentel, Manthonnet et Michele suer leur agonie.

La dépêche n'était accompagnée d'aucune autre instruction que celle-ci :

« Son Excellence le prince de Cassero-Statella est chargé de l'exécution de cette femme, exécution dont il répond sur sa propre tête. »

Le marquis Malaspina comprit, comme le lui avait dit le vice-roi, que c'était à lui d'aviser.

Il pouvait hésiter avant de prendre un parti ; mais, une fois son parti pris, il le mettait bravement à exécution.

Il remonta en voiture, et dit au cocher :

– Rue des Soupirs-de-l'Abîme !

On se rappelle qui demeurait rue des Soupirs-de-l'Abîme : c'était maître Donato, le bourreau de Naples.

Arrivé à la porte, le marquis Malaspina ressentit quelque répugnance à entrer dans cette demeure maudite.

– Appelle maître Donato, dit-il au cocher, et fais qu'il vienne me parler.

Le cocher descendit, ouvrit la porte, et cria :

– Maître Donato ! venez ici.

On entendit alors une voix de femme qui répondait :

– Mon père n'est point à Naples.

– Comment, son père n'est point à Naples ? Il est donc en congé, son père ?

– Non, Votre Excellence, répondit la même voix qui s'était rapprochée ; il est à Salerne pour affaire de son état.

– Comment, de son état ? répondit Malaspina. Expliquez-moi cela, la belle enfant.

Et, en effet, il venait de voir apparaître sur la porte une jeune femme, suivie pas à pas d'un homme qui semblait être son amant ou son époux.

– Oh ! Excellence, l'explication sera bien facile, répondit la jeune femme, qui n'était autre que Marina. Son confrère de Salerne est mort hier, et il y avait quatre exécutions à faire, deux demain, deux après-demain. Il est parti aujourd'hui à midi, et reviendra après-demain au soir.

– Et il n'a laissé personne pour le remplacer ? demanda le marquis.

– Dame, non : aucun ordre n'a été donné, et les prisons, à ce qu'il paraît, sont à peu près vides. Il a pris ses aides avec lui, ne se fiant point à des gens avec qui il n'a point travaillé.

– Et ce garçon-là ne saurait, au besoin, le remplacer ? dit le marquis en montrant Giovanni.

Giovanni, – on a deviné que c'était lui, dont les vœux avaient été comblés en devenant l'époux de Marina, – Giovanni secoua la tête :

– Je ne suis pas le bourreau, dit-il, je suis pêcheur.

– Et comment faire ? demanda Malaspina. Donnez-moi un conseil, au moins, si vous ne voulez pas me donner un coup de main.

– Dame, voyez ! Vous êtes dans le quartier des bouchers, – les bouchers, en général, sont royalistes : – peut-être, lorsqu'il saura que ce n'est qu'un jacobin à pendre, peut-être y en aura-t-il quelqu'un qui consente à faire la chose.

Malaspina comprit que c'était le seul parti qu'il eût à prendre, et, ne pouvant s'engager avec sa voiture dans le dédale de rues qui s'étendent entre le quai et le Vieux-Marché, il se mit en quête d'un bourreau amateur.

Le marquis s'adressa à trois braves gens, qui refusèrent, quoiqu'il offrît jusqu'à soixante et dix piastres et qu'il montrât, signé de la main du roi, l'ordre d'exécuter dans les douze heures.

Il sortait désespéré de chez le dernier, en murmurant : « Je ne peux pourtant pas la tuer moi-même ! » lorsque celui-ci, frappé d'une idée lumineuse, le rappela.

– Excellence, dit le boucher, je crois que j'ai votre affaire.

– Ah ! murmura Malaspina, c'est bien heureux !

– J'ai un voisin... Il n'est pas boucher, il est tueur de boucs : vous ne tenez point absolument à un boucher, n'est-ce pas ?

– Je tiens à trouver un homme qui, comme vous le disiez tout à l'heure, fasse mon affaire.

– Eh bien, adressez-vous au beccaïo. Il a été fort persécuté par les républicains, le pauvre homme ! et il ne demandera pas mieux que de se venger.

– Et où demeure-t-il, le beccaïo ? demanda le marquis.

– Viens ici, Peppino, dit le boucher s'adressant à un jeune garçon couché dans un coin de la boutique sur un amas de peaux à moitié sèches ; viens ici, et conduis Son Excellence chez le beccaïo.

Le jeune garçon se leva, s'étira et, tout grognant d'être réveillé dans son premier sommeil, se prépara à obéir.

– Allons, mon garçon, dit Malaspina pour l'encourager, si nous réussissons, il y a une piastre pour toi.

– Mais, si vous ne réussissez pas, dit l'enfant avec la logique de l'égoïsme, j'aurai été dérangé tout de même, moi.

– C'est juste, dit Malaspina : voilà la piastre, pour le cas où nous ne réussirions pas, et, si nous réussissons, il y en aura une seconde.

– à la bonne heure ! voilà qui est parler. Donnez-vous la peine de me suivre, Excellence.

– Est-ce loin ? demanda Malaspina.

– C'est là, Excellence ; la rue à traverser, voilà tout.

L'enfant marcha devant, le marquis suivit.

Le guide avait dit vrai, il n'y avait que la rue à traverser. Seulement, la boutique du beccaïo était fermée ; mais, à travers les contrevents mal joints, on voyait transparaître de la lumière.

– Ohé ! le beccaïo ! cria l'enfant en frappant du poing contre la porte.

– Qu'y a-t-il ? demanda une voix rude.

– Un monsieur habillé de drap qui veut vous parler .

Et, comme cette indication, si précise qu'elle fût, ne paraissait point hâter la détermination du beccaïo :

– Ouvre mon ami, dit Malaspina ; je viens de la part du vice-roi, et je suis son secrétaire.

Ces mots opérèrent comme la baguette d'une fée : la porte s'ouvrit par magie, et, à la lueur d'une lampe fumeuse et près de s'éteindre, éclairant des amas d'ossements et de peaux sanglantes, il aperçut un être informe, mutilé, hideux.

C'était le beccaïo avec son œil crevé, sa main mutilée, sa jambe de bois.

Debout à la porte de son charnier, il semblait le génie de la destruction.

Malaspina, quoiqu'il eût le cœur fort solide à certains endroits, ne put réprimer un mouvement de dégoût.

Le beccaïo s'en aperçut.

– Ah ! c'est vrai, dit-il en grinçant des dents, ce qui était sa manière de rire, je ne suis pas beau, Excellence. Mais je ne présume pas que vous veniez chercher ici une statue du musée Borbonico.

– Non, je viens chercher un fidèle serviteur du roi, un homme qui n'aime pas les jacobins et qui ait juré de se venger d'eux. On m'a adressé à vous, et l'on m'a dit que vous étiez cet homme-là.

– Et l'on ne vous a pas trompé. Donnez-vous donc la peine d'entrer, Excellence.

Malgré la répugnance qu'il éprouvait à mettre le pied dans ce charnier, le marquis entra.

Le gamin qui l'avait conduit, intéressé à connaître le résultat de la négociation, voulait se glisser derrière lui ; mais le beccaïo leva sur l'enfant son bras mutilé.

– Arrière, garçon ! dit-il ; tu n'as pas affaire avec nous.

Et il referma la porte au nez du gamin, qui resta dehors.

Le beccaïo et le marquis Malaspina restèrent dix minutes, à peu près, enfermés ensemble ; puis le marquis sortit.

Le beccaïo l'accompagna jusqu'à la porte avec force révérences.

à dix pas dans la rue, Malaspina rencontra son guide.

– Ah ! ah ! dit-il, te voilà, garçon ?

– Certainement, me voilà, dit le gamin ; j'attendais.

– Et qu'attendais-tu ?

– J'attendais pour savoir si vous aviez réussi.

– Oui. Et, dans ce cas là... ?

– Votre Excellence se le rappelle, elle me devait une seconde piastre.

Le marquis fouilla à sa poche.

– Tiens, dit-il, la voilà.

Et il lui donna une pièce d'argent.

– Merci, Excellence, dit le gamin en la mettant dans la même main que la première, et en les faisant sauter toutes deux comme des castagnettes. Dieu vous donne une longue vie !

Le marquis remonta dans sa voiture, en donnant l'ordre au cocher de toucher aux Florentins.

Pendant ce temps, Peppino montait sur une borne, et, à la lueur de la lampe d'une madone, examinait la pièce qu'il venait de recevoir.

– Oh ! dit-il, il m'a donné un ducat au lieu d'une piastre ! c'est deux carlins qu'il me vole. Ces grands seigneurs, sont-ils canailles !

Pendant que Peppino faisait son apologie, le marquis Malaspina roulait vers les Florentins.

à la porte du théâtre, ou plutôt sur la petite place qui la précède, il vit la voiture du vice-roi ; ce qui indiquait que le prince était encore au spectacle.

Il sauta à bas de son carrocello, paya son cocher, monta vivement et se fit ouvrir la porte de la loge du prince.

Au bruit que fit cette porte en s'ouvrant, le prince se retourna.

– Ah ! ah ! Malaspina, dit-il, c'est vous ?

– Oui, mon prince, répondit le marquis avec sa brutalité ordinaire.

– Eh bien ?

– Tout est arrangé, et, demain, à dix heures du matin, les ordres de Sa Majesté seront exécutés.

– Merci, répondit le prince. Mettez-vous donc là. Vous avez perdu le duo du second acte ; mais, par bonheur, vous arrivez à temps pour le Pira che spunti l'aurora !

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