La San Felice Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XVII
Le roi

Si nous avions entrepris, au lieu du récit d'événements historiques auxquels la vérité doit donner un cachet plus profondément terrible, et qui, d'ailleurs, ont pris une place ineffaçable dans les annales du monde, si nous avions entrepris, disons-nous, d'écrire un simple roman de deux ou trois cents pages, dans le but inutile et mesquin de distraire, par une suite d'aventures plus ou moins pittoresques, d'événements plus ou moins dramatiques, sortis de notre imagination, une lectrice frivole ou un lecteur blasé, nous suivrions le principe du poëte latin, et, nous hâtant vers le dénoûment, nous ferions assister immédiatement notre lecteur ou notre lectrice aux délibérations de ce conseil auquel assistait le roi Ferdinand et que présidait la reine Caroline, sans nous inquiéter de leur faire faire une connaissance plus intime avec ces deux souverains, dont nous avons indiqué la silhouette dans notre premier chapitre. Mais alors, nous en sommes certain, ce que notre récit gagnerait en rapidité, il le perdrait en intérêt ; car, à notre avis, mieux on connaît les personnages que l'on voit agir, plus grande est la curiosité qu'on prend aux actions bonnes ou mauvaises qu'ils accomplissent ; d'ailleurs, les personnalités étranges que nous avons à mettre en relief dans les deux héros couronnés de cette histoire ont tant de côtés bizarres, que certaines pages de notre récit deviendraient incroyables ou incompréhensibles, si nous ne nous arrêtions pas un instant pour transformer nos croquis, faits à grands traits et au fusain, en deux portraits à l'huile, modelés de notre mieux, et qui n'auront rien de commun, nous le promettons d'avance, avec ces peintures officielles de rois et de reines que les ministres de l'intérieur envoient aux chefs-lieux de département et de canton pour décorer les préfectures et les mairies.

Reprenons donc les choses, ou plutôt les individus, de plus haut.

La mort de Ferdinand VI, arrivée en 1759, appela au trône d'Espagne son frère cadet, qui régnait à Naples et qui lui succéda sous le nom de Charles III.

Charles III avait trois fils : le premier, nommé Philippe, qui eût dû, à l'avènement au trône de son père, devenir prince des Asturies et héritier de la couronne d'Espagne, si les mauvais traitements de sa mère ne l'eussent rendu fou, ou plutôt imbécile ; le second, nommé Charles, qui remplit la vacance laissée par la défaillance de son frère aîné, et qui régna sous le nom de Charles IV ; enfin le troisième, nommé Ferdinand, auquel son père laissa cette couronne de Naples qu'il avait conquise à la pointe de son épée et qu'il était forcé d'abandonner.

Ce jeune prince, âgé de sept ans au moment du départ de son père pour l'Espagne, restait sous une double tutelle politique et morale. Son tuteur politique était Tanucci, régent du royaume ; son tuteur moral était le prince de San-Nicandro, son précepteur.

Tanucci était un fin et rusé Florentin qui dut la place assez distinguée qu'il tient dans l'histoire, non pas à son grand mérite personnel, mais au peu de mérite des ministres qui lui succédèrent ; grand par son isolement, il redescendrait à une taille ordinaire s'il avait pour point de comparaison un Colbert ou même un Louvois.

Quant au prince de San-Nicandro, – qui avait, assure-t-on, acheté à la mère de Ferdinand, à la reine Marie-Amélie , à cette même princesse qui avait rendu fou son fils aîné à force de mauvais traitements, le droit de faire non pas un fou, mais un ignorant de son troisième fils, et qui avait payé ce droit trente mille ducats, à ce que l'on assurait toujours, – c'était le plus riche, le plus inepte, le plus corrompu des courtisans qui fourmillaient, vers la moitié du siècle dernier, autour du trône des Deux-Siciles.

On se demande comment un pareil homme pouvait arriver, même à force d'argent, à devenir précepteur d'un prince dont un homme aussi intelligent que Tanucci était ministre ; la réponse est bien simple : Tanucci, régent du royaume, c'est-à-dire véritable roi des Deux-Siciles, n'était point fâché de prolonger cette royauté au delà de la majorité de son auguste pupille ; Florentin, il avait sous les yeux l'exemple de la Florentine Catherine de Médicis, qui régna successivement sous François II, Charles IX et Henri III ; or, lui ne pouvait pas manquer de régner sous ou sur Ferdinand, comme on voudra, si le prince de San-Nicandro arrivait à faire de son élève un prince aussi ignorant et aussi nul que son précepteur.

Et, il faut le dire, si telles étaient les vues de Tanucci, le prince de San-Nicandro entra complétement dans ses vues : ce fut un jésuite allemand qui fut chargé d'apprendre au roi le français, que le roi ne sut jamais ; et, comme on ne jugea point à propos de lui apprendre l'italien, il en résulta qu'il ne parlait encore, à l'époque de son mariage, que le patois des lazzaroni, qu'il avait appris des valets qui le servaient et des enfants du peuple qu'on laissait approcher de lui pour sa distraction. Marie-Caroline lui fit honte de cette ignorance, lui apprit à lire et à écrire, deux choses qu'il savait à peine, et lui fit apprendre un peu d'italien, chose qu'il ne savait pas du tout ; aussi, dans ses moments de bonne humeur ou de tendresse conjugale, n'appelait-il jamais Caroline que ma chère maîtresse, faisant ainsi allusion aux trois parties de son éducation qu'elle avait essayé de compléter.

Veut-on un exemple de l'idiotisme du prince de San-Nicandro ? Cet exemple, le voici :

Un jour, le digne précepteur trouva dans les mains de Ferdinand les Mémoires de Sully, que le jeune prince essayait de déchiffrer, ayant entendu dire qu'il descendait de Henri IV et que Sully était ministre de Henri IV. Le livre lui fut immédiatement enlevé, et l'honnête imprudent qui lui avait prêté ce mauvais livre fut sévèrement réprimandé.

Le prince de San-Nicandro ne permettait qu'un livre, ne connaissait qu'un livre, n'avait jamais lu qu'un livre : c'était l'Office de la Vierge.

Et nous appuyons sur cette première éducation pour ne pas faire au roi Ferdinand plus grande qu'il n'est juste la responsabilité des actes odieux que nous allons voir s'accomplir dans le cours du récit que nous avons entrepris.

Ce premier point d'impartialité historique bien établi, voyons ce que fut cette éducation.

Ce n'était point assez pour la tranquillité de la conscience du prince de San-Nicandro que cette conviction consolante que, ne sachant rien, il ne pouvait rien apprendre à son élève ; mais, afin de le maintenir dans une éternelle enfance, tout en développant, par des exercices violents, les qualités physiques dont la nature l'avait doué, il écarta de lui, homme ou livre, tout ce qui pouvait jeter dans son esprit la moindre lumière sur le beau, sur le bon et sur le juste.

Le roi Charles III était, comme Nemrod, un grand chasseur devant Dieu ; le prince de San-Nicandro fit tout ce qu'il put pour que, sous ce rapport du moins, le fils marchât sur les traces de son père ; il remit en vigueur toutes les ordonnances tyranniques sur la chasse, tombées en désuétude, même sous Charles III : les braconniers furent punis de la prison, des fers et même de l'estrapade ; on repeupla les forêts royales de gros gibier ; on multiplia les gardes, et, de peur que la chasse, plaisir fatigant, ne laissât au jeune prince, par la lassitude qui en était la suite, trop de temps libre, et que, pendant ce temps, chose peu probable mais possible, il ne lui prit le désir d'étudier, son précepteur lui donna le goût de la pêche, plaisir tranquille et bourgeois, pouvant servir de repos au plaisir violent et royal de la chasse.

Une des choses qui inquiétaient surtout le prince de San-Nicandro pour l'avenir du peuple sur lequel son élève était appelé à régner, c'est que celui-ci avait un naturel doux et bon ; il était donc urgent de le corriger avant tout de ces deux défauts, auxquels, selon le prince de San-Nicandro, il fallait bien se garder de laisser prendre racine dans le cœur d'un roi.

Voici comment s'y prit le prince de San-Nicandro pour corriger le jeune prince de ce double vice :

Il savait que le frère aîné de son élève, celui qui, devenu prince des Asturies, avait suivi son père en Espagne, trouvait, pendant son séjour à Naples, un suprême plaisir à écorcher des lapins vivants.

Il essaya de donner le goût de cet amusement royal à Ferdinand ; mais le pauvre enfant y montra une telle répugnance, que San-Nicandro résolut de lui inspirer seulement le désir de tuer les pauvres bêtes. Pour donner à cet exercice le charme de la difficulté vaincue, et, comme, de peur qu'il ne se blessât, on ne pouvait encore mettre un fusil entre les mains d'un enfant de huit ou neuf ans, on rassemblait dans une cour une cinquantaine de lapins pris au filet, et, en les chassant devant soi, on les forçait de passer par une chatière pratiquée dans une porte ; le jeune prince se tenait derrière cette porte avec un bâton et les assommait ou les manquait au passage.

Un autre plaisir auquel l'élève du prince de San-Nicandro prit un goût non moins vif qu'à celui d'assommer des lapins, fut celui de berner des animaux sur des couvertures ; par malheur, un jour, il eut la malencontreuse idée de berner un des chiens de chasse du roi son père, ce qui lui valut une mercuriale sévère et une défense absolue de s'adresser jamais à l'un de ces nobles quadrupèdes.

Le roi Charles III parti pour l'Espagne, le prince de San-Nicandro ne vit point d'inconvénient à laisser son élève reconquérir la liberté qu'il avait perdue, et même à l'étendre des quadrupèdes aux bipèdes. Ainsi, un jour que Ferdinand jouait au ballon, il avisa, parmi ceux qui prenaient plaisir à le regarder faire des merveilles à cet exercice, un jeune homme maigre, poudré à blanc et vêtu de l'habit ecclésiastique. Le voir et céder à l'irrésistible désir de le berner fut l'affaire d'une seconde ; il dit quelques mots tout bas à l'oreille d'un des laquais attendant ses ordres ; le laquais courut vers le château, – la chose se passait à Portici, – en revint avec une couverture ; la couverture apportée, le roi et trois joueurs se détachèrent du jeu, firent prendre par le laquais le patient désigné, le firent coucher sur la couverture qu'ils tenaient par les quatre coins, et le bernèrent au milieu des rires des assistants et des huées de la canaille.

Celui à qui cette injure fut faite était le cadet d'une noble famille florentine ; il se nommait Mazzini. La honte qu'il éprouva d'avoir ainsi servi de jouet au prince et de risée à la valetaille, fut si grande, qu'il quitta Naples le jour même, se sauva à Rome, tomba malade en arrivant et mourut au bout de quelques jours.

La cour de Toscane fit ses plaintes aux cabinets de Naples et de Madrid ; mais la mort d'un petit abbé cadet de famille était chose de trop peu d'importance, pour qu'il fût fait droit par le père du coupable et par le coupable lui-même.

On comprend que, tout entier abandonné à de pareils amusements, le roi, enfant, s'ennuyât de la société des gens instruits, et, jeune homme, en eût honte ; aussi passait-il tout son temps soit à la chasse, soit à la pêche, soit à faire faire l'exercice aux enfants de son âge, qu'il réunissait dans la cour du château et qu'il armait de manches à balai, nommant ces courtisans en herbe sergents, lieutenants, capitaines, et frappant de son fouet ceux qui faisaient de fausses manœuvres et de mauvais commandements. Mais les coups de fouet d'un prince sont des faveurs, et ceux qui, le soir venu, avaient reçu le plus de coups de fouet étaient ceux qui se tenaient pour être le plus avant dans les bonnes grâces de Sa Majesté.

Malgré ce défaut d'éducation, le roi conserva un certain bon sens qui, lorsqu'on ne l'influençait pas dans un sens contraire, le menait au juste et au vrai. Dans la première partie de sa vie, celle qui fut antérieure à la révolution française, et tant qu'il ne craignit pas l'invasion de ce qu'il appelait les mauvais principes, c'est-à-dire de la science et du progrès, sachant lire et écrire à peine, jamais il ne refusait ni places ni pensions aux hommes qu'on lui assurait être recommandables par leurs connaissances ; parlant le patois du môle, il n'était point insensible à un langage élevé et éloquent. Un jour, un cordelier nommé le père Fosco, persécuté par les moines de son couvent parce qu'il était plus savant et meilleur prédicateur qu'eux, parvint jusqu'au roi, se jeta à ses pieds et lui raconta tout ce que lui faisaient souffrir leur ignorance et leur jalousie ; le roi, frappé de l'élégance de ses paroles et de la force de son raisonnement, le fit causer longtemps ; puis enfin il lui dit :

– Laissez-moi votre nom et rentrez dans votre couvent ; je vous donne ma parole d'honneur que le premier évêché vacant sera pour vous.

Le premier évêché qui vint à vaquer fut celui de Monopoli, dans la terre de Bari, sur l'Adriatique.

Comme d'habitude, le grand aumônier présenta au roi trois candidats, de grande maison tous trois, pour remplir cette place ; mais le roi Ferdinand, secouant la tête :

– Pardieu ! dit-il, depuis que vous êtes chargé des présentations, vous m'avez fait donner assez de mitres à des ânes auxquels il eût suffi de mettre des bâts ; il me plaît aujourd'hui de faire un évêque de ma façon, et j'espère qu'il vaudra mieux que tous ceux que vous m'avez mis sur la conscience, et pour la nomination desquels je prie Dieu et saint Janvier de me pardonner.

Et, biffant les trois noms, il écrivit celui du père Fosco.

Le père Fosco fut, ainsi que l'avait prévu Ferdinand, un des évêques les plus remarquables du royaume, et, comme, un jour, quelqu'un qui l'avait entendu prêcher faisait compliment au roi, non-seulement sur l'éloquence, mais encore sur la conduite exemplaire de l'ex-cordelier :

– Je les choisirais bien toujours ainsi, répondit Ferdinand ; mais, jusqu'à présent, je n'ai connu qu'un seul homme de mérite parmi les gens d'église ; le grand aumônier ne me propose que des ânes pour évêques. Que voulez-vous ! le pauvre homme ne connaît que ses confrères d'écurie.

Ferdinand avait parfois une bonhomie de caractère qui rappelait celle de son aïeul Henri IV.

Un jour qu'il se promenait dans le parc de Caserte en habit militaire, une paysanne s'approcha de lui et lui dit :

– On m'a assuré, monsieur, que le roi se promenait souvent dans cette allée ; savez-vous si j'ai chance de le rencontrer aujourd'hui ?

– Ma bonne femme, lui répondit Ferdinand, je ne puis vous indiquer quand le roi passera ; mais, si vous avez quelque demande à lui faire, je puis me charger de la lui transmettre, étant de service près de lui.

– Eh bien, voici la chose, dit la femme : j'ai un procès et, comme, étant une pauvre veuve, je n'ai point d'argent à donner au rapporteur, cet homme le fait traîner depuis trois ans.

– Avez-vous préparé une requête ?

– Oui, monsieur ; la voilà.

– Donnez-la-moi et venez demain à la même heure, je vous la rendrai apostillée par le roi.

– Et moi, dit la veuve, je n'ai que trois dindes grasses ; mais, si vous faites cela, les trois dindes sont à vous.

– Revenez demain avec vos trois dindes, la bonne femme, et vous trouverez votre demande apostillée.

La veuve fut exacte au rendez-vous, mais pas plus que le roi ne le fut lui-même. Ferdinand tenait la requête, la femme tenait les trois dindes ; il prit les trois dindes et la femme la requête.

Tandis que le roi tâtait les dindes pour voir si elles étaient effectivement aussi grasses que la femme l'avait dit, la bonne femme ouvrait la requête pour voir si elle était réellement apostillée.

Chacun avait tenu fidèlement sa parole ; la femme s'en alla de son côté, le roi du sien.

Le roi entra dans la chambre de la reine, tenant ses trois dindes par les pattes, et, comme Marie-Caroline regardait sans y rien comprendre cette volaille qui se débattait aux mains de son mari :

– Eh bien, lui dit-il, ma chère maîtresse, vous qui dites toujours que je ne suis bon à rien, et que, si je n'étais pas né roi, je ne saurais pas gagner mon pain, cependant voilà trois dindes que l'on m'a données pour une signature !

Et il raconta toute l'aventure à la reine.

– Pauvre femme ! dit celle-ci quand il eut fini son récit.

– Pourquoi, pauvre femme ?

– Parce qu'elle a fait une mauvaise affaire. Croyez-vous donc que le rapporteur aura égard à votre signature ?

– J'y ai bien pensé, dit Ferdinand avec un rire narquois ; mais j'ai mon idée.

Et, en effet, la reine avait raison : la recommandation de son auguste époux ne fit pas le moindre effet sur le rapporteur, et le procès se continua tout aussi lentement que par le passé.

La veuve revint à Caserte, et, comme elle ne savait pas le nom de l'officier qui lui avait rendu service, elle demanda l'homme auquel elle avait donné trois dindes.

L'aventure avait fait du bruit ; on prévint le roi que la plaideuse était là.

Le roi la fit entrer.

– Eh bien, ma bonne femme, lui dit-il, vous venez m'annoncer que votre procès est jugé ?

– Ah bien, oui ! dit-elle, il faut que le roi n'ait pas grand crédit ; car, lorsque j'ai remis au rapporteur la requête apostillée par Sa Majesté, il a dit : « C'est bon, c'est bon ! si le roi est pressé, il fera comme les autres, il attendra. » Aussi, ajouta-t-elle, si vous êtes un homme de conscience, vous me rendrez mes trois dindes, ou, tout au moins, vous me les payerez.

Le roi se mit à rire.

– Avec la meilleure volonté du monde, dit-il, je ne puis vous les rendre ; mais je puis vous les payer.

Et, prenant dans sa poche tout ce qu'il y avait de pièces d'or, il les lui donna.

– Quant à votre rapporteur, ajouta-t-il, nous sommes au 25 du mois de mars : eh bien, vous verrez qu'à la première audience d'avril, votre procès sera jugé.

En effet, lorsque le rapporteur se présenta à la fin du mois pour toucher ses appointements, il lui fut dit, de la part du roi, par le trésorier :

– Ordre de Sa Majesté de ne vous payer que quand le procès qu'il vous a fait l'honneur de vous recommander sera jugé.

Comme l'avait prévu le roi, le procès fut jugé à la première audience.

Et l'on citait sur le roi, à Naples, nombre d'aventures de ce genre, dont nous nous contenterons de rapporter deux ou trois.

Un jour qu'il chassait dans la forêt de Persano avec la même livrée que ses gardes, il rencontra une pauvre femme appuyée à un arbre et sanglotant.

Il lui adressa le premier la parole et lui demanda ce qu'elle avait.

– J'ai, répondit-elle, que je suis veuve avec sept enfants ; que, pour toute fortune, j'ai un petit champ, et que ce petit champ vient d'être ravagé par les chiens et les piqueurs du roi.

Puis, avec un mouvement d'épaules et un redoublement de sanglots :

– Il est bien dur, ajouta-t-elle, d'être les sujets d'un homme qui, pour une heure de plaisir, n'hésite pas à ruiner toute une famille. Je vous demande un peu pourquoi ce butor est venu dévaster mon champ !

– Ce que vous dites là est trop juste, ma bonne femme, répondit Ferdinand ; et, comme je suis au service du roi, je lui porterai vos plaintes, en supprimant, toutefois, les injures dont vous les accompagnez.

– Oh ! dis-lui ce que tu voudras, continua la femme exaspérée ; je n'ai rien à attendre de bon d'un pareil égoïste, et il ne peut pas maintenant me faire plus de mal qu'il ne m'en a fait.

– N'importe, dit le roi, fais-moi toujours voir le champ, afin que je juge s'il est réellement aussi dévasté que tu le dis.

La veuve le conduisit à son champ ; la récolte était, en effet, foulée aux pieds des hommes, des chevaux et des chiens, et entièrement perdue.

Alors, apercevant des paysans, le roi les appela et leur dit d'estimer en conscience le dommage que la veuve avait pu éprouver.

Ils l'estimèrent vingt ducats.

Le roi fouilla dans sa poche, il en avait soixante.

– Voilà, dit-il aux deux paysans, vingt ducats que je vous donne pour votre arbitrage ; quant aux quarante autres, ils sont pour cette pauvre femme. C'est bien le moins, lorsque les rois font un dégât, qu'ils payent le double de ce que payeraient de simples particuliers.

Un autre jour, une femme dont le mari venait d'être condamné à mort, part d'Aversa sur le conseil de l'avocat qui a défendu le condamné et vient à pied à Naples pour demander la grâce de son mari. C'était chose facile que d'aborder le roi, toujours courant à pied ou à cheval par les rues de Tolède et par la rivière de Chiaïa ; cette fois, malheureusement ou plutôt heureusement pour la suppliante, le roi n'était ni au palais, ni à Chiaïa, ni à Tolède ; il était à Capodimonte ; c'était la saison des becfigues, et son père Charles III, de cynégétique mémoire, avait fait bâtir le château, qui avait coûté plus de douze millions, dans le seul but de se trouver sur le passage de ce petit gibier si estimé des gourmands.

La pauvre femme était écrasée de fatigue, elle venait de faire cinq lieues tout courant. Elle se présenta à la porte du palais royal, et, apprenant que Ferdinand était à Capodimonte, elle demanda au chef du poste la permission d'attendre le roi ; le chef du poste, touché de compassion en voyant ses larmes et en apprenant le sujet qui les faisait couler, lui accorda sa demande. Elle s'assit sur la première marche de l'escalier par lequel le roi devait monter au palais ; mais, quelle que fût la préoccupation qui la tenait, la fatigue devint plus forte que l'inquiétude, et, après avoir, pendant quelques heures, lutté en vain contre le sommeil, elle renversa sa tête contre le mur, ferma les yeux et s'endormit.

Elle dormait à peine depuis un quart d'heure lorsque revint le roi, qui était un admirable tireur, et qui avait été, ce jour-là, plus adroit encore que d'habitude ; il était donc dans une disposition d'esprit des plus bienveillantes, quand il aperçut la bonne femme qui l'attendait. On voulut la réveiller ; mais le roi fit signe qu'on ne la dérangeât point ; il s'approcha d'elle, la regarda avec une curiosité mêlée d'intérêt, et, voyant le bout de sa pétition qui sortait de sa poitrine, il la tira doucement, la lut, et, ayant demandé une plume et de l'encre, il écrivit au bas : Fortuna e duorme, ce qui correspond à peu près à notre proverbe : La fortune vient en dormant, et signa : FERDINAND B.

Après quoi, il ordonna de ne réveiller la paysanne sous aucun prétexte, défendit qu'on la laissât pénétrer jusqu'à lui, veilla à ce qu'il fût sursis à l'exécution et replaça la pétition à l'endroit où il l'avait prise.

Au bout d'une demi-heure, la solliciteuse ouvrit les yeux, s'informa si le roi était rentré et apprit qu'il venait de passer devant elle, tandis qu'elle dormait.

Sa désolation fut grande ! elle avait manqué l'occasion qu'elle était venue chercher de si loin et avec tant de fatigue ! Elle supplia le chef du poste de lui permettre d'attendre que le roi sortit ; le chef du poste répondit que la chose lui était positivement défendue ; la paysanne, au désespoir, repartit pour Aversa.

Sa première visite, à son retour, fut pour l'avocat qui lui avait donné le conseil d'aller implorer la clémence du roi ; elle lui raconta ce qui s'était passé et comment, par sa faute, elle avait laissé échapper une occasion désormais introuvable ; l'avocat avait des amis à la cour, il lui dit de rendre la pétition, et qu'il aviserait au moyen de la faire tenir au roi.

La femme remit à l'avocat la pétition demandée ; par un mouvement machinal, celui-ci l'ouvrit ; mais à peine y eut-il jeté les yeux, qu'il poussa un cri de joie. Dans la situation où l'on se trouvait, le proverbe consolateur écrit et signé de la main du roi équivalait à une grâce, et, en effet, sur les instances de l'avocat, sur la production de l'apostille du roi, et surtout grâce à l'ordre donné directement par le roi, huit jours après, le prisonnier était rendu à la liberté.

Le roi Ferdinand n'était rien moins que difficile dans la recherche de ses amours. En général, peu lui importaient le rang et l'éducation, pourvu que la femme fût jeune et belle ; il avait, dans toutes les forêts où il prenait le plaisir de la chasse, de jolies petites maisons composées de quatre ou cinq pièces, très-simplement mais très-proprement meublées ; il s'y arrêtait pour y déjeuner, pour y dîner, ou pour y prendre simplement quelques heures de repos. Chacune de ces petites maisons était tenue par une hôtesse, toujours choisie parmi les plus jeunes et les plus belles filles des villages voisins, et, comme il disait un jour au valet de chambre qui avait dans ses attributions celle de veiller à ce que son maître ne retrouvât pas trop souvent les mêmes visages : « Prends garde que la reine ne sache ce qui se passe ici ! » le valet de chambre, qui avait son franc parler, lui répondit :

– Bon ! n'ayez souci, sire : Sa Majesté la reine en fait bien d'autres, et n'y met pas tant de précautions !

– Chut ! répondit le roi, il n'y a point de mal, cela croise les races.

Et, en effet, le roi, voyant que la reine se gênait si peu, avait jugé à propos de ne pas se gêner non plus à son tour, et il avait fini par fonder sa fameuse colonie de San-Leucio, à la tête de laquelle, comme nous l'avons raconté, il avait mis le cardinal Fabrizio Ruffo. Cette colonie compta jusqu'à cinq ou six cents habitants, qui, à la condition que les maris et les pères ne verraient jamais entrer le roi Ferdinand dans leur maison et n'auraient jamais la prétention de se faire ouvrir une porte qui aurait ses raisons de rester fermée, jouissaient de toute sorte de privilèges, comme, par exemple, d'être exempts du service militaire, d'avoir des tribunaux particuliers, de se marier sans avoir besoin de la permission des parents, et enfin d'être dotés directement par le roi quand ils se mariaient. Il en résulta que la population de cette autre Salente, fondée par cet autre Idoménée, devint une espèce de collection de médailles frappées directement par le roi, et où les antiquaires retrouveront encore le type bourbonien, lorsqu'il aura disparu du reste du monde.

D'après toutes les anecdotes que nous venons de raconter, il est facile de voir que le roi Ferdinand, comme l'avait parfaitement découvert son précepteur le prince de San-Nicandro n'était point naturellement cruel ; seulement, sa vie, à l'époque où nous sommes arrivés, c'est-à-dire à l'an 1798, pouvait déjà se séparer en deux phases :

Avant la révolution française, – après la révolution française.

Avant la révolution française, c'est l'homme que nous avons vu, c'est-à-dire naïf, spirituel, porté au bien plutôt qu'au mal.

Après la révolution française, c'est l'homme que nous verrons, c'est-à-dire craintif, implacable, défiant, et porté, au contraire, plutôt au mal qu'au bien.

Dans l'espèce de portrait moral que nous venons de tracer un peu longuement peut-être, mais par des faits et non par des paroles, nous avons eu pour but de faire connaître l'étrange personnalité du roi Ferdinand : de l'esprit naturel, pas d'éducation, l'insouciance de toute gloire, l'horreur de tout danger, pas de sensibilité, pas de cœur, la luxure permanente, le parjure établi en principe, la religion du pouvoir royal poussée aussi loin que chez Louis XIV, le cynisme de la vie politique et de la vie privée mis au grand jour par le mépris profond qu'il faisait des grands seigneurs qui l'entouraient, et dans lesquels il ne voyait que des courtisans ; du peuple sur lequel il marchait et dans lequel il ne voyait que des esclaves ; des instincts inférieurs qui l'attiraient vers les amours grossiers, des amusements physiques qui tendaient à matérialiser incessamment le corps aux dépens de l'esprit, voilà sur quelles données il faut juger l'homme qui monta sur le trône presque aussi jeune que Louis XIV, qui mourut presque aussi vieux que lui, qui régna de 1759 à 1825, c'est-à-dire soixante-six ans, y compris sa minorité ; sous les yeux duquel s'accomplit, sans qu'il sût mesurer la hauteur des événements et la profondeur des catastrophes, tout ce qui se fit de grand dans la première moitié du siècle présent et dans la dernière moitié du siècle passé. Napoléon tout entier passa dans son règne ; il le vit naître et grandir, décroître et tomber ; né seize ans avant lui, il le vit mourir cinq ans avant lui, et se trouva enfin, sans avoir d'autre valeur que celle d'un simple comparse royal, mêlé comme un des principaux acteurs à ce drame gigantesque qui bouleversa le monde, de Vienne à Lisbonne et du Nil à la Moskova.

Dieu le nomma Ferdinand IV, la Sicile le nomma Ferdinand III, le congrès de Vienne le nomma Ferdinand Ier, les lazzaroni le nommèrent le roi Nasone.

Dieu, la Sicile et le congrès se trompèrent ; un seul de ses trois noms fut vraiment populaire et lui resta c'est celui qui lui fut donné par les lazzaroni.

Chaque peuple a eu son roi qui a résumé l'esprit de la nation : les écossais ont eu ROBERT BRUCE, les Anglais ont eu HENRI VIII, les Allemands ont eu MAXIMILIEN, les Russes ont eu IVAN LE TERRIBLE, les Polonais ont eu JEAN SOBIESKI, les Espagnols ont eu CHARLES-QUINT, les Français ont eu HENRI IV, les Napolitains ont eu NASONE.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente