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Chapitre CLXXVIII
Le geôlier en chef

Au moment où le nouvel enrôlé venait d'apposer – avec quelque difficulté d'exécution, mais lisiblement néanmoins, – sa signature au bas de l'engagement, un matelot entrait dans la cabine, tenant à la main une enveloppe contenant des papiers qu'un messager venait d'apporter de la part du chevalier San Felice, avec recommandation expresse de ne les remettre qu'au capitaine Skinner lui-même.

Dès midi, le bruit s'était répandu dans Palerme que la duchesse de Calabre était atteinte des douleurs de l'enfantement. Les propriétaires de la goëlette étaient trop intéressés à cet événement pour n'être point des premiers à en être instruits ; puis le son des cloches, puis l'exposition du saint sacrement leur avaient appris les craintes de la cour ; enfin, les pétards, les fusées et les illuminations les avaient mis au courant de l'heureux résultat auquel ils portaient un si vif intérêt, puisque la vie de la prisonnière y était en quelque sorte attachée.

Le capitaine Skinner comprit donc à l'instant que l'enveloppe contenait, quelle qu'elle fût, la décision du roi.

Il fit un signe à Salvato, qui jeta un coup d'œil sur l'engagement, dit à Tonino que tout était bien ainsi, prit l'engagement et le mit dans sa poche.

Tonino, enchanté de faire enfin légalement partie de l'équipage du Runner, remonta sur le pont.

Salvato et son père, restés seuls, s'empressèrent de briser le cachet : l'enveloppe contenait la supplique de Luisa déchirée en huit ou dix morceaux.

On le sait, cette réponse seule était significative ; elle disait clairement : « Le roi a été impitoyable. »

Mais à ces fragments déchirés étaient joints deux autres papiers intacts.

Le premier, que Salvato ouvrit, était de l'écriture du chevalier.

Il contenait ce qui suit :

« J'allais vous envoyer ces papiers déchirés sans aucun commentaire, – car, ainsi que la chose était convenue entre nous, ils signifiaient que la princesse avait échoué, et que, de notre côté, il n'y avait plus d'espoir, – quand j'ai reçu du directeur de la police la nomination, sollicitée par moi, de Tonino Monti au poste de geôlier adjoint. Y a-t-il dans cette nomination un moyen de salut ? Je n'en sais rien et n'essaye même pas de le chercher, tant ma tête est perdue ; mais vous, vous êtes des hommes de ressource et d'imagination, vous avez des moyens de fuite qui me manquent, des hommes d'exécution que je n'ai pas et que je ne saurais où trouver. Cherchez, imaginez, inventez, jetez-vous, s'il le faut, dans l'insensé, dans l'impossible ; mais sauvez-la !

» Moi, je ne puis que la pleurer.

» Ci-joint le brevet de Tonino Monti. »

La nouvelle était terrible ; mais ni Salvato ni son père n'avaient jamais compté sur la clémence royale. Le désappointement de ce côté-là était donc loin de produire l'effet qu'il avait produit sur le chevalier San Felice.

Les deux hommes se regardèrent avec tristesse, mais non avec désespoir. Il y avait plus : il leur semblait que cette nomination de Tonino Monti était une compensation à l'échec annoncé par la supplique déchirée.

Comme on l'a vu, eux aussi avaient compté sur cet accident, et, en s'emparant à tout hasard de Tonino, avaient pris leurs mesures en conséquence.

Leurs projets étaient bien vagues encore, ou plutôt ils n'avaient pas encore de projets. Ils étaient là, l'œil au guet, l'oreille avide, le bras tendu, prêts à saisir l'occasion si l'occasion se présentait. Il leur avait semblé voir une lueur quelconque dans l'accaparement de Tonino ; cette lueur s'augmentait de sa nomination. Eh bien, à la lueur de ce crépuscule, ils allaient chercher à donner un corps à ce rêve, jusque-là fugitif, insaisissable.

Il était sept heures du soir. à huit, ils paraissaient avoir pris une résolution ; car l'avis fut donné à tout l'équipage qu'on devait lever l'ancre dans l'après-midi du lendemain.

Tonino fut autorisé à aller, dans la soirée même ou le lendemain dans la journée, prendre congé de son père. Mais il déclara qu'il craignait tellement la colère du bonhomme, que, loin d'aller prendre congé de lui, il se sauverait à fond de cale s'il le voyait venir du côté du bâtiment.

Il paraît que Salvato et son père ne pouvaient rien désirer de mieux que cet effroi de Tonino ; car ils échangèrent un signe de satisfaction.

Maintenant, nous allons raconter les événements tels qu'ils se passèrent, sans essayer de leur donner d'autre explication que celle des faits.

Le lendemain, vers cinq heures du soir, par un temps nuageux et sombre, la goélette le Runner commença de faire ses préparatifs pour lever l'ancre.

Pendant cette opération, soit maladresse de l'équipage, soit défaut dans la chaîne, un anneau se rompit et l'ancre resta au fond.

Cet accident arrive parfois, et, quand l'ancre n'est point restée à une trop grande profondeur, des plongeurs descendent au fond de l'eau dans laquelle a échoué le cabestan.

Malgré l'accident arrivé à l'ancre, on ne continua pas moins d'appareiller ; seulement, il fut convenu que, l'ancre n'étant qu'à trois brasses de profondeur, un canot resterait avec huit hommes et le contre-maître Giovanni pour repêcher l'ancre, et que la goëlette attendrait en croisant à l'entrée du port.

Pour se faire visible dans une nuit sans lune, elle devait porter trois feux de couleurs différentes.

Vers huit heures du soir, elle fut dégagée des différents navires stationnant dans le port et commença de courir des bordées à l'endroit convenu, tandis que les huit matelots dont on avait eu besoin pour la manœuvre d'appareillage et de sortie revenaient avec la barque pour repêcher l'ancre.

à la même heure, le geôlier en chef du fort de Castellamare, Ricciardo Monti, sortait de la prison, prévenant le gouverneur qu'il recevait une lettre de son fils lui annonçant que ce fils était nommé geôlier adjoint, selon son plus grand désir, et qu'il reviendrait avec lui entre neuf et dix heures, ayant à remplir quelques formalités de police.

Sans doute, cette lettre lui avait été écrite par Tonino, sur le conseil de quelque camarade, afin de détourner l'attention de son père du départ de la goëlette, où il pouvait entendre dire que son fils était engagé.

Le rendez-vous avait été donné à Ricciardo Monti dans une des petites tavernes de la piazza Marina. Sans défiance aucune, il entra en demandant Tonino Monti. On lui indiqua un corridor conduisant à une salle où, lui dit-on, son fils buvait avec trois ou quatre camarades.

à peine fut-il entré dans la salle, où il chercha vainement des yeux celui qui lui avait donné rendez-vous, qu'il fut saisi par les quatre hommes, lié, baillonné et couché sur un lit, avec l'assurance qu'il serait libre le lendemain matin et qu'il ne lui serait fait aucun mal s'il n'essayait pas de fuir.

La seule violence qui lui fut faite et qui nécessita l'emploi de la force et surtout des menaces, fut de lui prendre le trousseau de clefs qu'il portait à sa ceinture, clefs à l'aide desquelles il entrait dans la chambre des prisonniers.

Ce trousseau de clefs fut passé, à travers la porte entre-bâillée, à quelqu'un qui attendait derrière cette porte.

Une demi-heure après, un jeune homme de l'âge et de la taille de Tonino frappait à la porte du fort et demandait à parler au gouverneur, de la part de son père.

Le gouverneur ordonna qu'il fût introduit près de lui.

Le jeune homme lui dit alors que Ricciardo Monti, au moment où il traversait la rue de Tolède, tout en fête à cause de l'accouchement de la princesse, avait été blessé par un mortarello qui avait éclaté, et transporté à l'hôpital dei Pellegrini.

Le blessé l'avait aussitôt fait appeler, lui avait remis son trousseau et lui avait donné l'ordre de se rendre sur-le-champ chez Son Excellence le gouverneur, qui était prévenu par lui, de justifier de sa nomination en présentant le brevet à Son Excellence, et de le remplacer jusqu'à sa guérison, qui ne pouvait tarder.

Le gouverneur lut le brevet du nouveau geôlier adjoint ; il était parfaitement en règle. Il n'y avait rien d'extraordinaire dans l'accident de Ricciardo Monti, ces sortes d'accidents arrivant par centaines à chaque fête. Il avait, en effet, comme nous l'avons dit, été prévenu que son geôlier en chef sortait pour lui ramener son fils. Il ne prit donc aucun soupçon, invita le faux Tonino à garder provisoirement les clefs de son père, à se faire instruire de son service et à entrer en fonction.

Le nouveau geôlier remit précieusement son brevet dans sa poche, rattacha à sa ceinture les clefs qu'il avait déposées sur la table du gouverneur et sortit.

L'inspecteur, prévenu des désirs du gouverneur, le conduisit de corridor en corridor, lui montrant les chambres habitées.

Il y en avait neuf.

En passant devant celle de la San Felice, il s'arrêta un instant pour lui expliquer l'importance de la prisonnière : on devait entrer dans sa chambre et s'assurer de sa présence trois fois le jour et deux fois la nuit : la première fois à neuf heures du soir, la seconde à trois heures du matin.

De nouveaux ordres, au reste, avaient été donnés le jour même de redoubler de surveillance à l'intérieur et à l'extérieur.

La tournée finie, l'inspecteur montra la chambre de garde. Le geôlier chargé de veiller sur cette partie de la forteresse devait y demeurer toute la nuit. Il avait quatre heures pour dormir dans le jour.

S'il s'ennuyait ou craignait de s'endormir dans la chambre de garde, il était libre de se promener dans les corridors.

Il était onze heures et demie lorsque l'inspecteur et le nouveau geôlier se séparèrent, l'inspecteur lui recommandant l'exactitude et la vigilance, le geôlier promettant que, sous ce nouveau rapport, il ferait encore plus qu'on n'attendait de lui.

En effet, qui l'eût vu debout à la porte de la chambre de garde, donnant sur le premier corridor et s'ouvrant au pied de l'escalier n° 1, l'œil ouvert, l'oreille au guet, n'aurait pu l'accuser de manquer à sa parole.

Il se tint là debout et immobile jusqu'à ce que tout bruit s'éteignît dans le fort.

Minuit sonna.

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