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Chapitre CLXX
La porte Sant'Agostino-alla-Zecca

Vers trois heures et demie, les condamnés entendirent s'ouvrir la porte extérieure du cabinet des bianchi, dont ils étaient séparés par une forte cloison et par une porte garnie de bandes de fer, de cadenas et de verrous ; puis, un bruit de pas et le chuchotement de plusieurs voix.

Cirillo tira sa montre.

– Trois heures et demie, dit-il : mon brave homme de geôlier ne s'est pas trompé.

– Michele ! dit Salvato au lazzarone, qui, depuis qu'il avait communié, se tenait absorbé dans sa prière.

Michele tressaillit, et, sur un signe de Salvato, s'approcha de lui autant que le permettait la longueur de sa chaîne.

– Excellence ? demanda-t-il.

– Tâche de ne pas t'éloigner de moi, et, s'il arrive quelque événement inattendu, profites-en.

Michele secoua la tête.

– Oh ! Excellence, murmura-t-il, Nanno a dit que je serais pendu, je dois être pendu ; cela ne peut se passer autrement.

– Bah ! qui sait ? dit Salvato.

On entendit s'ouvrir la porte opposée à celle qui donnait dans le cabinet des blanchi, c'est-à-dire celle de la chapelle, et un homme parut sur le seuil de la chambre des condamnés, tandis que le bruit des crosses de fusil que les soldats posaient à terre arrivait jusqu'à eux.

Il n'y avait point à se tromper à l'aspect de cet homme : c'était le bourreau.

Il compta les patients.

– Six ducats de prime seulement ! murmura-t-il avec un soupir. Et quand je songe que, de ce seul coup, soixante ducats me devaient revenir... Enfin, n'y pensons plus !

Le procureur fiscal Guidobaldi entra, précédé d'un huissier tenant l'arrêt de la junte.

– Détachez les condamnés, dit le procureur fiscal.

Les geôliers obéirent.

– à genoux pour entendre votre arrêt ! dit Guidobaldi.

– Avec votre permission, monsieur le procureur fiscal, dit Hector Carraffa, nous aimerions mieux l'entendre debout.

Le ton de raillerie avec lequel étaient prononcées ces paroles fit grincer les dents du juge.

– à genoux, debout, assis, peu importe de quelle façon vous l'entendrez, pourvu que vous l'entendiez et que l'arrêt s'exécute ! Greffier, lisez l'arrêt.

L'arrêt condamnait Dominique Cirillo, Gabriel Manthonnet, Salvato Palmieri, Michele il Pazzo et Leonora Pimentel à être pendus, et Hector Caraffa à avoir la tête tranchée.

– C'est bien cela, dit Hector, et il n'y a rien à reprendre au jugement.

– Alors, dit en raillant Guidobaldi, on peut l'exécuter ?

– Quand vous voudrez. Je suis prêt pour mon compte, et je présume que mes amis sont prêts comme moi.

– Oui, répondirent les condamnés d'une seule voix.

– Je dois cependant tu dire une chose, à toi, Dominique Cirillo, dit Guidobaldi avec un effort qui prouvait ce que cette chose lui coûtait à dire.

– Laquelle ? demanda Cirillo.

– Demande ta grâce au roi, et peut-être, comme tu as été son médecin, te l'accordera-t-il. En tout cas, cette demande faite, j'ai ordre d'accorder un sursis.

Tous les regards se fixèrent sur Cirillo.

Mais lui, avec sa voix douce, avec son visage calme, avec ses lèvres souriantes, répondit :

– C'est inutilement qu'on cherche à flétrir ma réputation par une bassesse. Je refuse d'entrer dans cette honteuse voie de salut qui m'est offerte. J'ai été condamné avec des amis qui me sont chers ; je veux mourir avec eux. J'attends mon repos de la mort, et je ne ferai rien pour la fuir et pour demeurer une heure de plus dans un monde où règnent l'adultère, le parjure et la perversité.

Léonore saisit la main de Cirillo, et, après l'avoir baisée, brisa sur le plancher le flacon d'opium qu'elle avait reçu de lui.

– Qu'est-ce que cela ? demanda Guidobaldi en voyant la liqueur se répandre sur les dalles.

– Un poison qui, en dix minutes, m'eût mise hors de tes atteintes, misérable ! répondit-elle.

– Et pourquoi renonces-tu à ce poison ?

– Parce que ce serait, il me semble, une lâcheté, du moment que Cirillo ne veut pas nous abandonner, d'abandonner Cirillo.

– Bien, ma fille ! s'écria Cirillo. Je ne dirai pas : « Tu es digne de moi ! » je dirai : « Tu es digne de toi-même ! »

Léonore sourit, et, l'œil au ciel, la main étendue, le sourire à la bouche :

Forsan hæc olim meminisse juvabit !

dit-elle.

– Voyons, dit Guidobaldi impatienté, est-ce fini, et personne n'a-t-il plus rien à demander ?

– Personne n'a rien demandé, d'abord, dit le comte de Ruvo.

– Et personne ne demandera rien, dit Manthonnet, si ce n'est que nous finissions cette comédie de fausse clémence le plus tôt possible.

– Geôlier, ouvrez la porte aux bianchi, dit le procureur fiscal.

La porte du cabinet s'ouvrit, et les bianchi parurent, revêtus de leur longues robes blanches.

Ils étaient douze, deux par chaque condamné.

La porte du cabinet se referma derrière eux.

Un pénitent s'approcha de Salvato, lui prit la main, et fit, en la prenant, le signe maçonnique.

Salvato lui rendit le même signe, sans que son visage trahît la moindre émotion.

– Vous êtes prêt ? demanda le pénitent.

– Oui, répondit Salvato.

La réponse ayant un double sens, personne ne la remarqua.

Quant à Salvato, il ne reconnaissait pas la voix ; mais le signe maçonnique lui apprenait qu'il avait affaire à un ami.

Il échangea un regard avec Michele.

– Rappelle-toi ce que je t'ai dit, Michele, dit Salvato.

– Oui, Excellence, répondit le lazzarone.

– Lequel de vous s'appelle Michele ? demanda un pénitent.

– Moi, dit vivement Michele croyant qu'il allait apprendre quelque bonne nouvelle.

Le pénitent s'approcha de lui.

– Vous avez une mère ? lui demanda-t-il.

– Oui, répondit Michele avec un soupir, et c'est le plus fort de ma peine, pauvre femme ! Mais comment savez-vous cela ?

– Une pauvre vieille m'a arrêté au moment où j'entrais à la Vicaria.

» – Excellence, m'a-t-elle dit, j'ai une prière à vous faire.

» – Laquelle ? ai-je demandé.

» – Je voudrais savoir si vous faites partie des pénitents qui conduisent les condamnés à l'échafaud.

» – Oui.

» – Eh bien, l'un d'eux s'appelle Michele Marino ; mais il est plus connu sous le nom de Michele il Pazzo.

» – N'est-ce pas, lui ai-je demandé, celui qui a été colonel sous la soi-disant République ?

» – Oui, le malheureux enfant, répondit-elle, c'est bien lui !

» – Eh bien, après ?

» – Eh bien, comme un brave chrétien que vous êtes, vous l'avertirez de tourner, en sortant de la Vicaria, la tête à gauche ; je serai sur la pierre des Banqueroutiers pour le voir une dernière fois et lui donner ma bénédiction.

– Merci, Excellence, dit Michele. C'est un fait que la pauvre chère femme m'aime de tout son cœur. Je lui ai bien fait de la peine toute ma vie ; mais, aujourd'hui, c'est la dernière que je lui ferai !

Puis, en essuyant une larme :

– Voulez-vous me faire l'honneur de m'assister ? demanda-t-il au pénitent.

– Volontiers, répondit celui-ci.

– Allons, Michele, dit Salvato, ne nous faisons pas attendre.

– Me voilà, monsieur Salvato, me voilà !

Et Michele se mit à la suite de Salvato.

Les condamnés sortirent de la salle où ils avaient été mis en chapelle, traversèrent la chambre où la messe leur avait été dite, et commencèrent d'entrer dans le corridor, le bourreau en tête.

Ils marchaient dans la disposition qui, sans doute, était celle dans laquelle ils devaient être exécutés :

Cirillo d'abord, puis Manthonnet, puis Michele, puis éléonore Pimentel, puis Ettore Garaffa.

Chacun des condamnés marchait entre deux bianchi.

à la porte de la prison donnant dans la cour s'étendait une double file de soldats, allant de cette première porte à la seconde, qui débouchait sur la place de la Vicaria.

Cette place était encombrée de peuple.

à l'aspect des condamnés, une formidable rumeur s'éleva de la foule :

– à mort, les jacobins ! à mort !

Il était évident que, sans la double file de soldats qui les protégeait, ils n'eussent point fait cinq pas dans la rue sans être mis en pièces.

Des couteaux brillaient dans toutes les mains, des menaces dans tous les yeux.

– Appuyez-vous sur mon épaule, dit à Salvato le pénitent qui marchait à sa droite et qui s'était fait connaître à lui pour maçon.

– Croyez-vous donc que j'aie besoin d'être soutenu ? lui demanda en souriant Salvato.

– Non ; mais j'ai des instructions à vous donner.

On avait fait une quinzaine de pas hors de la Vicaria, et l'on se trouvait en face de la colonne qui surmonte la pierre dite des Banqueroutiers, parce que c'était en s'asseyant, le derrière nu, sur cette pierre que les banqueroutiers du moyen âge se déclaraient en faillite.

– Halte ! dit le pénitent qui était à la gauche de Michele.

Dans ces sortes de marches funèbres, les pénitents jouissent d'une autorité que personne ne songe à leur contester.

Maître Donato s'arrêta le premier, et, derrière lui, s'arrêtèrent pénitents, soldats, condamnés.

– Jeune homme, dit à Michele le pénitent qui avait crié : « Halte ! » fais tes adieux à ta mère ! – Femme, ajouta-t-il en s'adressant à la vieille, donne la dernière bénédiction à ton fils !

La vieille descendit de la pierre sur laquelle elle était montée, et Michele se jeta dans ses bras.

Pendant quelques secondes, ni l'un ni l'autre ne purent parler.

Le pénitent qui était à la droite de Salvato en profita pour lui dire :

– Dans le vico Sant'Agostino-alla-Zecca, au moment où nous arriverons en face de l'église, il y aura un tumulte. Montez sur les marches de l'église et appuyez-vous contre la porte en la frappant du talon.

– Le pénitent qui est à ma gauche est-il des nôtres ?

– Non. Faites semblant de vous occuper de Michele.

Salvato se retourna vers le groupe que formaient Michele et sa mère.

Michele venait de relever la tête et regardait autour de lui.

– Et elle, demanda-t-il, elle n'est pas avec vous ?

– Qui, elle ?

– Assunta.

– Ses frères et son père l'ont enfermée au couvent de l'Annonciata, où elle pleure et se désespère, et ils ont juré que, s'ils pouvaient t'arracher aux mains des soldats, le bourreau n'aurait pas le plaisir de te pendre, attendu qu'ils auraient celui de te mettre en pièces. Giovanni a même ajouté : « ça me coûtera un ducat, mais n'importe ! »

– Ma mère, vous lui direz que je lui en voulais de m'avoir abandonné, mais qu'à cette heure, où je sais qu'il n'y a pas de sa faute, je lui pardonne.

– Allons, dit le pénitent, il faut se quitter.

Michele se mit à genoux devant sa mère, qui lui posa les deux mains sur la tête et le bénit mentalement ; car la pauvre femme, étouffée par les sanglots, ne pouvait plus proférer une seule parole.

Le pénitent prit la vieille femme par-dessous les bras et l'assit sur la pierre, où elle resta comme une masse inerte, la tête appuyée sur ses deux genoux.

– Marchons, dit Michele.

Et, de lui-même, il reprit son rang.

Le pauvre garçon n'était ni un esprit fort comme Ruvo, ni un philosophe comme Cirillo, ni un cœur de bronze comme Manthonnet, ni un poëte comme Pimentel : c'était un enfant du peuple, accessible à tous les sentiments et ne sachant ni les réprimer ni les cacher.

Il marchait la jambe ferme, la tête droite, mais les joues humides de larmes.

On suivit un instant la strada dei Tribunali ; puis on prit à gauche le vico delle Lite ; on traversa la rue Forcella, et l'on entra dans le vico Sant'Agostino-alla-Zecca.

Un homme se tenait à l'entrée de cette rue avec une charrette attelée de deux buffles.

Il sembla à Salvato que le pénitent qui était à sa droite avait échangé un signe avec le charretier.

– Tenez-vous prêt.

– à quoi ?

– à ce que je vous ai dit.

Salvato se retourna et vit que l'homme aux buffles suivait le cortège avec sa charrette.

Un peu en avant de l'estrade del Pendino, la rue était barrée par une voiture de bois dont l'essieu était cassé.

L'homme dételait ses chevaux, afin de décharger la voiture.

Cinq ou six soldats se portèrent en avant en criant : « Place ! place ! » et en essayant, en effet, de débarrasser la rue.

On était en face de l'église de Sant'Agostino-alla-Zecca.

Tout à coup, des mugissements horribles se firent entendre, et, comme s'ils étaient atteints de folie, les buffles, les yeux sanglants, la langue pendante, soufflant le feu par les naseaux, traînant après eux la charrette avec un bruit pareil à celui du tonnerre, se ruèrent sur le cortège, foulant aux pieds, écrasant contre les maisons le peuple dont la rue était encombrée et l'arrière-garde des soldats, qui voulaient vainement les arrêter de leurs baïonnettes.

Salvato comprit que c'était le moment. Il écarta du coude le second pénitent qui était à sa gauche, renversa le soldat qui faisait la file à sa hauteur, et en criant : « Gare les buffles ! » et, comme s'il cherchait seulement à fuir le danger, il bondit sur les marches de l'église, et s'appuya à la porte, qu'il frappa du talon.

La porte s'ouvrit, comme, dans une féerie bien machinée, s'ouvre une trappe anglaise, et, avant que l'on eût eu le temps de voir par où il avait disparu, elle se referma sur lui.

Michele avait voulu suivre Salvato ; mais un bras de fer l'avait arrêté. C'était celui du vieux pêcheur Basso Tomeo, le père d'Assunta.

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