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Chapitre CLVIII
Le tribunal de Monte-Oliveto

Hector Caraffa ne s'était point trompé. à neuf heures du soir, on entendit les pas alourdis d'une troupe armée dans l'escalier qui conduisait au cachot des prisonniers ; la porte s'ouvrit, et l'on vit dans la pénombre reluire les fusils des soldats.

Les geôliers entrèrent ; ils portaient des chaînes qu'ils jetèrent sur le pavé du cachot et qui, en tombant, rendirent un son lugubre.

Le sang du noble comte de Ruvo se révolta.

– Des chaînes ! des chaînes ! s'écria-t-il ; ce n'est point pour nous, je présume ?

– Bon ! Et pour qui donc voulez-vous que ce soit ? demanda en goguenardant un des geôliers.

Hector fît un geste de menace, chercha autour de lui un objet quelconque dont il put se faire une arme, et, n'en trouvant point, il pesa du regard le rocher qui couvrait l'orifice du puits et, comme Ajax, fut près de le soulever.

Cirillo l'arrêta.

– Ami, lui dit-il, la cicatrice la plus honorable, après celle que le fer de l'ennemi laisse au bras d'un héros, c'est celle que laissent au bras d'un patriote les chaînes d'un tyran. Voici mon bras ; où sont nos chaînes ?

Et le noble vieillard tendit ses deux bras.

Lorsque la porte s'était ouverte, Velasco, selon son habitude, jouait de la guitare et chantait, en s'accompagnant, une gaie chanson napolitaine. Les geôliers étaient entrés, ils avaient jeté leurs chaînes sur le pavé, et Velasco ne s'était pas interrompu.

Hector Caraffa regarda tour à tour Dominique Cirillo et l'imperturbable chanteur.

– Je suis honteux, dit-il ; car je crois, en vérité, qu'il y a ici deux hommes qui sont plus braves que moi.

Et il tendit les bras à son tour.

Puis vint celui de Manthonnet.

Puis Salvato s'approcha. Pendant qu'on l'enchaînait, éléonore Pimentel et Michele, qui n'avaient pas perdu de vue Luisa pendant tout le temps qu'elle avait parlé à part avec son amant, soutenaient la jeune femme, tout près de tomber.

Salvato enchaîné, Michele poussa un soupir, plutôt causé par le chagrin de quitter sa sœur que par la honte du traitement qu'il subissait, et s'approcha du geôlier.

Velasco continuait de chanter sans que l'on pût reconnaître la moindre altération dans sa voix.

Un geôlier vint à lui : il fit signe qu'on lui laissât finir son couplet, et, le couplet fini, brisa sa guitare et tendit les bras.

On ne jugea point à propos d'enchaîner les femmes.

Une portion des soldats remontèrent l'escalier, afin de laisser entre eux et leurs campagnons une place que prirent les prisonniers, car on ne pouvait monter que deux de front par l'étroite échelle ; puis le reste du détachement se mit à leur suite, et l'on arriva dans la cour.

Là, les soldats se placèrent sur deux rangs enfermant entre eux les prisonniers.

D'autres soldats, placés en serre-file et portant des torches, éclairaient la marche funèbre.

On parcourut ainsi, au milieu des insultes des lazzaroni, toute la rue Medina ; on passa devant la maison des deux Backer, où redoublèrent les injures, la San Felice ayant été reconnue ; puis on prit la strada Monte-Oliveto, au bout de laquelle, sur le largo du même nom, s'ouvrait la porte du couvent transformé en tribunal.

Les juges, disons mieux, les bourreaux, siégeaient au second étage.

La grande salle, celle du réfectoire, avait été transformée en chambre de justice.

Tendue de noir, elle n'avait d'autre ornement que des trophées de drapeaux aux armes des Bourbons de Naples et d'Espagne, et un immense Christ placé au-dessus de la tête du président, symbole de douleur, non d'équité, et qui semblait être là pour prouver que la justice humaine avait toujours été égarée, soit par la haine, soit par l'abjection, soit par la crainte.

On fit passer les prisonniers par un couloir obscur longeant le prétoire ; ils pouvaient entendre les rugissements de la foule qui les attendait.

– Peuple immonde ! murmura Hector Caraffa ; sacrifiez-vous donc pour lui !

– Ce n'est pas pour lui seulement que nous nous sacrifions, répondit Cirillo ; c'est pour l'humanité tout entière. Le sang des martyrs est un terrible dissolvant pour les trônes !

On ouvrit la porte qui conduisait à l'estrade préparée pour les prévenus. Un flot de lumière, une bouffée de chaleur, une tempête de cris, arrivèrent jusqu'à eux.

Hector Caraffa, qui marchait le premier, s'arrêta comme suffoqué.

– Entre là comme à Audria, dit Cirillo.

Et l'intrépide capitaine apparut le premier sur l'estrade.

Chacun de ses compagnons fut accueilli, comme il l'avait été lui-même, par des cris et des huées.

à la vue des femmes, les cris et les huées redoublèrent.

Salvato, voyant plier Luisa comme un roseau, lui passa son bras autour de la taille et la soutint.

Puis il embrassa toute la salle d'un regard.

Au premier rang des spectateurs, appuyé à la balustrade qui séparait le public des juges, était un moine bénédictin.

Au moment où les yeux de Salvato se fixèrent sur lui, il leva son capuchon.

– Mon père ! murmura tout bas Salvato à l'oreille de Luisa.

Et Luisa se releva sous un rayon d'espoir, comme un beau lis sous un rayon de soleil.

Les yeux des autres prévenus, qui n'avaient personne à chercher dans la salle, se portèrent sur le tribunal.

Il se composait de sept juges, y compris le président, assis dans un hémicycle, en souvenir probablement de l'aréopage athénien.

Les défenseurs et le procureur des accusés, dernière raillerie d'un semblant de justice, étaient adossés à l'estrade des accusés, avec lesquels ils n'avaient pas même été mis en communication.

Un seul des conseillers manquait : don Vicenzo Speciale, le juge du roi.

On savait si bien qu'il parlait au nom de Sa Majesté Sicilienne, que, quoique simple conseiller de nom, il était le véritable président du tribunal.

Il est vrai qu'il y avait un homme qui luttait de zèle avec lui : c'était l'homme qui avait réduit les gages du bourreau, le procureur fiscal Guidobaldi.

Les prévenus s'assirent.

Quoique les fenêtres de la salle du tribunal, située au second étage, fussent ouvertes, les nombreux spectateurs et les nombreuses lumières rendaient l'atmosphère presque impossible à respirer.

– Par le Christ ! dit Hector Caraffa, on voit bien que nous sommes dans l'antichambre de l'enfer ; on étouffe ici !

Guidobaldi se retourna vivement vers lui.

– Tu étoufferas bien autrement, lui dit-il, quand la corde te serrera la gorge !

– Oh ! monsieur, répondit Hector Caraffa, on voit bien que vous n'avez pas l'honneur de me connaître. On ne pend pas un homme de mon nom ; on lui coupe le cou, et, alors, au lieu de ne pas respirer assez, il respire trop.

En ce moment, un frémissement qui ressemblait à de la terreur parcourut la salle : la porte du cabinet des délibérations venait de s'ouvrir, et Speciale entrait.

C'était un homme de cinquante-cinq à soixante ans, aux traits fortement accusés, aux cheveux plats et tombant le long de ses tempes, aux yeux noirs, petits, vifs, haineux, s'arrêtant avec une fixité qui devenait douloureuse pour celui sur lequel ils s'arrêtaient ; un nez en bec de corbin s'abaissait sur des lèvres minces et sur un menton s'avançant presque de la longueur du nez.

Cette tête se maintenait droite, malgré la bosse bien visible, qui, par derrière, soulevait la longue robe noire du conseiller. Il eût été grotesque s'il ne se fût rendu terrible.

– J'ai toujours remarqué, dit Cirillo a Hector Caraffa à demi-voix, et cependant assez haut pour être entendu, que les hommes laids étaient méchants, les contrefaits pires. Et voilà, dit-il en montrant du doigt Speciale, voilà qui vient encore à l'appui de ma remarque.

Speciale entendit ces paroles, fit tourner sa tête comme sur un pivot et chercha des yeux celui qui les avait prononcées.

– Tournez-vous davantage, monsieur le juge, lui dit Michele, votre bosse nous empêche de voir.

Et il éclata de rire, enchanté d'avoir mêlé son mot à la conversation.

Cet éclat de rire eut dans la salle un écho homérique.

Si cela continuait, la séance promettait d'être amusante pour les spectateurs.

Speciale devint livide ; mais, presque aussitôt, le rouge lui monta au visage comme s'il allait avoir un coup de sang.

D'une seule enjambée, il franchit la distance qui le séparait de son fauteuil, et y tomba assis en grinçant des dents avec rage.

– Voyons, dit-il, et procédons vivement. Comte de Ruvo, vos noms, prénoms, qualité, âge et profession ?

– Mes noms ? répondit celui à qui la question était adressée, Ettore Caraffa, comte de Ruvo, des princes d'Andria. Mon âge ? Trente-deux ans. Ma profession ? Patriote.

– Qu'avez-vous fait pendant la soi-disant République ?

– Vous pouvez prendre la chose de plus haut et me demander ce que j'ai fait sous la monarchie ?

– Inutile.

– Ce n'est pas mon avis, et je vais vous le dire : j'ai conspiré, j'ai été mis au château Saint-Elme par cet immonde Vanni, qui ne se doutait pas, en se coupant la gorge, que l'on pouvait trouver pire que lui ; je me suis sauvé ; j'ai rejoint le brave et illustre Championnet ; je l'ai aidé, avec mon ami Salvato, que voilà, à battre le général Mack à Civita-Castellana.

– Donc, interrompit Speciale, vous avez servi contre votre pays ?

– Contre mon pays, non ; contre le roi Ferdinand, oui. Mon pays est Naples, et la preuve que Naples n'a pas été d'avis que j'avais servi contre mon pays, c'est qu'elle m'a prié de la servir encore avec le grade de général.

– Ce que vous avez accepté ?

– De grand cœur.

– Messieurs, dit Speciale, j'espère que nous ne prendrons pas même la peine de délibérer sur le châtiment à infliger à ce traître, à ce renégat.

Ruvo se leva, ou plutôt bondit sur ses pieds.

– Ah ! misérable, dit-il en secouant ses fers et en se penchant vers Speciale, ce sont ces chaînes qui te donnent le courage de m'insulter ! Si j'étais libre, tu me parlerais autrement.

– à mort ! dit Speciale ; et, comme tu as le droit, en ta qualité de prince, d'avoir la tête tranchée, tu l'auras, mais par la guillotine.

– Amen ! dit Hector se rasseyant avec la plus grande insouciance et tournant le dos au tribunal.

– à toi, Cirillo ! dit Speciale. Tes noms, ton âge, ta qualité ?

– Dominique Cirillo, répondit d'une voix calme celui qui était interrogé. J'ai soixante ans. Sous la monarchie, j'ai été médecin ; sous la République, représentant du peuple.

– Et devant moi, aujourd'hui, qu'es-tu ?

– Devant toi, lâche ! je suis un héros.

– à mort ! hurla Speciale.

– à mort !... répéta comme un écho funèbre le tribunal.

– Passons. à toi, là-bas ! à toi, qui portes l'uniforme de général de la soi-disant République !

– à moi ? dirent, en même, temps, Manthonnet et Salvato.

– Non, à toi qui as été ministre de la guerre. Vite, tes noms !...

Manthonnet l'interrompit.

– Gabriel Manthonnet, quarante-deux ans.

– Qu'as-tu fait sous la République ?

– De grandes choses, mais pas assez grandes encore, puisque nous avons fini par capituler.

– Qu'as-tu à dire pour ta défense.

– J'ai capitulé.

– Ce n'est point assez.

– C'est fâcheux ; mais je n'ai pas d'autre réponse à faire à ceux qui foulent aux pieds la loi sainte des traités.

– à mort !

– à mort ! répéta le tribunal.

– Et toi, Michele le Fou ! continua Speciale, Qu'as-tu fait sous la République ?

– Je suis devenu sage, répondit Michele.

– As-tu quelque chose à dire pour ta défense ?

– Ce serait inutile.

– Pourquoi ?

– Parce que la sorcière Nanno m'a prédit que je serais colonel, puis pendu. J'ai été colonel ; il me reste à être pendu. Tout ce que je pourrais dire ne m'en empêcherait pas. Ainsi donc, ne vous gênez pas pour chanter votre refrain : « à mort ! »

– à mort ! répéta Speciale. à vous maintenant, continua-t-il en montrant du doigt la Pimentel.

Elle se leva, belle, calme et grave comme une matrone antique.

– Moi ? dit-elle. Je me nomme Leonora Fonseca Pimentel ; je suis âgée de trente-deux ans.

– Qu'ayez-vous à dire pour votre défense ?

– Rien ; mais j'ai beaucoup à dire pour mon accusation, puisque, aujourd'hui, ce sont les héros que l'on accuse et les lâches que l'on récompense.

– Dites alors, puisqu'il vous plaît de vous accuser vous-même.

– J'ai la première crié aux Napolitains : « Vous êtes libres ! » j'ai publié un journal dans lequel j'ai dévoilé les parjures, les lâchetés, les crimes des tyrans ; j'ai dit, sur le théâtre San-Carlo, l'Hymne à la Liberté, de Monti ; j'ai...

– Assez, interrompit Speciale ; vous continuerez votre panégyrique en marchant à la potence.

Leonora se rassit, calme, comme elle s'était levée.

– à toi, l'homme à la guitare ! dit Speciale s'adressant à Velasco ; car on m'a dit que tu passais ton temps à jouer de la guitare dans ta prison.

– Est-ce un crime de lèse-majesté ?

– Non ; et, si tu n'avais fait que cela, quoique ce soit le plaisir d'un fainéant, tu ne serais point ici. Mais, puisque tu y es, fais-moi le plaisir de nous dire tes noms, prénoms, âge, qualité.

– Et s'il ne me plait point de vous répondre ?

– Cela ne m'empêchera pas de t'envoyer à la mort.

– Bon ! dit Velasco, j'irai bien sans que tu m'y envoies.

Et, d'un seul bond, d'un bond de jaguar, il sauta par-dessus l'estrade et tomba au milieu du prétoire. Alors, sans qu'on eût le temps de l'arrêter, sans que l'on pût même deviner son intention, il s'élança vers la fenêtre en faisant tournoyer ses chaînes et en criant :

– Place ! place !

Chacun s'écarta devant lui. Il bondit sur le rebord de la croisée, mais n'y demeura qu'un instant. Toute la salle poussa un cri de terreur : il venait de plonger dans le vide. Puis, presque aussitôt, on entendit la chute d'un corps pesant qui s'écrasait sur le pavé.

Velasco était allé, comme il l'avait dit, à la mort, sans que Speciale l'y envoyât : il s'était brisé le crâne.

Il se fit un instant de silence pénible dans cette salle si bruyante. Juges, accusés, spectateurs frissonnaient. Luisa se jeta entre les bras de son amant.

– Faut-il lever la séance ? demanda le président.

– Pourquoi cela ? dit Speciale. Vous l'eussiez condamné à mort : il s'est donné la mort lui-même ; justice est faite. Répondez, monsieur le Français, continua-t-il en s'adressant à Salvato, et dites comment il se fait que vous comparaissiez devant nous.

– Je comparais devant vous, dit Salvato, parce que je suis, non pas Français, mais Napolitain. Je me nomme Salvato Palmieri : j'ai vingt-six ans ; j'adore la liberté, je déteste la tyrannie. C'est moi que la reine a voulu faire assassiner par son sbire Pasquale de Simone ; c'est moi qui ai eu l'audace, en me défendant contre six assassins, d'en tuer deux et d'en blesser deux. J'ai mérité la mort : condamnez-moi.

– Allons, dit Speciale, il ne faut pas refuser à ce digne patriote ce qu'il demande : la mort !

– La mort ! répéta le tribunal.

Luisa s'attendait à ce résultat, et cependant elle laissa échapper un soupir qui ressemblait à un gémissement.

Le moine bénédictin leva son capuchon et échangea un regard rapide avec Salvato.

– La ! maintenant, dit Speciale, au tour de la signora, et ce sera fini. Allons, quoique nous la sachions aussi bien que vous, contez-nous votre petite affaire. Nom, prénoms, âge et qualité, et, ensuite, nous passerons aux Backer.

– Levez-vous, Luisa, et appuyez-vous à mon épaule, dit tout bas Salvato.

Luisa se leva et prit le point d'appui qui lui était offert.

En la voyant si jeune, si belle, si modeste, les spectateurs laissèrent échapper un murmure d'admiration et de pitié.

– Huissier, dit Speciale, faites faire silence.

– Silence ! cria l'huissier.

– Parlez, dit Salvato.

– Je me nomme Luisa Molina San Felice, dit la jeune femme d'une voix douce et tremblante ; j'ai vingt-trois ans ; je suis innocente du crime dont on m'accuse, mais je ne demande pas mieux que de mourir.

– Alors, dit Speciale, impatient des marques de sympathie que de tous côtés on donnait à l'accusée ; alors, vous prétendez que ce n'est pas vous qui avez dénoncé les banquiers Backer ?

– Elle le prétend d'autant plus justement, dit Michele, que la personne qui les a dénoncés, c'est moi ; celui qui a été chez le général Championnet, c'est moi ; celui qui a donné le conseil d'interroger Giovannina, c'est moi. Elle n'est pour rien dans tout cela, pauvre petite sœur ! Aussi, vous pouvez bien la renvoyer tranquillement, elle, et lui demander des prières, comme à une sainte qu'elle est.

– Tais-toi, Michele, tais-toi !... murmura Luisa.

– Parle, au contraire, parle, Michele ! dit Salvato.

– Et je puis d'autant mieux parler, dit le lazzarone, qu'à cette heure où je suis condamné, il ne m'en reviendra ni plus ni moins. Pendu pour pendu, autant dire la vérité. Ce sont les mensonges qui étranglent les honnêtes gens, et non la corde. Eh bien, je disais donc que la Madone du pied de la Grotte, sa voisine, n'est pas plus pure qu'elle. Elle revenait tout exprès de Pœstum pour les prévenir, ces pauvres Backer, quand elle les a rencontrés aux mains des soldats qui les conduisaient au Château-Neuf ; et, avant de mourir, le fils lui a écrit pour lui dire qu'il savait bien que ce n'était point elle, mais que c'était moi qui étais la cause de sa mort. Donne la lettre, petite sœur, donne-la ! Ces messieurs la liront ; ils sont trop justes pour te condamner si tu es innocente.

– Je ne l'ai point, murmura la San Felice : je ne sais ce que j'en ai fait.

– Je l'ai, moi, dit vivement Salvato ; fouille dans cette poche, Luisa, et donne-la.

– Tu le veux, Salvato ! murmura Luisa.

Puis, plus bas encore.

– Et s'ils allaient faire grâce !

– Plût au ciel !

– Mais toi ?

– Mon père est là.

Luisa prit la lettre dans la poche de Salvato et la tendit au juge.

– Messieurs, dit Speciale, cette lettre fût-elle de la main de Backer, vous ne lui accorderiez, je l'espère bien, que la confiance qu'elle mérite. Vous savez que Backer fils était l'amant de cette femme.

– L'amant ? s'écria Salvato. Oh ! misérable ! ne touche pas cette immaculée, même avec tes paroles !

– Amoureux de moi, voulez-vous dire, monsieur ?

– Et amoureux jusqu'à la folie, car il n'y a qu'un fou qui puisse confier à une femme le secret d'une conspiration.

– Lisez la lettre, dit Salvato en se levant, et tout haut.

– Oui, tout haut ! tout haut ! cria l'auditoire.

Speciale fut donc forcé d'obéir à cette voix publique, et lut la lettre que nous connaissons, et par laquelle André Backer, comme preuve de sa confiance envers Luisa, et de sa conviction qu'elle n'était pour rien dans la dénonciation du complot royaliste, donnait à la jeune femme la mission de distribuer une somme de quatre cent mille ducats aux victimes de la guerre civile.

Les juges se regardèrent : il n'y avait pas moyen de condamner sur un fait aussi complétement démenti, où la victime absolvait et où le coupable se dénonçait lui-même.

Cependant, l'ordre du roi était positif : il fallait condamner, et condamner à mort.

Mais Speciale n'était point homme à demeurer embarrassé pour si peu.

– C'est bien, dit-il, le tribunal abandonne ce chef d'accusation.

Un murmure favorable accueillit ces paroles.

– Mais, continua Speciale, vous êtes accusée d'un autre crime, non moins grave.

– Lequel ? demandèrent en même temps Luisa et Salvato.

– Vous êtes accusée d'avoir donné asile à un homme qui venait à Naples pour conspirer contre le gouvernement, de l'avoir gardé six semaines chez vous, et de ne l'avoir laissé sortir que pour aller combattre les troupes du roi légitime.

Luisa, pour toute réponse, baissa la tête et regarda tendrement Salvato.

– Ah bien, en voilà une bonne ! dit Michele. Est-ce qu'elle pouvait le laisser mourir à sa porte, sans secours ? est-ce que la première loi de l'évangile n'est pas de secourir notre prochain ?

– Les traîtres, interrompit Speciale, ne sont le prochain de personne.

Puis, comme il était pressé d'en finir avec cette affaire, à laquelle plus qu'il n'eût voulu s'attachait l'intérêt public :

– Ainsi, dit-il, vous avouez avoir reçu, caché, soigné un conspirateur, qui n'est sorti de chez vous que pour aller rejoindre les Français et les jacobins ?

– Je l'avoue, dit Luisa.

– Cela suffit. C'est de la trahison, le crime est capital. à mort !

– à mort ! répéta sourdement le tribunal.

Un long et douloureux murmure s'éleva de l'auditoire. Luisa San Felice, calme et la main sur son cœur, se tourna vers les spectateurs pour les remercier ; mais, tout à coup, elle s'arrêta, immobile et l'œil fixe.

– Qu'as-tu ? lui demanda Salvato.

– Là, là, vois-tu ? dit-elle sans faire aucun geste et en se penchant en avant. Lui ! lui ! lui !

Salvato se pencha à son tour du côté que lui indiquait Luisa et vit un homme de cinquante-cinq à soixante ans, vêtu de noir avec élégance, portant la croix de Malte brodée sur son habit. Il s'avançait lentement vers le tribunal, à travers la foule qui s'écartait devant lui.

Il ouvrit la balustrade qui séparait le public de la junte, s'avança jusqu'au milieu du prétoire, et, s'adressant aux juges, qui le regardaient avec étonnement :

– Vous venez de condamner cette femme à mort, dit-il ; mais je viens vous dire que votre jugement ne peut recevoir son exécution.

– Et pourquoi cela ? demanda Speciale.

– Parce qu'elle est enceinte, répondit-il.

– Et comment le savez-vous ?

– Je suis son mari, le chevalier San Felice.

Il y eut un cri de joie dans l'auditoire, un cri d'admiration sur l'estrade des prévenus. Speciale pâlit en sentant que sa proie lui échappait. Les juges, inquiets, se regardèrent.

– Luciano ! Luciano ! murmura Luisa en tendant les mains vers le chevalier, tandis que de grosses larmes d'attendrissement coulaient de ses yeux.

Le chevalier s'avança vers l'estrade : les soldats s'écartèrent d'eux-mêmes.

Il prit la main de sa femme et la baisa tendrement.

– Ah ! tu avais bien raison, Luisa, dit tout bas Salvato : cet homme est un ange, et je suis honteux d'être si peu de chose près de lui.

– Conduisez les condamnés à la Vicaria, dit Speciale ; et, ajouta-il, remmenez cette femme au Château-Neuf.

La porte qui avait donné passage aux prévenus s'ouvrit pour laisser sortir les condamnés ; mais, avant de quitter l'estrade, Salvato eut encore le temps d'échanger un dernier regard avec son père.

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