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Chapitre CLXVI
La fosse du crocodile

Si vous demandez à voir, au Château-Neuf, le cachot qui porte le nom de Fosse du crocodile, le concierge vous montrera d'abord le squelette du gigantesque saurien qui lui a donné son nom, et que la tradition prétend avoir été pris dans cette fosse ; puis il vous fera passer sous la porte au-dessus de laquelle il s'étend, puis il vous conduira à une porte étroite qui donne sur un escalier de vingt-deux degrés et qui mène à une troisième porte de chêne massif, garnie de fer, laquelle s'ouvre enfin sur une profonde et obscure caverne.

Au milieu de ce sépulcre, œuvre impie, creusé par la main des hommes pour ensevelir les cadavres vivants de leurs semblables, on se heurte à une masse de granit, sur laquelle on n'a d'autre prise que la barre de fer qui la traverse. Cette masse de granit ferme l'orifice d'un puits qui communique avec la mer. Dans les jours d'orage, la vague tourmentée et bondissante lance son écume à travers les interstices de la pierre mal jointe au pavé ; l'eau salée envahit alors la caverne et poursuit le prisonnier jusque dans les angles les plus éloignés de sa prison.

Par cette bouche de l'abîme, dit la lugubre légende, sortant du vaste sein de la mer, apparaissait autrefois l'immonde reptile qui a donné son nom à cette fosse.

Presque toujours, il trouvait dans le cachot une proie humaine, et, après l'avoir dévorée, il se replongeait au gouffre.

Là, dit encore le bruit populaire, furent jetés par les Espagnols la femme et les quatre enfants de Masaniello, ce roi des lazzaroni, qui entreprit de délivrer Naples, et qui eut le vertige du pouvoir, ni plus ni moins qu'un Caligula ou un Néron.

Le peuple avait dévoré le père et le mari ; le crocodile, qui a bien quelque ressemblance avec le peuple, dévora la mère et les enfants.

Ce fut dans ce cachot que le commandant du Château-Neuf ordonna de conduire Salvato et Luisa.

à la lueur d'une lampe pendue au plafond, les deux amants virent plusieurs prisonniers qui, à leur entrée, s'interrompirent dans leur conversation et jetèrent sur eux des regards inquiets. Mais, plus habitués aux demi-ténèbres de ce cachot, les yeux des prisonniers reconnurent les nouveaux venus, et un cri, tout à la fois de joie et de compassion, les accueillit. Un homme se jeta aux pieds de Luisa, une femme se jeta à son cou ; trois prisonniers entourèrent Salvato et se saisirent de ses mains ; et tous ne formèrent bientôt plus qu'un groupe, dans les accents confus duquel il eût été difficile de distinguer s'il y avait plus de contentement que de douleur.

L'homme qui s'était jeté aux pieds de Luisa était Michele ; la femme qui s'était jetée à son cou était éléonore Pimentel ; les trois prisonniers qui avaient entouré Salvato étaient Dominique Cirillo, Manthonnet et Velasco.

– Ah ! pauvre chère petite sœur ! s'écria le premier Michele ; qui nous eût dit que la sorcière Nanno prédisait si juste et devinait si vrai ?

Luisa ne put s'empêcher de frissonner, et, avec un sourire mélancolique, elle passa la main sur son cou si frêle et si délicat, et secoua la tête comme pour dire qu'il ne donnerait pas grand'peine au bourreau.

Hélas ! elle se trompait, même dans cette dernière espérance.

Le désordre causé parmi les prisonniers par l'arrivée de Salvato et de Luisa n'était pas encore calmé, lorsque la porte se rouvrit de nouveau et que l'on vit apparaître sur le sombre seuil un homme de haute taille, vêtu du costume de général républicain, déjà porté par Manthonnet.

– Diable ! dit-il en entrant, je suis tenté de dire, comme Jugurtha : « Les étuves de Rome ne sont pas chaudes. »

– Hector Caraffa ! s'écrièrent deux ou trois voix.

– Dominique Cirillo ! Velasco ! Manthonnet ! Salvato ! Dans tous les cas, il y a meilleure compagnie ici que dans la prison Mamertine. Mesdames, votre serviteur ! Comment donc ! la signora Pimentel ! la signora San Felice ! mais tout est réuni ici : la science, le courage, la poésie, l'amour, la musique. Nous n'aurons pas le temps de nous ennuyer.

– Je ne crois pas qu'on nous le laisse, dit Cirillo de sa voix douce et triste.

– Mais d'où venez-vous donc, mon cher Hector ? demanda Manthonnet. Je vous croyais bien loin de nous, en sûreté derrière les murs de Pescara.

– J'y étais en effet, dit Hector. Mais vous avez capitulé, le cardinal Ruffo m'a envoyé un double de votre capitulation, et m'a écrit d'en faire autant que vous autres ; l'abbé Pronio m'écrivait, en même temps, de me rendre aux mêmes conditions, me promettant non-seulement la vie sauve, mais encore l'autorisation de me rendre en France. Je ne me suis pas cru déshonoré de faire ce que vous aviez fait ; j'ai signé et livré la ville, comme vous avez livré les forts. Le lendemain, l'abbé est venu à moi, l'oreille basse et ne sachant comment m'annoncer la nouvelle. La nouvelle n'était pas bonne, en effet. Le roi lui avait écrit qu'ayant traité avec moi sans pouvoir, il eût à me remettre à lui pieds et poings liés, ou sinon sa tête lui répondait de la mienne. Pronio tenait à sa tête, quoiqu'elle ne fût pas belle ; il m'a fait lier les pieds, il m'a fait lier les poings et m'a envoyé à Naples dans une charrette comme on envoie un veau au marché. Ce n'est qu'a l'intérieur du Château-Neuf, et quand la porte en a été refermée sur moi, qu'on m'a débarrassé de mes cordes et que l'on m'a conduit ici. Voilà toute mon histoire. à votre tour de conter les vôtres.

Chacun raconta la sienne, à commencer par Salvato et Luisa. Nous la connaissons. Nous connaissons aussi celles de Cirillo, de Velasco, de Manthonnet, de Pimentel. Ils étaient descendus dans les felouques, sur la foi des traités, et Nelson les avait retenus prisonniers.

– à propos, dit Ettore Caraffa quand chacun eut fait son récit, j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer : Nicolino est sauvé.

Une joyeuse exclamation s'échappa de toutes les bouches, et l'on demanda des détails.

On se rappelle que, prévenu par le cardinal Ruffo, Salvato avait chargé à son tour Nicolino de prévenir l'amiral que sa vie était menacée ; Nicolino était arrivé à la ferme où était caché son oncle une heure après que celui-ci avait été arrêté. Il avait appris la trahison du fermier, n'en avait point demandé davantage et était allé rejoindre Ettore Caraffa.

Ettore Caraffa l'avait reçu à Pescara, où il avait pris part à la défense de la ville pendant les derniers jours ; mais, lorsqu'il s'était agi de se rendre et de se livrer à l'abbé Pronio, Nicolino n'avait pas eu confiance, avait revêtu un habit de paysan et avait gagné la montagne. Des six conjurés que nous avons vus au château de la reine Jeanne au commencement de notre récit, c'était le seul qui ne fût point tombé aux mains de la réaction.

Cette bonne nouvelle avait, en effet, fort réjoui les prisonniers ; puis, comme nous l'avons dit, ils éprouvaient, au milieu de leur tristesse, une grande joie d'être réunis. Selon toute probabilité, ils seraient jugés et exécutes ensemble. Les girondins avaient joui du même bonheur, et l'on sait qu'ils l'avaient mis à profit.

On apporta le souper pour tous, et des matelas pour les nouveaux venus. Tout en mangeant, Cirillo mit ses trois nouveaux compagnons au courant des us et coutumes de la prison, qu'ils habitaient déjà depuis treize jours et treize nuits.

Les prisons étaient combles : le roi, nous l'avons vu dans une de ses lettres, avouait huit mille prisonniers.

Chacun de ces cercles de l'enfer, qui aurait eu besoin d'un Dante pour être bien décrit, avait ses démons spéciaux chargés de tourmenter les damnés.

Ils devaient rendre les chaînes plus pesantes, irriter la soif, prolonger les jeûnes, enlever la lumière, souiller les aliments, et, tout en faisant de la vie un cruel supplice, empêcher les prisonniers de mourir.

Et, en effet, on devait penser que, soumis à de pareilles tortures précédant des supplices infamants, le suicide serait invoqué par les prisonniers comme un ange libérateur.

Trois ou quatre fois pendant la nuit, on entrait dans les cachots sous prétexte de perquisition, et l'on réveillait ceux qui pouvaient dormir. Tout était défendu, non-seulement les couteaux et les fourchettes, mais encore les verres, sous prétexte qu'avec un fragment de verre, on pouvait s'ouvrir les veines ; – les draps et les serviettes, sous prétexte qu'en les découpant et en les tressant, on pouvait s'en servir comme de cordes ou même en faire des échelles.

L'histoire a conservé le nom de trois de ces tourmenteurs.

L'un était un Suisse nommé Duece, qui donnait pour excuse de sa cruauté une famille nombreuse qu'il avait à nourrir.

L'autre était un colonel de Gambs, un Allemand qui avait été sous les ordres de Mack et avait fui comme lui.

Enfin, le troisième, notre ancienne connaissance, Scipion Lamarra, le porte-enseigne de la reine, que celle-ci avait si chaudement recommandé au cardinal, et qui avait fait honneur à sa royale protectrice en arrêtant, par trahison, Caracciolo, et en le conduisant à bord du Foudroyant.

Mais il était convenu entre les prisonniers qu'ils ne donneraient pas à leurs bourreaux le plaisir du spectacle de leurs souffrances. S'ils venaient le jour, ils continuaient leur conversation, changeant de place, voilà tout, selon l'ordre des visiteurs ; tandis que Velasco, charmant musicien, auquel on avait permis d'emporter sa guitare, accompagnait leurs perquisitions de ses airs les plus gais et de ses chants les plus joyeux. Si c'était la nuit, chacun se levait sans plaintes ni murmures, – et c'était vite fait, attendu que chacun, n'ayant que son matelas, se jetait dessus tout habillé.

Pendant ce temps, on transformait, avec toute la célérité possible, le couvent de Monte-Olivetto en tribunal. Ce couvent avait été fondé en 1411, par Cuzella d'Origlia, favori du roi Ladislas ; le Tasse y avait trouvé un asile et fait une halte entre la folie et la prison : les prévenus devaient y faire une halte entre la prison et la mort.

La halte était courte, et la mort ne se faisait point attendre. La junte d'état agissait selon le code sicilien, c'est-à-dire en vertu de l'antique procédure des barons siciliens rebelles. On prenait, pour l'appliquer, une loi du code de Roger, et l'on oubliait que Roger, moins jaloux de ses prérogatives que ne l'était le roi Ferdinand, n'avait point déclaré qu'un roi ne traitait point avec ses sujets rebelles, mais, au contraire, après avoir signé un traité avec les habitants de Bari et de Trani, qui s'étaient révoltés contre lui, l'avait ponctuellement exécuté.

Cette procédure, qui ressemblait fort à celle de la chambre obscure, était terrible, en ce qu'elle ne présentait aucune sécurité aux prévenus. Les dénonciations et les espionnages étaient admis comme preuves, et les dénonciateurs et les espions comme témoins. Si le juge le jugeait utile, la torture accourait en aide à la vengeance, pour laquelle elle était encore un soutien, accusateurs et défenseurs étaient tous les hommes de la junte, c'est-à-dire les hommes du roi. Ni les uns ni les autres n'étaient les hommes des accusés. En outre, les accusateurs à charge, entendus secrètement et sans confrontation avec les accusés, n'avaient point pour contre-poids les témoins à décharge, qui, n'étant appelés ni publiquement ni secrètement, laissaient le prévenu tout entier sous le poids de son accusation et à la merci de ses juges. La sentence, remise alors à la conscience de ceux qui étaient chargés de se prononcer, demeurait sous le funeste arbitrage de la haine royale, sans appel, sans sursis, sans recours. Le gibet était dressé à la porte du tribunal ; la sentence était prononcée dans la nuit, publiée le lendemain, et, le jour suivant, exécutée. Vingt-quatre heures de chapelle, puis l'échafaud.

Pour ceux à qui Sa Majesté faisait grâce, restait la fosse de Favignana, c'est-à-dire une tombe.

Avant d'arriver en Sicile, le voyageur qui va d'orient en occident, voit s'élancer, du sein de la mer, entre Marsala et Trapani, un écueil surmonté d'un fort, c'est-à-dire l'Agusa des Romains, île fatale qui était déjà une prison du temps des empereurs païens. Un escalier, creusé dans la pierre, conduit de son sommet à une caverne placée au niveau de la mer. Une lumière funèbre y pénètre, sans que jamais cette lumière soit réchauffée par un rayon de soleil. Enfin, de sa voûte tombe une eau glacée, pluie éternelle qui ronge le granit le plus dur, qui tue l'homme le plus robuste.

Cette fosse, cette tombe, ce sépulcre, c'était la clémence du roi de Naples !

Revenons à notre récit.

Nous avons vu – le soir où le beccaïo, tenant Salvato prisonnier, alla chercher, jusque dans son bouge, le bourreau pour le pendre, – nous avons vu que maître Donato était en train de supputer les gains qu'allaient lui procurer les nombreuses exécutions qu'il ne pouvait manquer de faire.

Sur ces gains était basée la dot de trois cent ducats qu'il promettait à sa fille, le jour où elle épouserait Giovanni, le fils aîné du vieux Basso Tomeo.

Aussi maître Donato avait-il manifesté une joie qui n'avait de comparable que celle du vieux Basso Tomeo, quand il avait vu, à la suite de la rupture des traités, les prisons s'emplir de prévenus, et avait appris de la bouche du roi lui-même, qu'il ne serait fait aucune grâce aux rebelles.

Il y avait huit mille prisonniers : en cotant au plus bas, c'était au moins quatre mille exécutions.

Quatre mille exécutions à dix ducats de prime par exécution, c'étaient quarante mille ducats ; quarante mille ducats, c'étaient deux cent mille francs.

Aussi maître Donato et son compère le pêcheur Basso Tomeo étaient-ils, dans les premiers jours de juillet, assis à la même table où nous les avons vus déjà, vidant un fiasco de vin de Capri, extra qu'ils avaient cru pouvoir se permettre, vu la circonstance, supputant sur leurs doigts ce que pouvait donner le minimum des exécutions.

Ce minimum, à leur grande satisfaction à tous deux, ne pouvait s'élever à moins de trente à quarante mille ducats.

En faveur de ce chiffre, et si on l'atteignait, maître Donato promettait d'élever la dot jusqu'au chiffre de six cents ducats.

Maître Donato en était à cette concession, et peut-être, grâce à la bonne humeur que lui donnait cette perspective de potence et d'échafaud, qui s'étendait à perte de vue, comme l'allée des Sphinx, à Thèbes, allait-il en faire quelque autre encore, lorsque la porte s'ouvrit et qu'un huissier de la Vicaria, perdu dans la pénombre, demanda :

– Maître Donato ?

– Avance à l'ordre ! répondit celui-ci ignorant à qui il avait affaire, et porté qu'il était à la gaieté par les calculs qu'il avait faits et le vin qu'il avait bu.

– Avancez à l'ordre vous-même ! répondit l'huissier d'une voix impérative ; car ce n'est pas moi qui ai un ordre à recevoir de vous, c'est vous qui avez un ordre à recevoir de moi.

– Ouais ! dit le père Basso Tomeo ! qui avait l'habitude de voir dans les ténèbres, il me semble que je vois briller une chaîne d'argent sur un habit noir.

– Huissier de la Vicaria, répéta la voix, de la part du procureur fiscal. Cela vous regarde, si vous le faites attendre.

– Allez vite, allez vite, compère ! dit Basso Tomeo. Il parait que ça va chauffer.

Et il se mit à chanter la tarentelle qui commence par ce vers poétique :

Polichinelle a trois cochons...

– Voilà ! cria maître Donato en se levant vivement de la table et en courant à la porte. Vous l'avez dit, Excellence, monseigneur Guidobaldi n'est point fait pour attendre.

Et, sans prendre le temps de mettre son chapeau, maître Donato suivit l'huissier de la Vicaria.

Le trajet est court de la rue des Soupirs-de-l'Abîme à la Vicaria.

La Vicaria est l'ancien castel Capuano. Pendant la révolution napolitaine, elle joua le rôle qu'avait joué la Conciergerie dans la révolution française : elle servit de halte aux condamnés entre le jugement et la mort.

C'était là que les patients, pour nous servir de l'expression consacrée à Naples, étaient mis en chapelle.

Cette chapelle, qui n'est autre chose que la succursale de la prison, n'avait pas servi depuis les exécutions d'Emmanuele de Deo, de Galiani et de Vitagliano.

Le procureur fiscal Guidobaldi la visitait, l'examinait et y faisait faire des réparations.

Il devait s'assurer des serrures, des verrous et des anneaux scellés dans le plancher, et reconnaître s'ils étaient d'une solidité à toute épreuve.

Se trouvant là, il avait pensé à faire d'une pierre deux coups et à envoyer chercher le bourreau.

Nous avons, avec une espèce de respect religieux, pendant notre séjour à Naples, visité cette chapelle, où tout, excepté le tableau enlevé du grand autel, est dans le même état qu'alors.

Elle s'élève au centre de la prison. On y arrive en traversant trois ou quatre grilles de fer.

On monte deux gradins avant d'entrer dans la vraie chapelle, c'est-à-dire dans la chambre où est l'autel. Cette chambre prend sa lumière par une fenêtre basse percée au niveau du parquet et grillée d'un double barreau.

De cette chambre, on arrive, en descendant quatre ou cinq degrés, dans une autre.

C'est dans celle-là que les condamnés passaient les dernières vingt-quatre heures de la vie.

De gros anneaux de fer scellés dans le plancher indiquent la place où les condamnés, couchés sur des matelas, faisaient leur veille d'agonie. Leur chaîne correspondait à ces anneaux.

Sur l'une des faces de la muraille existait alors, et existe encore aujourd'hui, une grande fresque représentant Jésus en croix et Marie agenouillée à ses pieds.

Derrière cette chambre, et en communication avec elle, se trouve un petit cabinet qui a une entrée à part.

C'est dans ce petit cabinet, et par son entrée particulière, que sont introduits les pénitents blancs qui se chargent d'accompagner, d'encourager, de soutenir les condamnés au moment de leur mort.

Il y a dans cette confrérie, dont les membres s'appellent bianchi, des prêtres et des laïques. Les prêtres écoutent la confession, donnent l'absolution et le viatique, c'est-à-dire les derniers sacrements, moins l'extrême-onction.

L'extrême-onction étant réservée aux malades, et les condamnés n'étant point malades, mais destinés à périr par accident, ne peuvent recevoir l'extrême-onction, qui est le sacrement de l'agonie.

Entrés dans ce cabinet, où ils revêtent cette longue robe blanche qui leur a fait donner le nom de bianchi, les pénitents n'abandonnent plus le condamné que quand son corps est déposé dans la fosse.

Ils se tiennent près de lui pendant tout l'intervalle qui sépare la prison de l'échafaud. Sur l'échafaud, ils lui mettent la main sur l'épaule, afin de donner au patient tout le loisir de s'épancher en eux, et le bourreau ne peut le toucher que lorsqu'ils lèvent la main et disent :

– Cet homme vous appartient.

C'était vers cette dernière étape placée sur la route de la mort, que l'huissier de la Vicaria conduisait maître Donato.

Celui-ci entra à la Vicaria, prit l'escalier à gauche, qui conduisait à la prison, longea tout un corridor bordé de cachots, franchit deux grilles, monta un escalier, traversa une troisième grille et se trouva à la porte de la chapelle.

Il entra. La première pièce, c'est-à-dire celle de la chapelle, était vide. Il passa dans la seconde et vit le procureur fiscal qui faisait assurer la porte des bianchi, avec deux serrures et trois verrous.

Il se tint debout au bas de l'escalier, et attendit respectueusement que le procureur fiscal s'aperçût de sa présence et lui adressât la parole.

Au bout d'un instant, le procureur fiscal se retourna et découvrit celui qu'il avait envoyé chercher.

– Ah ! c'est vous, maître Donato, lui dit-il.

– Prêt à exécuter vos ordres, Excellence, répondit l'exécuteur.

– Vous savez que nous allons avoir pas mal d'exécutions à faire ?

– Je sais cela, répondit maître Donato avec une grimace qu'il avait l'intention de faire passer pour un sourire.

– C'est pourquoi j'ai désiré qu'avant de commencer, nous nous entendions bien sur le chiffre de vos gages.

– Ah ! c'est bien simple, Excellence, répondit maître Donato, d'un air détaché. J'ai six cents ducats de fixe et dix ducats de prime par exécution.

– C'est bien simple ! Peste ! comme vous y allez, mon maître. Je ne trouve pas cela simple du tout, moi.

– Pourquoi ? demanda maître Donato avec un commencement d'inquiétude.

– Parce que, supposé qu'il y ait quatre mille exécutions à dix ducats l'une, cela fait tout bonnement quarante mille ducats, sans compter les appointements fixes, c'est-à-dire à peu près le double de ce que gagne tout le tribunal, depuis le greffier jusqu'au président.

– C'est vrai, fit maître Donato ; mais je fais, à moi seul, la besogne qu'ils font tous ensemble, et ma besogne est plus dure : ils condamnent ; moi, j'exécute.

Le procureur fiscal, qui était en train de s'assurer qu'un anneau était bien scellé dans le parquet, se dressa, leva ses lunettes jusque sur son front et regarda maître Donato.

– Ah ! ah ! dit-il, c'est votre opinion, maître Donato. Mais il y a une différence, cependant, entre vous et les juges : c'est que les juges sont inamovibles, et que vous pouvez être destitué, vous.

– Moi ? Et pourquoi serais-je destitué ? Ai-je jamais refusé de faire mon devoir ?

– On vous accuse d'être tiède pour la bonne cause.

– Ah ! par exemple ! moi qui me suis tenu les bras croisés tout le temps de la soi-disant République.

– Parce qu'elle a été assez bête pour ne pas vous décroiser les bras. En tout cas, sachez une chose : c'est qu'il y a vingt-quatre dénonciations contre vous, et plus de douze cents demandes pour vous remplacer.

– Ah ! sainte madone del Carmine, que me dites-vous là, Excellence !

– Et sans augmentation, sans prime, à appointements fixes.

– Mais, Excellence, songez donc au travail que je vais avoir.

– Cela compensera le temps où tu es resté sans rien faire.

– Mais Votre Excellence veut donc la ruine d'un pauvre père de famille ?

– Ta ruine ! Pourquoi penses-tu que je veuille ta ruine ? Est-ce qu'il doit m'en revenir quelque chose ? D'ailleurs, un homme n'est pas ruiné, ce me semble, avec huit cents ducats d'appointements.

– D'abord, reprit vivement maître Donato, je n'en ai que six cents.

– La magnificence de la junte ajoute, en raison des circonstances, deux cents ducats à tes gages.

– Ah ! monsieur le procureur fiscal, vous savez bien que ce n'est pas raisonnable.

– Je ne sais pas si c'est raisonnable, dit Guidobaldi, qui commençait à se fatiguer de la discussion ; mais je sais que c'est à prendre ou à laisser.

– Mais songez donc, Excellence...

– Tu refuses ?

– Mais non ! mais non ! s'écria maître Donato ; seulement, je fais observer à Votre Excellence que j'ai une fille à marier, que nos enfants, à nous, sont de défaite difficile, et que j'avais compté sur le retour de notre bien-aimé roi pour doter ma pauvre Marina.

– Elle est jolie, ta fille ?...

– C'est la plus belle fille de Naples.

– Eh bien, la junte fera un sacrifice : il y aura un ducat par chaque exécution pour la dot de ta fille. Seulement, elle viendra toucher elle même.

– Où ?

– Chez moi.

– Ce sera un grand honneur, Excellence ; mais n'importe !

– N'importe quoi ?

– Je suis un homme ruiné, voilà tout.

Et, en poussant des soupirs à émouvoir tout autre qu'un procureur fiscal, maître Donato sortit de la Vicaria et regagna sa maison, où l'attendaient Basso Tomeo et Marina, le premier dans l'impatience, la seconde dans l'inquiétude.

La nouvelle, mauvaise pour maître Donato, était bonne pour Marina et pour Basso Tomeo, de sorte que, comme la plupart des nouvelles de ce monde, en vertu de la loi philosophique de compensation, elle apporta la douleur aux uns et la joie aux autres.

Seulement, pour ménager la susceptibilité conjugale de Giovanni, on lui laissa ignorer l'article du traité passé entre son père et le procureur fiscal, article par lequel Marina était obligée d'aller elle-même toucher la prime .

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