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Chapitre CXL
Les avant-postes

Avant que Salvato et Luisa se fussent adressé parole, Michele rentrait.

– Luisa, dit-il, sois tranquille ; tout ce qui était un mystère pour les Backer, sera bientôt éclairci pour eux, et ils sauront quel est celui qu'ils doivent maudire comme leur dénonciateur. Il ne peut pas m'arriver pis que d'être pendu ; eh bien, au moins, avant d'être pendu, je me serai confessé.

Les deux jeunes gens regardèrent Michele avec étonnement.

Mais lui :

– Nous n'avons pas de temps à perdre en explications, dit-il ; la nuit s'avance, et vous savez ce qui nous reste à faire.

– Oui, tu as raison, répondit Salvato. Es-tu prête, Luisa ?

– J'ai commandé une voiture pour onze heures, dit Luisa ; elle doit être à la porte.

– Elle y est, dit Michele, je l'ai vue.

– C'est bien, Michele. Fais-y porter les quelques effets dont j'aurai besoin pendant mon séjour au Château-Neuf. Ils sont enfermés dans une malle. Moi, je vais donner quelques ordres à Giovannina.

Elle sonna, mais inutilement ; la jeune fille ne vint pas.

Elle sonna une seconde fois ; mais en vain son regard se fixa-t-il sur la porte par laquelle la servante devait entrer, la porte ne s'ouvrit point.

Luisa se leva et alla elle-même à la chambre de la jeune fille, pensant que peut-être elle était endormie.

La bougie brûlait sur sa table ; auprès de la bougie était une lettre cachetée à l'adresse de Luisa.

Cette lettre était de l'écriture de Giovannina.

Luisa la prit et l'ouvrit.

Elle était conçue en ces termes :

« Signora.

» Si vous aviez quitté Naples, je vous eusse suivie partout où vous auriez été, pensant que mes services vous étaient nécessaires.

» Vous restez à Naples, où, entourée de gens qui vOUS aiment, vous n'avez plus besoin de moi.

» Je n'oserais au milieu des événements qui vont se passer, rester seule à la maison, et rien, pas même un dévouement dont vous n'avez pas besoin, ne me forçant à m'enfermer dans une forteresse où je ne serais pas libre de mes actions, je retourne chez mes parents.

» D'ailleurs, vous avez eu la bonté de régler mes comptes ce matin, et, dans les circonstances où nous sommes, j'ai dû regarder ce règlement comme un congé.

» Je vous quitte donc, signora, pleine de reconnaissance pour les bontés que vous avez eues pour moi, et si triste de cette séparation, que je m'impose le chagrin de ne point vous faire mes adieux, de peur du chagrin, plus grand encore, que j'éprouverais en vous les faisant.

» Croyez-moi, signora, votre très-humble, très-obéissante, très-dévouée servante,

» GIOVANNINA. »

Luisa frissonna en lisant cette lettre. Il y avait, malgré les protestations de dévouement et de fidélité qu'elle contenait, un étrange sentiment de froide haine semé de l'un à l'autre bout. On ne le voyait pas avec les yeux, c'est vrai ; mais on l'apercevait avec l'intelligence, on le sentait avec le cœur.

Elle revint dans la salle à manger, où était resté Salvato, et lui remit la lettre.

Celui-ci la lut, haussa les épaules et murmura le mot « Vipère ! »

En ce moment, Michele rentra. Il n'avait pas trouvé la voiture à la porte et demandait s'il devait en aller chercher une autre.

Il n'y avait point à attendre son retour, c'était évidemment Giovannina qui l'avait prise pour partir.

Ce que Michele avait de mieux à faire, c'était de courir jusqu'à Pie-di-Grotta, où il avait une place de fiacres, et d'en ramener une autre.

– Mon ami, dit Luisa, laisse-moi profiter de ces quelques moments de retard qui nous sont imposés par le hasard pour faire une dernière visite à la duchesse Fusco et lui proposer une dernière fois de courir une même chance en la conduisant avec moi au Château-Neuf. Si elle reste, je lui recommanderai la maison qui va être complétement abandonnée.

– Va, mon enfant chéri, dit Salvato en l'embrassant au front ; comme un père, en effet, eût fait à son enfant.

Luisa s'engagea dans le corridor, ouvrit la porte de communication et pénétra dans le salon.

Le salon, comme toujours, était plein de toutes les notabilités républicaines.

Malgré l'imminence du danger, malgré le hasard de l'événement, les visages étaient calmes. On sentait que tous ces hommes de progrès, qui s'étaient engagés par conviction dans la voie périlleuse, étaient prêts à la suivre jusqu'au bout, et, comme les vieux sénateurs de la République, à attendre la mort sur leurs chaises curules.

Luisa fit sa sensation ordinaire de beauté et d'intérêt ; on se groupa autour d'elle. Chacun, dans ce moment suprême ayant un parti pris pour soi, demandait aux autres le parti qu'ils allaient prendre, espérant peut-être que celui-là était le meilleur.

La duchesse restait chez elle et y attendait les événements. Elle tenait prêt un costume de femme du peuple, sous lequel, en cas de danger imminent, elle comptait fuir. La fermière d'une de ses masseries lui tenait une retraite préparée.

Luisa la pria de veiller sur sa maison jusqu'au moment où elle-même quitterait la sienne, et lui annonça que Salvato, ne sachant point si, au milieu du combat, il aurait la possibilité de veiller sur elle, lui avait fait préparer une chambre au Château-Neuf, où elle restait sous la garde du gouverneur Massa, ami de Salvato.

C'était là, d'ailleurs, qu'à la dernière extrémité devaient se réfugier les patriotes, personne ne se fiant à l'hospitalité de Mejean, qui, on le savait, avait demandé cinq cent mille francs pour protéger Naples, et qui, pour cinq cent cinquante mille francs, était disposé à l'anéantir.

On disait même – ce qui, au reste, n'était point vrai – qu'il avait traité avec le cardinal Ruffo.

Luisa chercha des yeux éléonore Pimentel, pour laquelle elle avait une grande admiration ; mais, un instant avant son entrée, éléonore avait quitté le salon pour se rendre à son imprimerie.

Nicolino vint la saluer, tout fier de son bel uniforme de colonel de hussards, qui, le lendemain, devait être déchiqueté par les sabres ennemis.

Cirillo, qui, comme nous l'avons dit, faisait partie de l'Assemblée législative, laquelle s'était déclarée en permanence, vint l'embrasser. Il lui souhaita, non pas toute sorte de bonheurs, – dans la situation où l'on se trouvait, il y avait peu de bonheur à espérer, – mais la vie saine et sauve, et, lui posant la main sur la tête, il lui donna tout bas sa bénédiction.

La visite de Luisa était faite. Elle embrassa une dernière fois la duchesse Fusco : les deux femmes sentirent ensemble jaillir les larmes de leur cœur.

– Ah ! murmura Luisa en voyant les larmes de son amie se mêler aux siennes, nous ne devons plus nous revoir !

La duchesse Fusco leva son regard vers le ciel, comme pour lui dire : « Là-haut, on se retrouve toujours. »

Puis elle la reconduisit jusqu'à la porte de communication.

Là, elles se séparèrent, et, comme l'avait prophétisé Luisa, pour ne plus se revoir.

Salvato attendait Luisa, Michele avait amené une voiture. Les deux jeunes gens, les bras enlacés et sans avoir eu besoin de se communiquer leur idée, allèrent dire adieu à la chambre heureuse, comme ils l'appelaient ; puis ils fermèrent les portes, dont Michele prit les clefs. Salvato et Luisa montèrent dans la voiture ; Michele, malgré son bel uniforme, monta sur le siège, et le fiacre roula vers le Château-Neuf.

Quoiqu'il ne fût point encore tard, toutes les portes et toutes les fenêtres étaient fermées, et l'on sentait qu'une profonde terreur planait sur la ville : des hommes, de temps en temps, s'approchaient des maisons, stationnaient un instant et s'enfuyaient effarés.

Salvato remarqua ces hommes, et, inquiet de ce qu'ils faisaient, dit à Michele, en ouvrant la vitre de devant, de tâcher de mettre la main sur un de ces coureurs nocturnes et de s'assurer de ce qu'ils faisaient.

En arrivant au palais Caramanico, l'on aperçut un de ces hommes ; sans que la voiture s'arrêtât Michele sauta à terre et bondit sur l'homme.

Il jetait un rouleau de cordes par le soupirail de la cave.

– Qui es-tu ? lui demanda Michele.

– Je suis le facchino du palais.

– Que fais-tu ?

– Vous le voyez bien. J'ai été chargé par le locataire du premier étage d'acheter vingt-cinq brasses de cordes et de les lui apporter ce soir. Je me suis attardé à boire au Marché-Vieux, et, en arrivant au palais, j'ai trouvé tout fermé : ne voulant pas réveiller le garde-poste, j'ai jeté le paquet dans la cave du palais par le soupirail : on les y trouvera demain.

Michele, ne voyant rien de bien répréhensible dans le fait, lâcha l'homme qu'il tenait au collet et qui, à peine libre, prit ses jambes à son cou et s'enfonça dans la strada del Pace.

Cette brusque fuite l'étonna.

Du palais Caramanico au Château-Neuf, tout le long de la Chiaïa et de la montée du Géant, il vit le même fait se reproduire. Deux fois, Michele essaya de s'emparer de ces rôdeurs chargés de quelque mission inconnue ; mais, comme s'ils se fussent tenus sur leurs gardes, il n'en put venir à bout.

On arriva au Château-Neuf. Grâce au mot d'ordre, que connaissait Salvato, la voiture put entrer dans l'intérieur : elle passa devant l'arc de triomphe aragonais et s'arrêta devant la porte du gouverneur.

Il faisait une ronde de nuit sur les remparts : il rentra un quart d'heure après l'arrivée de Salvato.

Tous deux conduisirent Luisa à la chambre préparée pour elle : elle faisait suite aux appartements de madame Massa elle-même, et il était évident qu'on lui avait réservé la plus jolie et la plus commode des chambres.

Minuit sonnait : il était l'heure de se séparer. Luisa prit congé de son frère de lait, puis de Salvato, lesquels, par la même voiture qui les avait amenés, se firent conduire jusqu'au môle.

Là, ils trouvèrent aux mains du Calabrais les chevaux qu'ils avaient commandés, montèrent en selle, et, suivant la strada del Piliere, la rade, la Marine-Neuve et la Marinella, ils traversèrent le pont de la Madeleine et se lancèrent au galop sur la route de Portici.

La route était garnie de troupes républicaines, échelonnées du pont de la Madeleine, premier poste extérieur, jusqu'au Granatello, poste le plus rapproché de l'ennemi, commandé, comme nous l'avons dit, par Schipani.

Tout le monde veillait sur le chemin. à tous les corps de garde, Salvato s'arrêtait, descendait de cheval, s'informait et donnait quelques instructions.

La première station qu'il fit fut au fort de Vigliana.

Ce petit fort s'élève au bord de la mer, à la droite du chemin qui va de Naples à Portici ; il défend l'arrivée du pont de la Madeleine.

Salvato fut reçu avec des acclamations. Le fort de Vigliana était défendu par cent cinquante de ses Calabrais, sous le commandement d'un prêtre nommé Toscano.

Il était évident que c'était sur ce petit fort, qui défendait l'approche de Naples, que se porterait tout l'effort des sanfédistes ; aussi la défense avait-elle été confiée à des hommes choisis.

Toscano fit voir à Salvato tous ses préparatifs de défense. Il comptait, lorsqu'il serait forcé, mettre le feu à ses poudres et se faire sauter, lui et ses hommes.

Au reste, Toscano ne comptait pas les prendre par surprise ; tous étaient prévenus, tous avaient consenti à ce suprême sacrifice à la patrie, et le drapeau qui flottait au-dessus de la porte portait cette légende :

NOUS VENGER ! VAINCRE OU MOURIR !

Salvato embrassa le digne curé, remonta à cheval aux cris de « Vive la République ! » et continua son chemin.

à Portici, les républicains témoignèrent à Salvato de grandes inquiétudes. Ils avaient affaire à des populations rendues essentiellement royalistes par leurs intérêts. Ferdinand avait à Portici un palais où il passait l'automne ; presque tout l'été, le duc de Calabre habitait le palais voisin de la Favorite. Ils ne pouvaient se fier à personne, se sentaient entourés de pièges et de trahisons. Comme aux jours de tremblement de terre, le sol semblait frissonner sous leurs pieds.

Il arriva au Granatello.

Avec sa confiance ou plutôt son imprudence accoutumée, Schipani dormait ; Salvato le fit éveiller et lui demanda des nouvelles de l'ennemi.

Schipani lui répondit qu'il comptait être attaqué par lui le lendemain, et qu'il prenait des forces pour le bien recevoir.

Salvato lui demanda s'il ne tenait point quelques renseignements plus précis des espions qu'il avait dû envoyer. Le général républicain lui avoua qu'il n'avait envoyé aucun espion et que ces moyens déloyaux de faire la guerre lui répugnaient. Salvato s'informa s'il avait fait garder la route de Nola, où était le cardinal, et d'où, par les pentes du Vésuve, il pourrait faire filer des troupes sur Portici et sur Résina, pour lui couper la retraite. Il répondit que c'était à ceux de Résina et de Portici de prendre ces précautions, et que, quant à lui, s'il trouvait les sanfédistes sur son chemin, il passerait au milieu d'eux.

Cette manière de faire la guerre et de disposer de la vie des hommes faisait hausser les épaules à l'habile stratégiste, élevé à l'école des Championnet et des Macdonald. Il comprit qu'avec un homme comme Schipani, il n'y avait aucune observation à faire, et qu'il fallait tout abandonner au génie sauveur des peuples.

Voyons un peu ce que le cardinal, plus méticuleux que Schipani sur les moyens de se garder, faisait pendant ce temps.

à minuit, c'est-à-dire à l'heure où nous avons vu Salvato partir du Château-Neuf, le cardinal Ruffo, dans la chambre principale de l'évêché de Nola, assis devant une table, ayant près de lui son secrétaire Sacchinelli et le marquis Malaspina, son aide de camp, recevait les nouvelles et donnait ses ordres.

Les courriers se succédaient avec une rapidité qui témoignait de l'activité que le général improvisé avait mise à organiser ses correspondances.

Lui-même décachetait toutes les lettres, de quelque part qu'elle vinssent, et dictait les réponses, tantôt à Sacchinelli, tantôt à Malaspina. Rarement répondait-il lui-même, excepté aux lettres secrètes, un tremblement nerveux rendant sa main inhabile à écrire.

Au moment où nous entrons dans la chambre où il attend les messagers, il a déjà reçu de l'évêque Ludovici l'annonce que Panedigrano et ses mille forçats doivent être arrivés à Bosco, dans la matinée du 12.

Il tient à la main une lettre du marquis de Curtis, qui lui annonce que le colonel Tchudy, voulant faire oublier sa conduite de Capoue, parti de Palerme avec quatre cents grenadiers et trois cents soldats formant une espèce de légion étrangère, doit être débarqué à Sorrente pour attaquer par terre le fort de Castellamare, tandis que le Sea-Horse et la Minerve l'attaqueront par mer.

Cette lettre lue, il se leva et alla consulter, sur une autre table, une grande carte qui y était déployée, et, debout, appuyé d'une main sur la table, il dicta à Sacchinelli les ordres suivants :

« Le colonel Tchudy suspendra, si elle est commencée, l'attaque du fort de Castellamare et se mettra immédiatement d'accord avec Sciarpa et Panedigrano pour attaquer l'armée de Schipani le 13 au matin.

» Tchudy et Sciarpa attaqueront de front, tandis que Panedigrano glissera sur les flancs et côtoiera la lave du Vésuve, de manière à dominer le chemin par lequel Schipani tentera de faire sa retraite.

» En outre, comme il est possible que, sachant l'arrivée du cardinal à Nola, le général républicain veuille se retirer sur Naples, dans la crainte que la retraite ne lui soit coupée, ils le pousseront vigoureusement devant eux.

» à la Favorite, le général républicain trouvera le cardinal Ruffo, qui aura contourné le Vésuve. Enveloppé de tout côté, Schipani sera forcé de se faire tuer ou de se rendre. »

Le cardinal fit faire une triple copie de cet ordre, signa chacune des copies et, par trois messagers, les expédia à ceux auxquels elles étaient adressées.

Ces ordres étaient à peine partis, que le cardinal, supposant quelqu'une de ces mille combinaisons qui font échouer les plans les mieux arrêtés, fit appeler de Cesare.

Au bout de cinq minutes, le jeune brigadier entrait tout armé et tout botté : la fiévreuse activité du cardinal gagnait tout ce qui l'entourait.

– Bravo, mon prince ! lui dit Ruffo, qui parfois, en plaisantant, lui conservait ce titre. êtes-vous prêt ?

– Toujours, éminence, répondit le jeune homme.

– Alors, prenez quatre bataillons d'infanterie de ligne, quatre pièces d'artillerie de campagne, dix compagnies de chasseurs calabrais et un escadron de cavalerie ; longez le flanc septentrional du Vésuve, celui qui regarde la Madonna-del-Arco, et arrivez de nuit, s'il est possible, à Résina. Les habitants vous attendent, prévenus par moi, et tout prêts à s'insurger en notre faveur.

Puis, se tournant vers le marquis :

– Malaspina, lui dit-il, donnez au brigadier cet ordre écrit et signez-le pour moi.

En ce moment, le chapelain du cardinal, entrant dans la chambre, s'approcha de lui et lui dit tout bas :

– éminence, le capitaine Scipion Lamarra arrive de Naples et attend vos ordres dans la chambre à côté.

– Ah ! enfin ! dit le cardinal respirant avec plus de liberté qu'il n'avait fait jusqu'alors. J'avais peur qu'il ne lui fût arrivé malheur, à ce pauvre capitaine. Dites-lui que je suis à lui à l'instant même et faites-lui compagnie en m'attendant.

Le cardinal tira une bague de son doigt et l'appliqua sur les ordres qui étaient expédiés en son nom.

Ce Scipion Lamarra, dont le cardinal paraissait attendre l'arrivée avec tant d'impatience, était ce même messager par lequel la reine avait envoyé sa bannière au cardinal, et qu'elle lui avait recommandé comme bon à tout.

Il arrivait de Naples, où il avait été envoyé par le cardinal. Le but de cette mission était de s'aboucher avec un des principaux complices de la conspiration Backer, nommé Gennaro Tansano.

Gennaro Tansano faisait le patriote, était inscrit des premiers aux registres de tous les clubs républicains, mais dans le seul but d'être au courant de leurs délibérations, dont il donnait avis au cardinal Ruffo, avec lequel il était en correspondance.

Une partie des armes qui devaient servir lorsque éclaterait la conjuration Backer étaient en dépôt chez lui.

Les lazzaroni de Chiaïa, de Pie-di-Grotta, de Pouzzoles et des quartiers voisins étaient à sa disposition.

Aussi, comme on l'a vu, le cardinal attendait-il impatiemment sa réponse.

Il entra dans le cabinet où l'attendait Lamarra, déguisé en garde national républicain.

– Eh bien ? lui demanda-t-il en entrant.

– Eh bien, Votre éminence, tout va au gré de nos désirs. Tansano passe toujours pour un des meilleurs patriotes de Naples, et personne n'a l'idée de le soupçonner.

– Mais a-t-il fait ce que j'ai dit ?

– Il l'a fait, oui, Votre éminence.

– C'est-à-dire qu'il a fait jeter des cordes dans les soupiraux des maisons des principaux patriotes.

– Oui ; il eût bien voulu savoir dans quel but ; mais, comme je l'ignorais moi-même, je n'ai pu le renseigner là-dessus. N'importe ; l'ordre venant de Votre éminence, il a été exécuté de point en point.

– Vous en êtes sûr ?

– J'ai vu les lazzaroni à l'œuvre.

– Ne vous a-t-il pas remis un paquet pour moi ?

– Si fait, éminence, et le voici enveloppé d'une toile cirée.

– Donnez.

Le cardinal coupa avec un canif les bandelettes qui tenaient le paquet fermé, et tira de son enveloppe une grande bannière, où il était représenté à genoux devant saint Antoine, suppliant le saint, tandis que celui-ci lui montre ses deux mains pleines de cordes.

– C'est bien cela, dit le cardinal enchanté. Maintenant, il me faut un homme qui puisse répandre dans Naples le bruit du miracle.

Pendant un instant, il demeura pensif, se demandant quel était l'homme qui pouvait lui rendre ce service.

Tout à coup, il se frappa le front.

– Que l'on me fasse venir fra Pacifico, dit-il.

On appela fra Pacifico, qui entra dans le cabinet, où il resta une demi-heure enfermé avec Son éminence.

Après quoi, on le vit aller à l'écurie, en tirer Giaccobino et prendre avec lui la route de Naples.

Quant au cardinal, il rentra dans le salon, expédia encore quelques ordres et se jeta tout habillé sur son lit, recommandant qu'on le réveillât au point du jour.

Au point du jour, le cardinal fut réveillé. Un autel avait été dressé pendant la nuit au milieu du camp sanfédiste, placé en dehors de Nola. Le cardinal, vêtu de la pourpre, y dit la messe en l'honneur de saint Antoine, qu'il comptait substituer dans la protection de la ville à saint Janvier, qui, ayant fait deux fois son miracle en faveur des Français, avait été déclaré jacobin et dégradé par le roi de son titre de commandant général des troupes napolitaines.

Le cardinal avait longtemps cherché, saint Janvier dégradé, à qui pouvait échoir sa succession, et s'était enfin arrêté à saint Antoine de Padoue.

Pourquoi pas à saint Antoine le Grand qui, si l'on scrute sa vie, méritait bien autrement cet honneur que saint Antoine de Padoue ? Mais sans doute le cardinal craignait-il que la légende de ses tentations popularisées par Gallot, jointe au singulier compagnon qu'il s'était choisi, ne nuisissent à sa dignité.

Saint Antoine de Padoue, plus moderne que son homonyme de mille ans, obtint, quel qu'en soit le motif, la préférence et ce fut à lui qu'au moment de combattre, le cardinal jugea à propos de remettre la sainte cause.

La messe dite, le cardinal monta à cheval avec sa robe de pourpre et se plaça à la tête du principal corps.

L'armée sanfédiste était séparée en trois divisions.

L'une descendait par Capodichino pour attaquer la porte Capuana.

L'autre contournait la base du Vésuve par le versant nord.

La troisième faisait même route par le versant méridional.

Pendant ce temps, Tchudy, Sciarpa et Panedigrano attaquaient ou devaient attaquer Schipani de face.

Le 15 juin, vers huit heures du matin, on vit, du haut du fort Saint-Elme, apparaître et s'avancer l'armée sanfédiste soulevant autour d'elle un nuage de poussière.

Immédiatement, les trois coups de canon d'alarme furent tirés du Château-Neuf, et les rues de Naples devinrent, en un instant, solitaires comme celles de Thèbes, muettes comme celles de Pompéi.

Le moment suprême était arrivé, moment solennel et terrible quand il s'agit de l'existence d'un homme, bien autrement solennel et bien autrement terrible quand il s'agit de la vie ou de la mort d'une ville.

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