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Chapitre CXXXVIII
La liquidation

Le lendemain, le guichetier entra à sept heures du matin dans le cachot des deux condamnés. Le jeune homme dormait encore, mais le vieillard, un crayon à la main, une feuille de papier sur les genoux, faisait des chiffres.

L'escorte qui devait les conduire rue Medina attendait.

Le vieillard jeta un coup d'œil sur son fils.

– Voyons, lui dit-il, lève-toi, André. Tu as toujours été paresseux, mon enfant ; il faudra te corriger.

– Oui, répondit André en ouvrant les yeux et en disant bonjour de la tête à son père ; seulement, je doute que Dieu m'en laisse le temps.

– Quand tu étais enfant, reprit mélancoliquement le vieillard, et que ta mère t'avait appelé deux ou trois fois, quoique éveillé par elle, tu ne pouvais te décider à quitter ton lit. J'étais parfois obligé de monter moi-même et de te forcer à te lever.

– Je vous promets, mon père, dit en se levant et en commençant de s'habiller le jeune homme, que, si je me réveille après-demain, je me lèverai tout de suite.

Le vieillard se leva à son tour, et, avec un soupir :

– Ta pauvre mère ! dit-il, elle a bien fait de mourir !

André alla à son père, et, sans dire une parole, l'embrassa tendrement.

Le vieux Simon le regarda.

– Si jeune !... murmura-t-il. Enfin !...

Au bout de dix minutes, les deux prisonniers étaient habillés.

André frappa à la porte de son cachot ; le geôlier reparut.

– Ah ! dit-il, vous êtes prêts ? Venez, votre escorte vous attend.

Simon et André Backer prirent place au milieu d'une douzaine d'hommes chargés de les conduire jusqu'à leur maison de banque, située, comme nous l'avons dit, rue de Medina.

De la porte du Château-Neuf à la maison des Backer, il n'y avait qu'un pas. à peine quelques regards curieux s'arrêtèrent-ils à leur passage, sur les prisonniers, qui, en un instant, furent arrivés à la porte de la maison de banque.

Il était huit heures du matin à peine ; cette porte était encore fermée, les employés n'arrivant d'habitude qu'à neuf heures.

Le sergent qui commandait l'escorte sonna : le valet de chambre du vieux Backer vint ouvrir, poussa un cri, et, du premier mouvement, fut prêt à se jeter dans les bras de son maître. C'était un vieux serviteur allemand, qui, tout enfant, l'avait suivi de Francfort.

– ô mon cher seigneur, lui dit-il, est-ce vous ? et mes pauvres yeux qui ont tant pleuré votre absence, ont-ils le bonheur de vous revoir ?

– Oui, mon Fritz, oui. Et tout va-t-il bien dans la maison ? demanda Simon.

– Pourquoi tout n'irait-il pas bien en votre absence, comme en votre présence ? Dieu merci, chacun connaît son devoir. à neuf heures du matin, tous les employés sont à leur poste et chacun fait sa besogne en conscience. Il n'y a que moi qui, malheureusement, aie du temps de reste, et cependant, tous les jours, je brosse vos habits ; deux fois par semaine, je compte votre linge ; tous les dimanches, je remonte les pendules, et je console du mieux que je puis votre chien César, qui, depuis votre départ, mange à peine et ne fait que se lamenter.

– Entrons, mon père, dit André : ces messieurs s'impatientent et le peuple s'amasse.

– Entrons, répéta le vieux Backer.

On laissa une sentinelle à la porte, deux dans l'antichambre, on dispersa les autres dans le corridor. Au reste, comme c'est l'habitude dans ces sortes de maisons, le rez-de-chaussée était grillé. Les deux prisonniers, en rentrant chez eux, n'avaient donc fait que changer de prison.

André Backer s'achemina vers la caisse, et, le caissier n'étant point encore arrivé, l'ouvrit avec sa double clef, tandis que Simon Backer prenait place dans son cabinet, qui n'avait point été ouvert depuis son arrestation.

On plaça des sentinelles aux deux portes.

– Ah ! fit le vieux Backer poussant un soupir de satisfaction en reprenant sa place dans le fauteuil où il s'était assis pendant trente-cinq ans.

Puis il ajouta :

– Fritz, ouvrez le volet de communication.

Fritz obéit, ouvrit un ressort donnant du cabinet dans la caisse, de façon que le père et le fils pouvaient, sans quitter chacun son bureau, se parler, s'entendre et même se voir.

à peine le vieux Backer était-il assis, qu'avec des cris et des hurlements de joie un grand épagneul, traînant sa chaîne brisée, se précipita dans son cabinet et bondit sur lui comme pour l'étrangler.

Le pauvre animal avait senti son maître, et, comme Fritz, venait lui souhaiter la bienvenue.

Les deux Backer commencèrent à dépouiller leur correspondance. Toutes les lettres sans recommandation avaient été décachetées par le premier commis ; toutes celles qui portaient une mention particulière ou le mot Personnelle avaient été mises en réserve.

C'étaient ces lettres-là qu'on n'avait pu faire parvenir aux prisonniers, avec lesquels toute communication était défendue, que ceux-ci retrouvaient sur leur bureau en rentrant chez eux.

Neuf heures sonnaient à la grande pendule du temps de Louis XIV qui ornait le cabinet de Simon Backer, lorsque, avec sa régularité habituelle, le caissier arriva.

C'était, comme le valet de chambre, un Allemand, nommé Klagmann.

Il n'avait trop rien compris à la sentinelle qu'il avait vue à la porte, ni aux soldats qu'il avait trouvés dans les corridors. Il les avait interrogés ; mais, esclaves de leur consigne, ils ne lui avaient pas répondu.

Cependant, comme l'ordre avait été donné de laisser entrer et sortir tous les employés de la maison, il pénétra jusqu'à sa caisse sans difficulté.

Son étonnement fut grand lorsque, à sa place, assis sur sa chaise, il trouva son jeune maître, André Backer, et qu'à travers le vasistas, il put voir, assis dans son cabinet et à sa place habituelle, le vieux Backer.

Hors les sentinelles à la porte, dans l'antichambre et dans les corridors, rien n'était changé.

André répondit cordialement, quoique en conservant la distance du maître à l'employé, aux démonstrations joyeuses du caissier, qui, à travers le vasistas, s'empressa de faire au père les mêmes compliments qu'il venait de faire au fils.

– Où est le chef de la comptabilité ? demanda André à Klagmann.

Le caissier tira sa montre.

– Il est neuf heures cinq minutes, monsieur André ; je parierais que M. Sperling tourne en ce moment la rue San-Bartolomeo. Votre Seigneurie sait qu'il est toujours ici entre neuf heures cinq et neuf heures sept minutes.

Et, en effet, à peine le caissier avait-il achevé, que l'on entendit dans l'antichambre la voix du chef de la comptabilité qui s'informait à son tour.

– Sperling ! Sperling ! cria André en appelant le nouvel arrivant ; venez, mon ami, nous n'avons pas de temps à perdre.

Sperling, de plus en plus étonné, mais n'osant faire de questions, passa dans le cabinet du chef de la maison.

– Mon cher Sperling, fit Simon Backer en l'apercevant, tandis que Klagmann, attendant des ordres, se tenait debout dans la caisse, mon cher Sperling, je n'ai pas besoin de vous demander si nos écritures sont au courant ?

– Elles y sont, mon cher seigneur, répondit Sperling.

– Alors, vous avez une position de la maison ?

– Elle a été arrêtée hier par moi, à quatre heures.

– Et que constate votre inventaire ?

– Un bénéfice d'un million cent soixante-quinze mille ducats.

– Tu entends, André ? dit le père à son fils.

– Oui, mon père : un million cent soixante-quinze mille ducats. Est-ce d'accord avec les valeurs que vous avez en caisse, Klagmann ?

– Oui, monsieur André, nous avons vérifié hier.

– Et nous allons vérifier de nouveau ce matin, si tu veux, mon brave garçon.

– à l'instant, monsieur.

Et, tandis que Sperling attendant la vérification de la caisse, causait à voix basse avec Simon Backer, Klagmann ouvrit une armoire de fer à triple serrure, compliquée de chiffres et de numéros, et tira un portefeuille s'ouvrant lui-même à clef. Klagmann ouvrit le portefeuille, et le déposa devant André.

– Combien contient ce portefeuille ? demanda le jeune homme.

– 635,412 ducats en traites sur Londres, Vienne et Francfort.

André vérifia et trouva le compte exact.

– Mon père, dit-il, j'ai les 635,412 ducats de traites.

Puis, se tournant vers Klagmann :

– Combien en caisse ? demanda-t-il.

– 425,604 ducats, monsieur André.

– Vous entendez, mon père ? demanda le jeune homme.

– Parfaitement, André. Mais, de mon côté, j'ai sous les yeux la balance générale des écritures. Les comptes créanciers s'élèvent à 1,455,612 ducats, et les comptes débiteurs présentent le chiffre de 1,650,000 ducats, lequel, avec d'autres comptes de débiteurs divers et de banques, montant à 1,065,087 ducats, nous donnent un avoir de 2,715,087 ducats. Vois, de ton côté, ce qui existe à notre débit. En même temps que tu vérifieras avec Klagmann, je vérifierai, moi, avec Sperling.

En ce moment, la porte du cabinet s'ouvrit et Fritz, avec sa régularité accoutumée, avant que la pendule eût cessé de sonner onze heures, annonçait que monsieur était servi.

– As-tu faim, André ? demanda le vieux Backer.

– Pas beaucoup, répondit André ; mais, comme, au bout du compte, il faut manger, mangeons.

Il se leva et retrouva son père dans le corridor. Tous deux s'acheminèrent vers la salle à manger, suivis des deux sentinelles.

Tous les employés étaient arrivés entre neuf heures et neuf heures un quart, moins Spronio.

Ils n'avaient point osé entrer à la caisse ni dans le cabinet pour présenter leurs respects aux deux prisonniers ; mais ils les attendaient au passage, les uns sur la porte de leur bureau, les autres à celle de la salle à manger.

Comme on savait dans quelles conditions les deux prisonniers étaient revenus à la maison de banque, un voile épais de tristesse était répandu sur les visages. Deux ou trois des plus anciens employés détournaient la tête : ceux-là pleuraient.

Le père et le fils, après s'être arrêtés un instant un milieu d'eux, entrèrent dans la salle à manger.

Les sentinelles restèrent à la porte, mais au dedans de la salle à manger. Ordre leur était donné de ne point perdre de vue les deux condamnés.

La table était servie comme de coutume. Fritz se tenait debout derrière la chaise du vieux Simon.

– Quand nous aurons fait notre compte, il ne faudra point oublier tous ces vieux serviteurs-là, dit Simon Backer.

– Oh ! soyez tranquille, mon père, répliqua André ; par bonheur, nous sommes assez riches pour ne point forcer notre reconnaissance à faire sur eux des économies.

Le déjeuner fut court et silencieux. à la fin de son repas, André, en raison d'une vieille coutume allemande, avait l'habitude de boire à la santé de son père.

– Fritz, dit-il au vieux serviteur, descendez à la cave, prenez une demi-bouteille de tokay impérial de 1672, c'est le plus vieux et le meilleur : j'ai une santé à porter.

Simon regarda son fils.

Fritz obéit sans demander d'explication, et remonta tenant à la main la demi-bouteille de tokay désignée.

André emplit son verre et celui de son père ; puis, il demanda à Fritz un troisième verre, l'emplit à son tour et le présenta à Fritz.

– Ami, lui dit-il, car, depuis plus de trente ans que tu es dans la maison, tu n'es plus un serviteur, tu es un ami, – bois avec nous un verre de vin impérial à la santé de ton vieux maître, et que, malgré les hommes et leur jugement, Dieu lui accorde, aux dépens des miens, de longs et honorables jours.

– Que dis-tu, que fais-tu mon fils ? s'écria le vieillard.

– Mon devoir de fils, dit en souriant André. Il a bien entendu la voix d'Abraham priant pour Isaac : peut-être entendra-t-il la voix d'Isaac priant pour Abraham.

Simon porta d'une main tremblante son verre à sa bouche et le vida à trois reprises.

André porta le sien d'une main ferme à ses lèvres et le vida d'un trait.

Fritz essaya plusieurs fois de boire le sien : il n'y put parvenir : il étranglait.

André remplit du reste de la demi-bouteille les deux verres que Simon et lui venaient de vider, et, les présentant aux deux soldats :

– Et vous aussi, dit-il, buvez, comme je viens de le faire, à la santé de la personne qui vous est la plus chère.

Les deux soldats burent en prononçant chacun un nom.

– Allons, André, dit le vieillard, à la besogne, mon ami !

Puis, à Fritz :

– Tu t'informeras de Spronio, dit-il ; j'ai peur qu'il ne lui soit arrivé malheur.

Les deux prisonniers rentrèrent dans leur bureau, et le travail continua.

– Nous en étions à notre crédit, n'est-ce pas mon père ? demanda André.

– Et ce crédit montait à 2,715,087 ducats, répondit le vieillard.

– Eh bien, reprit André, notre débit se compose de 1,125,412 ducats en dettes diverses à Londres, Vienne et Francfort.

– C'est bien, j'inscris.

– 275,000 ducats à la chevalière San Felice.

Le jeune homme ne put prononcer ce nom sans un cruel serrement de cœur.

Un soupir du père répondit au tremblement de voix du fils.

– C'est inscrit, dit-il.

– 27,000 ducats à Sa Majesté Ferdinand, que Dieu garde ! solde de l'emprunt Nelson.

– Inscrit, répéta Simon.

– 28,200 ducats sans nom.

– Je sais ce que c'est, répondit Simon. Quand le prince de Tarsia fut poursuivi par le procureur fiscal Vanni, il déposa chez moi cette somme. Il est mort subitement et sans avoir eu le temps de rien dire à sa famille du dépôt qu'il avait fait chez moi. Tu écriras un mot à son fils, et Klagmann, aujourd'hui même, ira lui porter ces 28,200 ducats.

Il y eut un instant de silence pendant lequel André exécuta l'ordre de son père.

La lettre écrite, il la remit à Klagmann en lui disant :

– Tu porteras cette lettre au prince de Tarsia ; tu lui diras qu'il peut se présenter quand il voudra à la caisse ; on payera à vue.

– Après ? demanda Simon.

– C'est tout ce que nous devons, mon père. Vous pouvez additionner.

Simon additionna et trouva que la maison Backer devait une somme de 1,455,612 ducats, c'est-à-dire 4,922,548 francs de notre monnaie.

Une satisfaction visible se peignit sur les traits du vieillard. Une certaine panique s'était, depuis l'arrestation des deux chefs de la maison, répandue parmi les créanciers. Chacun s'était hâté de réclamer le remboursement de ce qui lui était dû. On avait, en moins de deux mois, fait face à plus de treize millions de traites.

Ce qui aurait renversé toute autre maison, n'avait pas même ébranlé la maison Backer.

– Mon cher Sperling, dit Simon au chef de la comptabilité, pour couvrir les comptes créanciers, vous allez à l'instant même faire préparer des traites sur les débiteur de la maison pour une somme égale à celle dont nous sommes débiteurs. Ces traites faites, vous les présenterez à André, qui les signera, ayant la signature.

Le chef de la comptabilité sortit pour exécuter l'ordre qui lui était donné.

– Dois-je porter tout de suite cette lettre au prince de Tarsia ? demanda Klagmann.

– Oui, allez, et revenez le plus vite possible ; mais, en route, tâchez de savoir quelque nouvelle de Spronio.

Le fils et le père restèrent seuls, le père dans son cabinet, le fils à la caisse.

– Il serait bon, je crois, mon père, dit André, de faire une circulaire annonçant la liquidation de notre maison.

– J'allais te le dire, mon enfant. Rédige-la ; on en fera faire autant de copies qu'il sera nécessaire, ou, mieux encore, on la fera imprimer ; de sorte que tu n'auras la peine de signer qu'une fois.

– économie de temps. Vous avez raison, mon père, il ne nous en reste pas trop.

Et André rédigea la circulaire suivante :

« Les chefs de la maison Simon et André Backer, de Naples, ont l'honneur de prévenir les personnes avec lesquelles ils sont en relations d'affaires, et particulièrement celles qui pourraient avoir quelque créance sur eux, que, par suite de la condamnation à mort des chefs de la maison, la susdite maison commencera sa liquidation à partir de demain 13 mai, jour de leur exécution.

» Le terme de la liquidation est fixé à un mois.

» On payera à bureau ouvert. »

Cette circulaire terminée. André Backer la lut à son père en lui demandant s'il ne voyait rien à y retrancher ou à y ajouter.

– Il y a à y ajouter la signature, répondit froidement le père.

Et, comme, ainsi que nous l'avons dit, André Backer avait la signature, il signa.

Simon Backer sonna : un garçon de bureau ouvrit la porte de son cabinet.

– Passez chez mon fils, dit-il, prenez-y et portez à l'imprimerie une circulaire qu'il faut composer le plus tôt possible.

Les deux condamnés restèrent de nouveau seuls.

– Mon père, dit André, nous avons à notre actif 1,259,475 ducats. Que comptez vous en faire ? Ayez la bonté de me donner vos ordres et je les exécuterai.

– Mon ami, dit le père, il me semble que nous devons, avant tout, penser à ceux qui nous ont bien servis pendant la prospérité et qui nous sont restés fidèles pendant le malheur. Tu as dit que nous étions assez riches pour ne pas faire d'économies sur notre reconnaissance : comment la leur prouverais-tu ?

– Mais, mon père, en leur continuant leurs appointements leur vie durant.

– Je voudrais faire mieux que cela, André. Nous avons ici dix-huit personnes attachées à notre service, tant employés que serviteurs ; le total des gages et appointements, depuis les plus forts jusqu'aux plus faibles, monte à dix mille ducats. Dix mille ducats représentent un capital de deux cent mille ducats ; en prélevant 200,000 ducats, il nous reste une somme de 1,059,475 ducats, somme encore considérable. Mon avis est donc, qu'au bout de notre liquidation, qui peut durer un mois, chacun de nos employés ou de nos serviteurs touche, non pas la rente, mais le capital de ses gages et de ses appointements ; est-ce aussi ton avis ?

– Mon père, vous êtes la véritable charité, je ne suis, moi, que son ombre ; seulement, j'ajouterai ceci : en temps de révolution comme celui où nous vivons, nul ne peut répondre du lendemain. Au milieu d'une émeute, notre maison peut-être pillée, incendiée, que sais-je ? Nous avons un encaisse de 400,000 ducats : payons aujourd'hui même à ceux que nous laissons derrière nous le legs qu'ils ne devaient toucher qu'après notre mort. Ce sont des voix qui nous béniront et qui prieront pour nous ; et, au point où nous en sommes, ces voix-là sont le meilleur appui que nous puissions imaginer pour nous devant le Seigneur.

– Qu'il soit fait ainsi. Prépare pour Klagmann un ordre de payer aujourd'hui même les 200,000 ducats à qui de droit et le mois qu'ils ont encore à travailler pour nous à appointements doubles.

– L'ordre est signé, mon père.

– Maintenant, mon ami, chacun de nous a dans son cœur certains souvenirs qui, pour être secrets, n'en sont pas moins religieux. Ces souvenirs imposent des obligations. Plus jeune que moi, tu dois en avoir plus que moi, qui ai déjà vu s'éteindre une partie de ces souvenirs. Sur le million cinquante-neuf mille quatre cent soixante-quinze ducats qui nous restent, je prends cent mille ducats et t'en laisse deux cent mille : chacun de nous, sans en rendre compte, fera de cette somme ce que bon lui semblera.

– Merci, mon père. Il nous restera 759,475 ducats.

– Veux-tu que nous laissions 100,000 ducats à chacun des trois établissements humanitaires de Naples, aux Enfants trouvés, aux Incurables, à l'auberge des Pauvres ?

– Faites, mon père. Restera 459,475 ducats.

– Dont l'héritier naturel est, notre cousin, Moïse Backer, de Francfort.

– Lequel est plus riche que nous, mon père, et qui aura honte de recevoir un pareil héritage de sa famille.

– à ton avis, que faire de cette somme ?

– Mon père, je n'ai point de conseil à vous donner lorsqu'il s'agit de philosophie et d'humanité. On va combattre : dans un parti comme dans l'autre, avant que Naples soit prise, il y aura bien des hommes tués. Haïssez-vous nos ennemis, mon père ?

– Je ne hais plus personne, mon fils.

– C'est un des salutaires effets de la mort qui vient, dit, comme en se parlant à lui-même et à demi-voix, André.

Puis, tout haut :

– Eh bien, mon père, que diriez-vous de laisser la somme qui nous reste, moins celle nécessaire à la liquidation, aux veuves et aux orphelins que fera la guerre civile, de quelque parti qu'ils soient ?

Le vieillard se leva sans répondre, passa de son cabinet dans celui d'André Backer et embrassa son fils en pleurant.

– Et qui chargeras-tu de cette répartition ?

– Avez-vous quelqu'un à me proposer, mon père ?

– Non, mon enfant. Et toi ?

– J'ai une sainte créature, mon père, j'ai la chevalière de San Felice.

– Celle qui nous a dénoncés ?

– Mon père, j'ai beaucoup réfléchi, j'ai appelé, pendant de longues nuits, mon cœur et mon esprit à mon aide, afin qu'ils me donnassent le mot de cette terrible énigme. Mon père, j'ai la conviction que Luisa n'est point coupable.

– Soit, répondit le vieux Simon. Si elle n'est pas coupable, le choix que tu fais est digne d'elle ; si elle est coupable, c'est un pardon, et je me joins à toi pour le lui donner.

Cette fois, ce fut le fils qui se jeta dans les bras de son père et qui le pressa contre son cœur.

– Eh bien, dit le vieux Simon, voici notre liquidation faite. Ce n'a point été aussi difficile que je l'aurais cru.

Deux heures après, toutes les dispositions prises par Simon et André Backer étaient connues de toute la maison ; employés et serviteurs avaient reçu le capital de leurs appointements et de leurs gages, et les deux condamnés rentraient dans la prison, d'où ils ne devaient plus sortir que pour marcher au supplice au milieu d'un concert de louanges et de bénédictions.

Quant à Spronio, on avait enfin su ce qu'il était devenu.

On s'était présenté la nuit à son domicile pour l'arrêter ; il s'était sauvé par une fenêtre, et il était probable qu'il était allé rejoindre le cardinal à Nola.

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