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Chapitre CXXVI
Le cadeau de la reine

C'est une chose bizarre et qui présente un singulier problème à résoudre au philosophe et à l'historien que le soin que prend la Providence de faire réussir certaines entreprises qui marchent évidemment à l'encontre de la volonté de Dieu.

En effet, Dieu, en douant l'homme d'intelligence et en lui laissant le libre arbitre, l'a chargé incontestablement de cette grande et sainte mission de s'améliorer et de s'éclairer sans cesse, et cela, afin qu'il arrivât au seul résultat qui donne aux nations la conscience de leur grandeur, c'est-à-dire à la liberté et à la lumière.

Mais cette liberté et cette lumière, les nations doivent les acheter par des retours d'esclavage et des périodes d'obscurité qui donnent des défaillances aux esprits les plus forts, aux âmes les plus vaillantes, aux cœurs les plus convaincus.

Brutus meurt en disant : « Vertu, tu n'es qu'un mot ! » Grégoire VII fait écrire sur son tombeau : « J'ai aimé la justice et haï l'iniquité ; voilà pourquoi je meurs dans l'exil. » Kosciusko, en tombant, murmure : Finis Poloniæ !

Ainsi, à moins de penser qu'en plaçant les Bourbons sur le trône de Naples, la Providence n'ait voulu donner assez de preuves de leur mauvaise foi, de leur tyrannie et de leur incapacité, pour rendre impossible une troisième restauration, on se demande dans quel but elle couvre de la même égide le cardinal Ruffo en 1799 et Garibaldi en 1860, et comment les mêmes miracles s'opèrent pour sauvegarder deux existences dont l'une devrait logiquement exclure l'autre, puisqu'elles sont destinées à accomplir deux opérations sociales diamétralement opposées, et dont l'une, si elle est bonne, rend naturellement l'autre mauvaise.

Eh bien, rien de plus patent que l'intervention de ce pouvoir supérieur que l'on appelle la Providence dans les événements que nous racontons. Pendant trois mois, Ruffo devient l'élu du Seigneur ; pendant trois mois, Dieu le conduit par la main.

Mystère !

Nous avons vu, le 6 avril, le cardinal échapper au danger d'avoir les reins brisés par son cheval, frappé lui-même d'un coup de sang.

Dix jours après, c'est-à-dire le 16 avril, il échappa non moins miraculeusement à un autre danger.

Depuis la mort du premier cheval avec lequel il avait commencé la campagne, le cardinal montait un cheval arabe, blanc et sans aucune tache.

Le 16, au matin, au moment où son éminence allait mettre le pied à l'étrier, on s'aperçut que le cheval boitait légèrement. Le palefrenier lui fit plier la jambe et lui tira un caillou de la corne du pied.

Pour ne point fatiguer son arabe, ce jour-là, le cardinal décida qu'on le conduirait en main et se fit amener un cheval alezan.

On se mit en marche.

Vers onze heures du matin, en traversant le bois de Ritorto-Grande, près de Tarsia, un prêtre qui était monté sur un cheval blanc et qui marchait à l'avant-garde, servit de point de mire à une fusillade qui tua roide le cheval sans toucher le cavalier.

à peine le bruit eut-il éclaté que l'on avait tiré sur le cardinal, – et, en effet, le prêtre avait été pris pour lui, – qu'il se répandit dans l'armée sanfédiste et y souleva une telle fureur, qu'une vingtaine de cavaliers s'élancèrent dans le bois et se mirent à la poursuite des assassins. Douze furent pris, dont quatre étaient sérieusement blessés.

Deux furent fusillés ; les autres, condamnés à une prison perpétuelle dans la forteresse de Maritima.

L'armée sanfédiste s'arrêta deux jours après avoir traversé la plaine où s'élevait l'antique Sybaris, aujourd'hui maremmes infectés : la halte eut lieu dans la buffalerie du duc de Cassano.

Arrivé là, le cardinal la passa en revue. Elle se composait de dix bataillons complets de cinquante hommes chacun, tirés tous de l'armée de Ferdinand. Ils étaient armés de fusils, de munition et de sabres seulement, un tiers des fusils, à peu près, manquait de baïonnette.

La cavalerie consistait en douze cents chevaux. Cinq cents hommes appartenant à la même arme suivaient à pied, manquant de monture.

En outre, le cardinal avait organisé deux escadrons de campagne, composés de bargelli, c'est-à-dire de gens de la prévôté et de campieri. Ce corps était le mieux équipé, le mieux armé, le mieux vêtu.

L'artillerie consistait en onze canons de tout calibre et en deux obusiers. Les troupes irrégulières, c'est-à-dire celles que l'on appelait les masses, montaient à dix mille hommes et formaient cent compagnies de chacune cent hommes. Elles étaient armées à la calabraise, c'est-à-dire de fusils, de baïonnettes, de pistolets, de poignards, et chaque homme portait une de ces énormes cartouchières nommées patroncina, pleine de cartouches et de balles. Ces cartouchières, qui avaient plus de deux palmes de hauteur, couvraient tout le ventre et formaient une espèce de cuirasse.

Enfin, restait un dernier corps, honoré du nom de troupes régulières, parce qu'il se composait, en effet, des restes de l'ancienne armée. Mais ce corps n'avait pu s'équiper faute d'argent et ne servait qu'à faire nombre. En somme, le cardinal s'avançait à la tête de vingt-cinq mille hommes, dont vingt mille parfaitement organisés.

Seulement, comme on ne pouvait pas exiger de pareils hommes une marche bien régulière, l'armée paraissait trois fois plus nombreuse qu'elle n'était, et semblait, par l'immense espace qu'elle occupait, une avant-garde de Xerxès.

Aux deux côtés de cette armée, et formant des espèces de barrières dans lesquelles elle était contenue, roulaient deux cents voitures chargées de tonneaux pleins des meilleurs vins de la Calabre, dont les propriétaires et les fermiers s'empressaient de faire don au cardinal. Autour de ces voitures se tenaient les employés chargés de tirer le vin et de le distribuer. Toutes les deux heures, un roulement de tambours annonçait une halte : les soldats se reposaient un quart d'heure et buvaient chacun un verre de vin. à neuf heures, à midi et à cinq heures, les repas avaient lieu.

On bivaquait ordinairement auprès de quelques-unes de ces belles fontaines si communes dans les Calabres et dont l'une, celle de Blandusie, a été immortalisée par Horace.

L'armée sanfédiste, qui voyageait, comme on le voit, avec toutes les commodités de la vie, voyageait, en outre, avec quelques-uns de ses divertissements.

Elle avait, par exemple, une musique, sinon bonne et savante, du moins bruyante et nombreuse. Elle se composait de cornemuses, de flûtes, de violons, de harpes, et de tous ces musiciens ambulants et sauvages qui, sous le nom de compagnari, ont l'habitude de venir à Naples pour la neuvaine de l'Immocolata et de la Natale. Ces musiciens, qui eussent pu former une armée à part, se comptaient par centaines, de telle façon que la marche du cardinal semblait non-seulement un triomphe, mais encore une fête. On dansait, on incendiait, on pillait. C'était une armée véritablement bien heureuse que celle de Son éminence le cardinal Ruffo !

Ce fut ainsi qu'elle parvint, sans autre obstacle que la résistance de Cotrone, jusqu'à Matera, chef-lieu de la Basilicate, dans la journée du 8 mai.

L'armée sanfédiste venait à peine de déposer ses armes en faisceaux sur la grande place de Matera, que l'on entendit sonner une trompette, et que l'on vit s'avancer, par une des rues aboutissant à la place, un petit corps d'une centaine de cavaliers conduits par un chef portant l'uniforme de colonel et suivi d'une coulevrine du calibre trente-trois, d'une pièce de canon de campagne, d'un mortier à bombe et de deux caissons remplis de gargousses.

Cette artillerie avait cela de particulier qu'elle était servie par des frères capucins, et que celui qui la commandait marchait en tête, monté sur un âne qui paraissait aussi fier de ce poids que le fameux âne chargé de reliques, de la Fontaine.

Ce chef, c'était de Cesare, qui, obéissant aux ordres du cardinal, faisait sa jonction avec lui. Ces cent cavaliers, c'était tout ce qui lui était resté de son armée après la défaite de Casa-Massima. Ces douze artilleurs enfroqués et leur chef, monté sur cet âne si fier de le porter, c'étaient fra Pacifico et son âne Giacobino, qu'il avait retrouvé au Pizzo, non-seulement sain et sauf, mais gros et gras, et qu'il avait repris en passant.

Quant aux douze artilleurs enfroqués, c'étaient les moines que nous avons vus manœuvrant courageusement et habilement leurs pièces aux sièges de Martina et d'Acquaviva.

Quant au faux duc de Saxe et au vrai Boccheciampe, il avait eu le malheur d'être pris par les Français dans un débarquement que ceux-ci avaient fait à Barlette, et nous verrons plus tard qu'ayant été blessé dans ce débarquement, il mourut de sa blessure.

Le cardinal fît quelques pas au-devant de la troupe qui s'avançait, et, ayant reconnu que ce devait être celle de Cesare, il attendit. Celui-ci, de son côté, ayant reconnu que c'était le cardinal, mit son cheval au galop, et, passant à deux pas de Son éminence, sauta à terre et le salua en lui demandant sa main à baiser. Le cardinal, qui n'avait aucune raison de conserver au jeune aventurier son faux nom, le salua du vrai, et, comme il le lui avait promis, lui donna le grade de brigadier, correspondant à celui de notre général de brigade, en le chargeant d'organiser la cinquième et la sixième division.

De Cesare arrivait, comme le lui avait commandé le cardinal, pour prendre part au siège d'Altamura.

Juste en face de Matera, en marchant vers le nord, s'élève la ville d'Altamura. Son nom, comme il est facile de le voir, lui vient de ses hautes murailles. La population, qui montait à vingt-quatre mille hommes en temps ordinaire, s'était accrue d'une multitude de patriotes qui avaient fui la Basilicate et la Pouille, et s'étaient réfugiés à Altamura, regardé comme le plus puissant boulevard de la république napolitaine.

Et, en effet, la considérant comme telle, le gouvernement y avait envoyé deux escadrons de cavalerie commandés par le général Mastrangelo del Montalbano, auquel il avait adjoint, comme commissaire de la République, un prêtre nommé Nicolo Palomba d'Avigliano, un des premiers qui eut, avec son frère, embrassé le parti français. La difficulté d'entasser dans notre récit les détails pittoresques que présente l'histoire, nous a empêché de montrer Nicolo Palomba faisant le coup de fusil, sa soutane retroussée, à Pigna-Secca, contre les lazzaroni, et entrant dans la rue de Tolède en tête de nos soldats la carabine à la main. Mais, après avoir donné au combat l'exemple du courage et du patriotisme, il avait donné à la Chambre celui de la discussion en accusant de malversation un de ses collègues nommé Massimo Rotondo. On avait regardé l'exemple comme dangereux, et, pour satisfaire cette ambition inquiète, on l'avait envoyé à Altamura comme commissaire de la République. Là, il avait pu donner l'essor à ce caractère inquisitorial qui semble être l'apanage du prêtre, et, au lieu de prêcher la concorde et la fraternité parmi les citoyens, il avait fait arrêter une quarantaine de royalistes, qu'il avait enfermés dans le couvent de Saint-François, et dont il pressait le procès au moment même où le cardinal, réuni à de Cesare, s'apprêtait à assiéger la ville.

Il avait sous ses ordres, – car il réunissait en lui le triple caractère de prêtre, de commissaire républicain et de capitaine – il avait sous ses ordres sept cents hommes d'Avigliano, et, avec le concours de son collègue, il avait renforcé Altamura d'un certain nombre de pièces d'artillerie et surtout de nombre d'espingoles qui furent placées sur les murailles et sur le clocher de l'église.

Le 6 mai, les Altamurais firent une reconnaissance extérieure, et, dans cette reconnaissance, surprirent les deux ingénieurs Vinci et Olivieri, qui étudiaient les abords de la ville.

C'était une grande perte pour l'armée sanfédiste.

Aussi, dans la matinée du 7, le cardinal expédia-t-il à Altamura un officier appelé Rafaello Vecchione, avec le titre de plénipotentiaire, afin de proposer à Mastrangelo et à Palomba de bonnes conditions pour la reddition de la place. Il réclamait, en outre, les deux ingénieurs qui avaient été pris la veille.

Mastrangelo et Palomba ne firent aucune réponse, ou plutôt ils en firent une des plus significatives : ils retinrent le parlementaire.

Dans la soirée du 8 mai, le cardinal ordonna que de Cesare partit avec tout ce qu'il y avait de troupes de ligne, et une portion des troupes irrégulières pour mettre le blocus devant Altamura, lui recommandant expressément de ne rien entreprendre avant son arrivée.

Tout le reste des troupes irrégulières et une multitude de volontaires accourus des pays voisins, voyant partir de Cesare à la tête de sa division, craignirent que l'on ne saccageât sans eux Altamura. Or, ils avaient conservé un trop bon souvenir du pillage de Cotrone pour permettre une telle injustice. Ils levèrent donc le camp d'eux-mêmes et marchèrent à la suite de de Cesare, de sorte que le cardinal resta avec une seule garde de deux cents hommes et un piquet de cavalerie.

Il habitait à Matera le palais du duc de Candida.

Mais, à moitié chemin d'Altamura, de Cesare reçut l'ordre du cardinal de se porter immédiatement, avec toute la cavalerie, sur le territoire de la Terza, pour y arrêter certains patriotes qui avaient révolutionné toute la population, de manière que les bourboniens avaient été obligés de quitter la ville et de chercher un refuge dans les villages et dans les campagnes.

De Cesare obéit aussitôt et laissa le commandement de ses hommes à son lieutenant Vicenzo Durante, qui poursuivit son chemin ; puis, à l'heure et au lieu convenus, c'est-à-dire à deux heures et à la taverne de Canita, fit faire halte aux troupes.

Là, on lui conduisit un homme de la campagne qu'il prit d'abord pour un espion des républicains, mais qui n'était en somme qu'un pauvre diable ayant quitté sa masserie, et qui, le matin même, avait été fait prisonnier par un parti de républicains.

Il raconta alors au lieutenant Vicenzo Durante qu'il avait vu deux cents patriotes, les uns à pied, les autres à cheval, qui prenaient le chemin de Matera, mais que ces deux cents hommes s'étaient arrêtés aux environs d'une petite colline voisine de la grande route.

Le lieutenant Durante pensa alors, avec raison, que cette embuscade avait pour objet de surprendre ses hommes dans le désordre de la marche et de lui enlever son artillerie, et particulièrement son mortier, qui faisait la terreur des villes menacées de siège.

En l'absence de son chef, Durante hésitait à prendre une décision, quand un homme à cheval, envoyé par le capitaine commandant l'avant-garde, vint lui annoncer que cette avant-garde était aux mains avec les patriotes et lui faisait demander secours.

Alors, le lieutenant Durante ordonna à ses hommes de presser le pas, et il se trouva bientôt en présence des républicains, qui, évitant les chemins où pouvait les attaquer la cavalerie, suivaient les sentiers les plus âpres de la montagne, pour tomber à un moment donné sur le derrière des sanfédistes.

Ceux-ci prirent à l'instant même position au sommet d'une colline, et fra Pacifico mit son artillerie en batterie.

En même temps, le capitaine commandant la cavalerie calabraise, jeta en tirailleurs contre les patriotes une centaine de montagnards, lesquels devaient attaquer de front les Altamurais, tandis qu'avec sa cavalerie il leur couperait la retraite de la ville.

La petite troupe, qui avait des chances de succès tant que son projet était ignoré, n'en avait plus du moment qu'il était découvert. Elle se mit donc en retraite et rentra dans la ville.

L'armée sanfédiste se trouva dès lors maîtresse de continuer son chemin.

Vers les neuf heures du soir, de Cesare était de retour avec sa cavalerie.

En même temps, de son côté, le cardinal rejoignait l'armée.

Une conférence fut tenue entre Son éminence et les principaux chefs, à la suite de laquelle il fut convenu que l'on attaquerait sans retard Altamura.

On prit, en conséquence, et séance tenante, toutes les dispositions pour remettre en marche et l'on arrêta que de Cesare partirait avant le jour.

Le mouvement fut exécuté, et, à neuf heures du matin, de Cesare se trouvait à portée du canon d'Altamura.

Une heure après, le cardinal arrivait avec le reste de l'armée.

Les Altamurais avaient formé un camp hors de leur ville, sur le sommet des montagnes qui l'entourent.

Le cardinal, pour reconnaître le point par lequel il devait attaquer, résolut de faire le tour des remparts. Il était monté sur un cheval blanc, et, d'ailleurs, son costume de porporato le désignait aux coups.

Il fut donc reconnu des républicains et devint dès lors le point de mire pour tous ceux qui possédaient un fusil à longue portée, de façon que les balles commencèrent à pleuvoir autour de lui.

Ce que voyant, le cardinal s'arrêta, mit sa lunette à son œil et demeura immobile et impassible au milieu du feu.

Tous ceux qui l'entouraient lui crièrent de se retirer ; mais lui leur répondit :

– Retirez-vous vous-mêmes. Je serais au désespoir que quelqu'un fût blessé à cause de moi.

– Mais vous, monseigneur ! mais vous ! lui cria-t-on de toutes parts.

– Oh ! moi, c'est autre chose, répondit le cardinal ; moi, j'ai fait un pacte avec les balles.

Et, en effet, le bruit courait dans l'armée que le cardinal était porteur d'un talisman et que les balles ne pouvaient rien contre lui. Or, il était important pour la puissance et la popularité de Ruffo qu'un pareil bruit s'accréditât.

Le résultat de la reconnaissance du cardinal fut que tous les chemins et même tous les sentiers qui conduisaient à Altamura étaient commandés par l'artillerie, et que ces sentiers et ces chemins étaient, en outre, défendus par des barricades.

On décida, en conséquence, de s'emparer de l'une des hauteurs dominant Altamura et qui étaient gardées par les patriotes.

Après un combat acharné, la cavalerie de Lecce, c'est-à-dire les cent hommes que de Cesare avait amenés avec lui, s'empara d'une de ces hauteurs sur laquelle fra Pacifico établit à l'instant même sa coulevrine, pointée sur les murailles, et son mortier, pointé sur les édifices intérieurs. Deux autres pièces furent dirigées sur d'autres points ; mais leur petit calibre les rendait plus bruyantes que dangereuses.

Le feu commença ; mais, bien attaquée, la ville était bien défendue. Les Altamurais avaient juré de s'ensevelir sous leurs remparts et paraissaient disposés à tenir leur parole. Les maisons croulaient, ruinées et incendiées par les obus ; mais, comme si les pères et les maris avaient oublié les dangers de leurs enfants et de leurs femmes, comme s'ils n'entendaient point les cris des mourants qui les appelaient à leur secours, ils restaient fermes à leur poste, repoussant toutes les attaques et mettant en fuite dans une sortie les meilleures troupes de l'armée sanfédiste, c'est-à-dire les Calabrais.

De Cesare accourut avec sa cavalerie et soutint leur retraite.

Il fallut la nuit pour interrompre le combat.

Cette nuit se passa presque entière, chez les Altamurais, à discuter leurs moyens de défense.

Inexpérimentés dans cette question de siège, ils n'avaient réuni qu'un certain nombre de projectiles. Il y avait encore des boulets et de la mitraille pour un jour ; mais les balles manquaient.

Les habitants furent invités à apporter sur la place publique tout ce qu'ils avaient chez eux de plomb et de matières fusibles.

Les uns apportèrent le plomb de leurs vitraux, les autres ceux de leurs gouttières. On apporta l'étain, on apporta l'argenterie. Un curé apporta les tuyaux de l'orgue de son église.

Les forges allumées liquéfiaient le plomb, l'étain et l'argent, que des fondeurs convertissaient en balles.

La nuit se passa à ce travail. Au point du jour, chaque assiégé avait quarante coups à tirer.

Quant aux artilleurs, on calcula qu'ils avaient des projectiles pour les deux tiers de la journée, à peu près.

à six heures du matin, la canonnade et la fusillade commencèrent.

à midi, on vint annoncer au cardinal que l'on avait extrait, des plaies de plusieurs blessés, des balles d'argent.

à trois heures de l'après-midi, on s'aperçut que les Altamurais tiraient à mitraille avec de la monnaie de cuivre, puis avec de la monnaie d'argent, puis avec de la monnaie d'or.

Les projectiles manquaient, et chacun apportait tout ce qu'il possédait d'or et d'argent, aimant mieux se ruiner volontairement que de se laisser piller par les sanfédistes.

Mais, tout en admirant ce dévouement que les historiens constatent, le cardinal calculait que les assiégés, épuisant ainsi leurs dernières ressources, ne pouvaient tenir longtemps.

Vers quatre heures, on entendit une grande explosion, comme serait celle d'une centaine de coupa de fusil qui partiraient à la fois.

Puis le feu cessa.

Le cardinal crut à quelque ruse, et, jugeant, d'après ce qu'il voyait, que, si l'on ne donnait pas aux républicains quelques facilités de fuite, ils s'enseveliraient, comme ils l'avaient juré, sous les murs de leur ville, feignant de réunir ses troupes sur un seul point, afin de rendre sur ce point l'attaque plus terrible, il laissa libre celle des portes de la ville qu'on appelle la porte de Naples.

Et, en effet, Nicolo Palomba et Mastrangelo, profitant de ce moyen de retraite, sortirent des premiers.

De temps en temps, fra Pacifico jetait une bombe dans l'intérieur de la ville, afin que les habitants demeurassent bien sous le coup du danger qui les attendait le lendemain.

Mais la ville, en proie à un triste et mystérieux silence, ne répondait point à ces provocations. Tout y était muet et immobile comme dans une ville des morts.

Vers minuit, une patrouille de chasseurs se hasarda à s'approcher de la porte de Matera, et, la voyant sans défense, eut l'idée de l'incendier.

En conséquence, chacun se mit en quête de matières combustibles. On réunit un bûcher près de la porte, déjà percée à jour par les boulets de canon, et on la réduisit en cendre, sans qu'il y eût aucun empêchement de la part de la place.

On porta cette nouvelle au cardinal, qui, craignant quelque embuscade, ordonna de ne point entrer dans Altamura ; seulement, pour ne pas ruiner entièrement la ville, il fit cesser le feu du mortier.

Le vendredi 10 mai, un peu avant le jour, le cardinal ordonna à l'armée de se mettre en mouvement, et, l'ayant disposée en bataille, il la fit avancer vers la porte brûlée. Mais, par l'ouverture de cette porte, on ne vit personne. Les rues étaient solitaires et silencieuses comme celles de Pompéi. Il fit alors lancer dans la ville deux bombes et quelques grenades, s'attendant qu'à leur explosion quelque mouvement s'apercevrait ; tout resta muet et sans mouvement ; enfin, sur cette inerte et funèbre solitude le soleil se leva sans rien éveiller dans l'immense tombeau. Le cardinal ordonna alors à trois régiments de chasseurs d'entrer par la porte brûlée et de traverser la ville d'un bout à l'autre pour voir ce qui arriverait.

La surprise du cardinal fut grande lorsqu'on lui rapporta qu'il n'était resté dans la ville que les êtres trop faibles pour fuir : les malades, les vieillards, les enfants, et un couvent de jeunes filles.

Mais, tout à coup, on vit revenir un homme dont le visage portait les signes de la plus vive épouvante.

C'était le capitaine de la première compagnie envoyée à la découverte par le cardinal, et auquel il avait été ordonné de faire toutes les recherches possibles, afin de retrouver les ingénieurs Vinci et Olivieri, ainsi que le parlementaire Vecchione.

Voici les nouvelles qu'il apportait. En entrant dans l'église de San-Francisco, on avait trouvé des traces de sang frais : on avait suivi ces traces, elles avaient conduit à un caveau plein de royalistes, morts ou mourants de leurs blessures. C'étaient les quarante suspects qu'avait fait arrêter Nicolo Palomba et qui, enchaînés deux à deux, avaient été fusillés en masse dans le réfectoire de Saint-François, le soir précédent, au moment où l'on avait entendu cette fusillade suivie d'un profond silence.

Après quoi, on les avait, morts ou respirant encore, jetés pêle-mêle dans ce caveau.

C'était ce spectacle qui avait bouleversé l'officier envoyé dans la ville par le cardinal.

En apprenant que quelques-uns de ces malheureux respiraient encore, le cardinal se rendit à l'instant même à l'église Saint-François et ordonna que, morts ou vivants, tous fussent tirés hors du caveau où ils avaient été jetés. Trois seulement, qui n'étaient point mortellement atteints, furent soignés et guéris parfaitement. Cinq ou six autres qui respiraient encore moururent dans le courant de la journée sans avoir même repris connaissance.

Les trois qui survécurent étaient : le père Maestro Lomastro, ex-provincial des dominicains, lequel, vingt-cinq ans après, mourut de vieillesse ; Emmanuel de Mazzio di Matera ; et le parlementaire don Raffaelo Vecchione, qui ne mourut, lui, qu'en 1820 ou 1821, employé à la secrétairerie de la guerre.

Les deux ingénieurs Vinci et Olivieri étaient au nombre des morts.

Les écrivains royalistes avouent eux-mêmes que le sac d'Almatura fut une épouvantable chose.

« Qui pourra jamais – dit ce même Vicenzo Durante, lieutenant de de Cesare, et qui a écrit l'histoire de cette incroyable campagne de 99 – qui pourra jamais se rappeler sans sentir les pleurs jaillir de ses yeux le deuil et la désolation de cette pauvre ville ! Qui pourra décrire cet interminable pillage de trois jours qui cependant fut insuffisant à satisfaire la cupidité du soldat !

» La Calabre, la Basilicate et la Pouille furent enrichies des trophées d'Altamura. Tout fut enlevé aux habitants, auxquels on ne laissa que le douloureux souvenir de leur rébellion. »

Pendant trois jours, Altamura épuisa toutes les horreurs que la guerre civile la plus implacable réserve aux villes prises d'assaut. Les vieillards et les enfants restés chez eux furent égorgés, le couvent de jeunes filles fut profané. Les écrivains libéraux, et entre autres Coletta, cherchent inutilement dans les temps modernes un désastre pareil à celui d'Altamura, et ils sont obligés, pour obtenir un point de comparaison, de remonter à ceux de Sagonte et de Carthage.

Il fallut qu'une action horrible s'accomplît sous les yeux du cardinal pour que celui-ci osât donner l'ordre de cesser le carnage.

On trouva un patriote caché dans une maison ; on l'amena devant le cardinal, qui, sur la place publique, au milieu des morts, les pieds dans le sang, entouré de maisons incendiées et croulantes, disait un Te Deum d'actions de grâces sur un autel improvisé.

Ce patriote se nommait le comte Filo.

Au moment où il s'inclinait pour demander la vie, un homme qui se disait parent de l'ingénieur Olivieri, retrouvé, comme nous l'avons dit, parmi les morts, s'approcha de lui, et, à bout portant, lui tira un coup de fusil. Le comte Filo tomba mort aux pieds du cardinal, et son sang rejaillit sur sa robe de pourpre.

Ce meurtre, accompli sous les yeux du cardinal, lui fut un prétexte pour ordonner la fin de toutes ces horreurs. Il fit battre la générale : tous les officiers et tous les prêtres eurent ordre de parcourir la ville et de faire cesser le pillage et les meurtres qui duraient depuis trois jours.

Au moment où il venait de donner cet ordre, on vit s'avancer au galop de son cheval un homme portant l'uniforme d'officier napolitain. Cet homme arrêta sa monture devant le cardinal, mit pied à terre et lui présenta respectueusement une lettre de l'écriture de la reine.

Le cardinal reconnut cette écriture, baisa la lettre, la décacheta et lut ce qui suit :

« Braves et généreux Calabrais !

» Le courage, la valeur et la fidélité que vous montrez pour la défense de notre sainte religion catholique et de votre bon roi et père établi par Dieu lui-même pour régner sur vous, vous gouverner et vous rendre heureux, ont excité dans notre âme un sentiment de si vive satisfaction et de reconnaissance si grande, que nous avons voulu broder de nos propres mains la bannière que nous vous envoyons .

» Cette bannière sera une preuve lumineuse de notre sincère attachement pour vous et de notre gratitude à votre fidélité ; mais, en même temps, elle devra devenir un vif aiguillon pour vous pousser à continuer d'agir avec la même valeur et avec le même zèle, jusqu'à ce qu'ils soient dispersés et vaincus, les ennemis de l'état et de notre sacro-sainte religion, jusqu'à ce qu'enfin vous, vos familles, la patrie, puissent jouir tranquillement des fruits de vos travaux et de votre courage, sous la protection de votre bon roi et père Ferdinand et de nous tous, qui ne nous lasserons jamais de chercher des occasions de vous prouver que nous conserverons inaltérable dans notre cœur la mémoire de vos glorieux exploits.

» Continuez donc, braves Calabrais, à combattre avec votre valeur accoutumée sous cette bannière où, de nos propres mains, nous avons brodé la croix, signe glorieux de notre rédemption ; rappelez-vous, preux guerriers, que, sous la protection d'un tel signe, vous ne pouvez manquer d'être victorieux ; ayez-le pour guide, courez intrépidement au combat, et soyez sûrs que vos ennemis seront vaincus.

» Et nous, pendant ce temps, avec les sentiments de la plus vive reconnaissance, nous prierons le Très-Haut, dispensateur de tous les biens de ce monde, qu'il se plaise à nous assister dans les entreprises qui regardent principalement son honneur, sa gloire, la nôtre et notre tranquillité.

» Et, pleine de gratitude pour vous, nous sommes constamment

» Votre reconnaissante et bonne mère,

» MARIA-CAROLINA.

» Palerme, 30 avril. »

à la suite de la signature de la reine, et sur la même ligne, venaient les signatures suivantes :

« MARIA-CLEMENTINA.

» LEOPOLD BORBONE.

» MARIA-CHRISTINA.

» MARIA-AMALIA .

» MARIA-ANTONIA. »

Pendant que le cardinal lisait la lettre de la reine, le messager avait déroulé la bannière brodée par la reine et les jeunes princesses, et qui était véritablement magnifique.

Elle était de satin blanc et portait d'un côté les armes des Bourbons de Naples avec cette légende : à mes chers Calabrais, et, de l'autre, la croix avec cette inscription, consacrée depuis le labarum de Constantin :

IN HOC SIGNO VINCES.

Le porteur de la bannière, Scipion Lamarra, était recommandé au cardinal par une lettre de la reine comme un brave et excellent officier.

Le cardinal fit sonner la trompette, battre les tambours, réunit enfin toute l'armée, et, au milieu des cadavres, des maisons éventrées, des ruines fumantes, il lut à haute voix, aux Calabrais, la lettre qui leur était adressée, et déploya la bannière royale, qui devait les guider vers d'autres pillages, d'autres meurtres et d'autres incendies, que la reine semblait autoriser, que Dieu semblait bénir !

Mystère ! avons-nous dit ; mystère ! répétons-nous.

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