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Chapitre LXIX
Ce qu'il advint de Jean Oullier

S'il était à peu près impossible que les soldats découvrissent Jean Oullier dans la cachette que les forces herculéennes du pauvre Trigaud lui avait ménagée, en revanche, celui-ci et son compagnon Courte-Joie étant morts, Jean Oullier n'avait fait qu'échanger la prison que lui réservaient les bleus s'il retombait entre leurs mains, contre une autre prison plus affreuse, la mort que lui eussent donnée leurs balles contre une autre mort bien plus terrible.

Il était enseveli vivant, et, dans ces endroits déserts, il n'y avait guère à espérer que quelqu'un entendît ses cris.

Vers le milieu de la nuit qui suivit sa séparation d'avec le mendiant, ne voyant pas revenir celui-ci, il supposa que quelque chose de funeste devait être arrivé aux deux associés.

évidemment, ils étaient morts ou prisonniers.

L'idée de la position où se trouvait Jean Oullier était de nature à glacer le sang dans les veines des plus braves ; mais Jean Oullier était de ces hommes de foi qui, là où les plus braves désespèrent, continuent de lutter.

Il recommanda son âme à Dieu par une courte mais fervente prière, et se mit à l'ouvrage aussi ardemment qu'il s'y était mis au milieu des décombres de la Pénissière.

Il était resté jusqu'alors le corps replié sur lui-même, et le menton appuyé sur ses genoux ; c'était la seule position que l'exiguïté de l'excavation lui eût permis de prendre ; il chercha à en changer, et, après de longs efforts, il parvint à s'agenouiller : alors, s'arc-boutant sur ses mains, appuyant ses épaules contre la lourde pierre, il chercha à la soulever.

Mais ce qui n'était qu'un jeu d'enfant pour Trigaud, était impossible à tout autre homme. Jean Oullier ne put même ébranler la masse énorme que le mendiant avait placée entre le ciel et lui.

Jean Oullier tâta le sol qu'il avait sous les pieds ; ce sol était de pierre comme le reste ; à droite, à gauche, partout le rocher.

Seulement, le morceau de granit que Trigaud avait posé comme un monstrueux couvercle sur cette boîte, incliné en avant, laissait entre le lit du ruisseau et lui un intervalle de trois ou quatre pouces par lequel l'air pénétrait dans l'intérieur.

Ce fut de ce côté que Jean Oullier, après avoir bien reconnu la position, se décida à diriger ses efforts.

Il cassa dans une fissure du rocher la pointe de son couteau et en fit un ciseau ; la crosse de son pistolet lui servit de marteau, et il travailla à agrandir l'ouverture.

Il mit vingt-quatre heures à accomplir ce travail sans autre soutien que la gourde d'eau-de-vie du chasseur, où, de temps en temps, il puisait quelques gouttes de la liqueur fortifiante qu'elle contenait.

Et pendant ces vingt-quatre heures, son courage et sa force d'âme ne se démentirent pas un seul instant.

Enfin, le soir du second jour, il parvint à passer la tête à travers l'ouverture qu'il avait creusée à la base de sa prison ; bientôt ses épaules suivirent sa tête, il embrassa le rocher, puis, d'un effort vigoureux, amena à l'extérieur le reste de son corps.

Il était temps ; ses forces étaient complètement épuisées.

Alors il se leva sur ses genoux, puis sur ses pieds, et enfin essaya de marcher.

Mais son pied démis s'était enflé d'une façon effrayante pendant les trente-six heures passées dans cette horrible contrainte ; au premier mouvement qu'il fit pour s'appuyer dessus, tous les nerfs de son corps tressaillirent comme si on les eût tordus ; il poussa un cri et tomba tout haletant sur la bruyère, terrassé par la terrible douleur.

La nuit approchait ; de quelque côté qu'il prêtât l'oreille, Jean Oullier n'entendait venir aucun bruit ; il pensa que cette nuit qui commençait à envelopper la terre de son ombre serait la dernière pour lui. Il recommanda son âme à Dieu, le pria de veiller sur les deux enfants qu'il avait tant aimées et que, sans lui, l'indifférence de leur père eût faites, depuis longtemps, orphelines ; enfin, pour n'avoir rien à se reprocher, il se traîna sur ses mains, ou plutôt rampa du côté où le soleil venait de se coucher, et qui était aussi celui où les habitations étaient plus rapprochées de l'endroit où il se trouvait.

Il fit ainsi trois quarts de lieue, à peu près, et arriva à un monticule d'où il apercevait la lumière des maisons isolées qui entourent la lande ; c'étaient pour lui autant de phares qui lui indiquaient où était le salut, où était la vie ; mais, quelque effort qu'il fit, il lui semblait impossible d'avancer d'un pas de plus.

Il y avait près de soixante heures qu'il n'avait mangé.

Les tiges des bruyères et des ajoncs coupées l'année précédente et taillées en biseau par la faucille, avaient déchiré ses mains et sa poitrine, et le sang qui coulait de ces blessures achevait de l'épuiser.

Il se laissa rouler dans un fossé qui bordait le chemin.

Il avait renoncé à aller plus loin ; il était résolu à mourir là.

Une soif intense le dévorait ; il but un peu d'eau qui croupissait dans ce fossé.

Il était si faible, que ce fut à peine si sa main put arriver jusqu'à sa bouche ; sa tête lui semblait complètement vide. De temps en temps, il croyait entendre dans son cerveau de sourds et lugubres murmures ressemblant à ceux que produit la mer qui s'engouffre dans les flancs d'un navire entrouvert et près de sombrer ; une sorte de voile s'étendait sur ses yeux, et derrière ce voile couraient des milliers d'étincelles qui s'éteignaient et se rallumaient comme des lueurs phosphorescentes.

Le malheureux se sentait mourir.

Il essaya de crier, s'inquiétant peu d'attirer vers lui des amis ou des ennemis ; mais sa voix s'arrêtait dans sa gorge, et ce fut à peine s'il put entendre lui-même le cri rauque qu'il parvint à exhaler.

Il resta une heure, à peu près, dans cette espèce d'agonie ; puis, peu à peu, le rideau qu'il avait devant les yeux s'épaissit et prit en même temps toutes les couleurs du prisme ; le bourdonnement qui se faisait dans son cerveau affecta des modulations bizarres ; puis il perdit le sentiment de ce qui se passait autour de lui.

Mais cette nature puissante ne pouvait s'éteindre sans une lutte nouvelle, l'espèce de calme léthargique dans lequel il demeura pendant quelque temps permit au cœur de régulariser ses mouvements, au sang de circuler d'une manière moins fébrile.

La torpeur dans laquelle il était plongé n'enlevait rien à l'acuité de ses sens ; il entendit alors un bruit sur lequel sa vieille expérience de batteur d'estrade ne s'abusa point une minute : c'était le pas de quelqu'un qui descendait la bruyère, et ce pas, il le reconnaissait pour celui d'une femme.

Cette femme pouvait le sauver ! Au milieu de son engourdissement, Jean Oullier le comprenait : mais, lorsqu'il voulut appeler, faire un mouvement pour attirer son attention, comme un homme frappé de léthargie qui voit, sans pouvoir s'y opposer, faire autour de lui tous les préparatifs de ses funérailles, il reconnut avec terreur que son intelligence seule subsistait, mais que son corps, complètement paralysé, se refusait à lui obéir.

Comme le malheureux cloué dans son cercueil fait des efforts surhumains pour briser le mur d'airain qui le sépare du monde, Jean Oullier tendit tous les ressorts que la nature avait mis au service de sa volonté pour dompter la matière.

Ce fut en vain.

Et, cependant, les pas s'approchaient ; chaque minute, chaque seconde les rendait plus perceptibles, plus accentués à son oreille ; il semblait à Jean Oullier que chaque caillou que ces pas faisaient rouler venait le frapper au cœur ; à chaque instant, et en raison de la multiplicité de ses efforts, ses angoisses devenaient plus vives, ses cheveux se dressaient sur sa tête, une sueur glacée perlait sur son front ; c'était plus cruel que la mort elle-même.

Le mort ne sent rien.

La femme passa.

Jean Oullier entendit les épines des ronces qui frôlaient et éraillaient sa jupe comme si elles eussent voulu la retenir ; il vit son ombre se dessiner en noir sur le buisson ; puis elle s'éloigna, et le bruit de ses pas s'éteignit pour lui dans le murmure du vent agitant les ajoncs desséchés.

L'infortuné se sentit perdu.

Aussi, du moment où l'espoir l'abandonna, cessa-t-il la lutte horrible qu'il avait entreprise contre lui-même : il reprit un peu de calme et, mentalement, il fit une prière recommandant son âme à Dieu.

Cette prière suprême l'absorbait tellement, que ce ne fut que lorsqu'il entendit l'aspiration bruyante d'un chien qui avait passé sa tête entre les branches pour flairer les émanations venant du buisson, qu'il s'aperçut de l'approche de cet animal.

Il tourna avec effort, non pas la tête, mais les yeux de son côté, et aperçut une espèce de roquet qui le regardait avec des yeux intelligents et effarés.

En voyant le mouvement de Jean Oullier, si faible qu'il fût, le roquet se retira brusquement et se mit à aboyer.

Alors il sembla à Jean Oullier que la femme appelait son chien ; mais l'animal ne quitta point son poste et ne discontinua point ses abois.

C'était une dernière espérance, et celle-là ne fut pas déçue.

Lasse d'appeler, et curieuse de connaître ce qui excitait ainsi son chien, la paysanne revint sur ses pas.

Le hasard, ou plutôt, Providence, fit que cette paysanne, c'était la veuve Picaut.

Elle s'approcha du buisson, et aperçut un homme ; elle se pencha et reconnut Jean Oullier.

Au premier moment, elle le crut mort ; mais elle vit qu'il fixait sur elle des yeux démesurément ouverts ; elle posa la main sur le cœur du vieux garde et reconnut qu'il battait encore. Elle le dressa sur son séant, lui jeta quelques gouttes d'eau au visage, en glissa quelques autres entre ses dents serrées. Alors, comme si, par le contact d'une personne vivante, il rentrait en contact avec la vie même, Jean Oullier sentit peu à peu se soulever le poids énorme qui l'oppressait ; la chaleur revint à ses membres engourdis ; il la sentit descendre doucement, et arriver à leur extrémité ; bientôt des larmes de reconnaissance se firent jour entre ses paupières, et roulèrent sur ses joues bronzées ; il saisit la main de la femme Picaut et la porta à ses lèvres en même temps qu'il la mouillait de ses pleurs.

Celle-ci, de son côté, paraissait tout attendrie ; quoique philippiste, comme on le sait, la bonne femme estimait fort le vieux chouan.

– Eh bien, eh bien, demanda-t-elle, qu'avez-vous donc, mon Jean Oullier ? C'est tout naturel, il me semble, ce que je fais là ! J'en aurais fait autant pour le premier chrétien venu ; à plus forte raison pour vous qui êtes un vrai homme du bon Dieu.

– Cela n'empêche pas... dit Jean Oullier.

Mais il ne put aller plus loin du premier souffle.

– Cela n'empêche pas quoi ? demanda la veuve.

Oullier fit un effort.

– Cela n'empêche pas... que je vous dois la vie, ajouta-t-il achevant sa phrase.

– Bon ! fit Marianne.

– Oh ! c'est comme je vous le dis. Sans vous, la Picaut, j'allais mourir ici.

– Ou plutôt sans mon chien, Jean. Vous voyez bien que ce n'est pas moi, mais le bon Dieu seul qu'il faut remercier.

Puis, le regardant avec terreur, et le voyant tout couvert de sang :

– Mais vous êtes donc blessé ? dit-elle.

– Non ; bah ! ce ne sont que des écorchures... Mon plus grand mal est d'avoir le pied démis, et, après cela, de n'avoir pas mangé depuis plus de soixante heures. C'était la faiblesse surtout qui me tuait.

– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! mais attendez donc, j'allais justement porter le dîner à des gens qui me font de la litière dans la lande ; vous allez manger leur soupe.

Et, en disant ces mots, la veuve déposa à terre le paquet qu'elle portait, dénoua les quatre coins d'un napperon dans lequel étaient plusieurs écuellées de soupe et un bouilli fumant, et fit avaler quelques gorgées de cette soupe à Jean Oullier, qui sentit les forces lui revenir, au fur et à mesure que le chaud et succulent potage lui descendait dans l'estomac.

– Ah !... fit Jean Oullier.

Et il respira bruyamment.

Un sourire de satisfaction passa sur la physionomie grave et triste de la veuve.

– Et maintenant, dit-elle en s'asseyant en face de Jean, qu'allez-vous faire ? Car il va sans dire que les culottes rouges sont à votre poursuite.

– Hélas ! répondit Jean Oullier, j'ai perdu toute ma force avec ma pauvre jambe ; bien des mois se passeront avant que je puisse courir les bois comme je devrais le faire pour ne pas aller pourrir dans les prisons. Voyez-vous, ce qu'il me faudrait, ajouta-t-il avec un soupir, ce serait d'aller retrouver maître Jacques : il me donnerait un coin dans un de ses asiles, et, là, je pourrais attendre ma guérison.

– Et votre maître ? et ses filles ?

– Notre maître ne rentrera pas de sitôt à Souday, et il aura raison.

– Que fera-t-il, alors ?

– Sans doute qu'il passera de nouveau la mer avec nos demoiselles.

– Jolie idée que vous avez là, Jean, d'aller chercher un hôpital au milieu de ce tas de bandits qui accompagnent maître Jacques ! vous y seriez bien soigné !

– C'est le seul qui puisse me recevoir sans craindre de se compromettre.

– Et moi donc, vous m'oubliez ? Ce n'est pas bien, Jean.

– Vous ?

– Sans doute, moi.

– Mais vous ignorez donc les ordonnances ?

– Quelles ordonnances ?

– Celles qui déterminent les peines qu'aura encourues quiconque aura donné asile à un chouan.

– Bon ! mon Jean, on ne fait pas ces sortes d'ordonnances pour les honnêtes gens, mais pour les coquins.

– D'ailleurs, vous les haïssez, les chouans ?

– Non ; ce sont les brigands que je hais, et dans tous les partis ; ce sont des brigands, par exemple, ceux-là qui ont tué mon pauvre Pascal, et c'est sur ces brigands-là que je vengerai sa mort si je puis ; mais vous, Jean Oullier, blanche ou tricolore, vous portez la cocarde des braves gens, et je vous sauverai.

– Mais je ne puis faire un pas.

– Ce n'est pas là l'inquiétant. Vous pourriez marcher, Jean, qu'à cette heure de jour, je n'oserais vous faire entrer chez moi ; non pas que je redoute ce qui pourrait m'arriver ; mais, voyez-vous, depuis la mort du pauvre jeune homme, je redoute les trahisons. Refourrez-vous dans votre buisson ; cachez-vous-y de votre mieux ; attendez la nuit, et je reviendrai vous prendre avec une charrette ; puis, demain, j'irai chercher le rebouteux de Machecoul ; il vous passera la main sur les nerfs du pied, et, dans trois jours, vous courrez comme un lapin.

– Ah ! dame, je sais que cela vaudrait mieux ; mais...

– Mais n'en feriez-vous pas autant pour moi ?

– Pour vous, Marianne, vous le savez bien, je me mettrais dans le feu.

– Eh bien, alors, n'en parlons plus. à la nuit, je reviens vous prendre.

– Merci, j'accepte, et soyez sûre et certaine que vous n'obligez pas un ingrat.

– Ce n'est pas pour votre reconnaissance que je le ferai, Jean Oullier ; c'est pour accomplir mon devoir d'honnête femme.

Elle regarda autour d'elle.

– Que cherchez-vous ? demanda Jean.

– Je pensais que, si vous essayiez de regagner la bruyère, vous seriez plus en sûreté que dans ce fossé.

– Je crois que cela me serait impossible, dit Oullier en montrant à la veuve ses mains déchirées, son visage sillonné de cicatrices et son pied gros comme la tête. D'ailleurs, je ne suis pas mal ici ; vous avez frôlé le buisson sans vous douter qu'il cachait un homme.

– Oui ; mais un chien peut passer et vous sentir, comme le mien vous a senti ; pensez-y, Jean Oullier ! la guerre est finie ; mais voilà, à la suite de la guerre, le temps des dénonciations et des vengeances qui va venir, s'il n'est déjà venu.

– Bah ! dit Jean, il faut bien laisser quelque chose à faire au bon Dieu.

La veuve n'était pas moins croyante que le vieux chouan ; elle lui donna un morceau de pain, s'en alla couper une brassée de bruyère avec laquelle elle lui accommoda un lit ; puis, après avoir eu soin de relever autour de lui les branches des épines et des ronces, après s'être assurée qu'il ne pouvait être aperçu des passants, elle s'éloigna en lui recommandant la patience.

Jean Oullier s'arrangea le plus commodément possible sur la bruyère ; il adressa de ferventes actions de grâce au Seigneur, grignota son morceau de pain, puis s'endormit de ce lourd sommeil qui suit les grandes prostrations.

Il y avait plusieurs heures qu'il reposait, lorsqu'un bruit de voix le réveilla. Dans l'espèce de somnolence qui succédait à l'engourdissement qui s'était emparé de lui, il crut entendre prononcer le nom de ses jeunes maîtresses, et, méfiant dans sa tendresse, comme les hommes de sa trempe le sont dans toutes leurs affections, il supposa qu'un danger quelconque menaçait soit Bertha, soit Mary, et trouva dans cette pensée un levier qui souleva, en un clin d'œil, sa torpeur ; il se dressa sur son coude, écarta doucement les ronces qui formaient autour de lui un épais rempart, et jeta les yeux sur le chemin.

La nuit était venue, mais pas assez épaisse pour qu'il ne pût distinguer la silhouette de deux hommes assis sur un arbre renversé de l'autre côté du chemin.

– Comment n'avez-vous pas continué de la suivre, puisque vous l'aviez reconnue ? disait l'un d'eux, qu'à son accent allemand fortement prononcé, Jean Oullier jugea être complètement étranger au pays.

– Ah ! dame, répondit l'autre, je ne la croyais pas si louve qu'elle l'est, et elle m'a roulé comme un niais que je suis.

– Vous pouvez être certain que celle que nous cherchons était dans le groupe de paysannes, dont Mary de Souday s'est détachée pour venir à votre rencontre.

– Oh ! quant à cela, vous avez raison ; car, lorsque j'ai demandé à ces femmes ce qu'était devenue la jeune fille qui marchait avec elles, elles m'ont répondu qu'elle et sa camarade étaient restées en arrière.

– Qu'avez-vous fait alors ?

– Dame, j'ai mis mon bidet à l'auberge, je me suis caché à l'extrémité de Pirmile et je les ai attendues.

– Et cela inutilement ?

– Inutilement, pendant plus de deux heures.

– Elles se seront jetées dans quelque chemin de traverse et seront entrées à Nantes par un autre pont.

– ça, c'est sûr.

– Voilà qui est fâcheux ; car qui sait si cette chance, envoyée par votre bonne fortune, vous la retrouverez jamais.

– Que oui, nous la retrouverons ! Laissez donc faire.

– Comment cela ?

– Oh ! comme dirait mon voisin le marquis de Souday, ou mon ami Jean Oullier – Dieu veuille avoir son âme ! – j'ai chez moi le limier qu'il me faut pour cette chasse.

– Un limier ?

– Oui, un vrai limier. Il a un peu mal à une de ses pattes de devant ; mais, aussitôt que cette patte sera guérie, je lui mettrai une corde au cou, et il nous conduira sur la voie sans que nous ayons d'autre peine que de prendre garde qu'il ne la casse à force de tirer dessus pour arriver plus vite.

– Voyons, cessez de plaisanter : ce sont choses sérieuses que celles qui nous occupent !

– Plaisanter ! pour qui me prenez-vous ? plaisanter en face de cinquante mille francs que vous m'avez promis ; car c'est bien cinquante mille francs que vous m'avez dit, n'est-ce pas ?

– Eh ! vous devez bien le savoir : vous me l'avez fait redire plus de vingt fois.

– Oui ; mais je ne me lasse pas plus de l'entendre que je ne me lasserais de compter les écus si je les tenais.

– Livrez-nous la personne et vous les tiendrez.

– Oh ! j'entends déjà les jaunets tinter à mon oreille, dzing ! dzing !

– En attendant, dites-moi ce que signifie cette histoire de limier que vous mêlez à tout ceci.

– Oh ! je vous la dirai, je ne demande pas mieux ; mais...

– Mais quoi ?

– Donnant, donnant...

– Qu'entendez-vous par donnant, donnant ?

– Voyez-vous, je vous l'ai dit l'autre jour, je veux bien obliger le gouvernement, parce que d'abord il a mon estime, et parce qu'ensuite, en l'obligeant, je vexe les nobles et tout ce qui tient à eux, et que je hais tout cela ; mais, enfin, tout en l'obligeant, ce gouvernement de mon cœur, je ne serais point fâché de tâter de ses espèces, moi qui, jusqu'ici, lui ai toujours donné et n'en ai jamais rien reçu ; d'ailleurs, qui vous dit qu'une fois qu'on tiendra celle pour laquelle on nous promet des monts d'or, on nous donnera ce que l'on nous a, ou plutôt ce que l'on vous a promis ?

– Vous êtes fou !

– Je serais fou si je ne vous disais pas ce que je vous dis, au contraire. J'aime à prendre mes sûretés, plutôt deux fois qu'une, et plutôt dix que deux ; et, s'il faut vous parler franchement, dans cette affaire-là, je ne m'en vois guère, de sûretés.

– Vous courrez les mêmes chances que moi. J'ai reçu, d'un personnage éminent, la promesse que, si je tenais l'engagement pris vis-à-vis de lui, une somme de cent mille francs me serait comptée.

– Cent mille francs, cent mille francs, c'est bien peu pour que vous soyez venu de si loin. Voyons, avouez que c'est deux cent mille et que vous ne me donnez que le quart, attendu que, moi, j'opère sur les lieux et ne me dérange pas. Peste ! deux cent mille francs, vous n'êtes pas malheureux : c'est un compte rond et qui sonne bien... Soit, ayons confiance dans le gouvernement ; mais cette confiance, avez-vous les mêmes droits à ce que je l'aie en vous ? Qui me dit que vous ne filerez pas avec l'argent puisque c'est à vous qu'il sera remis ? et, si cela arrive, à quel tribunal, je vous le demande, vous ferai-je un procès ?

– Mon cher monsieur, lorsque, en politique, on s'associe, c'est la foi qui signe le contrat.

– C'est donc pour cela qu'ils sont si bien tenus, les contrats politiques ? Eh bien, franchement, j'aimerais mieux une autre signature.

– Laquelle donc ?

– La vôtre ou celle du ministre à qui vous avez affaire.

– Eh bien, on tâchera de vous contenter.

– Chut !

– Quoi ?

– N'avez-vous pas entendu quelque chose ?

– Oui ; on vient de notre côté ; il me semble que j'entends le grincement des roues d'une charrette.

Les deux hommes se levèrent en même temps, et, à la clarté de la lune, dont les rayons les éclairèrent alors, Jean Oullier, qui n'avait point perdu une parole de ce qu'ils venaient de dire, aperçut leur visage.

L'un des deux hommes lui était parfaitement étranger ; mais dans l'autre il retrouva Courtin, que, du reste, il avait déjà reconnu, tant au son de sa voix qu'en l'entendant parler de Michel et des louves.

– Retirons-nous, dit l'inconnu.

– Non, répondit Courtin : j'ai encore une foule de choses à vous dire. Cachons-nous dans ce buisson, laissons passer l'importun, et terminons notre affaire.

Et tous deux s'avancèrent vers le buisson.

Jean Oullier comprit qu'il était perdu ; mais, ne voulant pas être pris comme un lièvre au gîte, il se leva sur ses genoux, et tira de sa ceinture son couteau épointé, mais qui, dans une lutte corps à corps, pouvait encore faire sa besogne.

Il n'avait pas d'autre arme et croyait les deux hommes désarmés.

Mais, Courtin, qui avait vu se dresser un homme dans le buisson et qui avait entendu le déchirement des ronces et des épines, fit trois pas en arrière sans perdre de vue l'espèce d'ombre qui lui apparaissait, ramassa son fusil caché le long de l'arbre abattu, arma un des deux côtés, porta le fusil à son épaule, et lâcha le coup.

Un cri étouffé répondit à l'explosion.

– Qu'avez-vous fait ? demanda l'inconnu, qui trouvait la façon de Courtin peut-être un peu expéditive.

– Voyez, voyez, répondit Courtin pâle et tremblant lui-même, un homme nous épiait !

L'étranger alla au buisson, écarta les branches.

– Prenez garde ! prenez garde ! dit Courtin ; si c'est un chouan et qu'il ne soit pas mort tout à fait, il va riposter.

Et, en disant cela, Courtin, son second coup armé et prêt à faire feu, se tenait à distance.

– C'est effectivement un paysan, dit l'inconnu ; mais il me semble mort.

L'inconnu prit alors Jean Oullier par le bras et le tira hors du fossé.

Courtin, voyant l'homme immobile comme un cadavre, se hasarda d'approcher.

– Jean Oullier ! s'écria-t-il en reconnaissant le Vendéen, Jean Oullier ! Ma foi, je ne me doutais guère que jamais je tuasse personne ; mais, nom d'un diable ! si cela devait arriver, mieux vaut que ce soit à celui-là qu'à un autre. Voilà, croyez-moi, ce qui peut s'appeler un heureux coup de fusil.

– Mais, en attendant, dit l'inconnu, la charrette approche.

– Oui, elle ne monte plus, et l'on a mis le cheval au trot.

Allons, allons, il n'y a pas de temps à perdre. Il s'agit de jouer des jambes. Est-il bien mort ?

– Il en a tout l'air.

– Eh bien, en route ! L'inconnu cessa de soutenir le torse de Jean Oullier, et la tête tomba, frappant la terre avec un bruit sourd et mat.

– Ah ! par ma foi !, oui, il y est ! dit Courtin.

Puis, sans oser s'en approcher, montrant du doigt le cadavre :

– Tenez, dit-il, voilà qui nous assure notre prime, mieux que toutes les signatures : ce cadavre-là vaut deux cent mille francs.

– Comment ?

– C'était le seul homme qui pût m'ôter des mains le limier dont je vous ai parlé. Je le croyais mort ; je me trompais.

Maintenant que je suis sûr qu'il l'est, en chasse ! en chasse !

– Oui, car voici la charrette.

En effet, la voiture n'était plus qu'à cent pas du buisson. Les deux hommes s'élancèrent dans la bruyère, et disparurent au milieu de l'obscurité, tandis que la femme Picaut, qui venait chercher Jean Oullier suivant la promesse qu'elle lui avait faite, effrayée par le coup de fusil qu'elle avait entendu, arrivait en courant sur le théâtre de la scène que nous venons de raconter.

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