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Chapitre LXII
Le champ de bataille

Le moulin Jacquet était à une lieue, à peu près, du village du Chêne. Petit-Pierre, guidé par le bruit de la fusillade, fit la moitié du chemin en courant, et ce fut à grand-peine que le marquis l'arrêta au moment où ils approchaient du théâtre du combat et parvint à lui inspirer quelque prudence, afin qu'il n'allât pas donner tête baissée dans les soldats.

En tournant une des extrémités de la ligne des tirailleurs, dont, nous l'avons dit, le feu leur servait de guide, Petit-Pierre et ses compagnons se trouvèrent sur les derrières de la petite armée vendéenne, qui avait, en effet, perdu tout le terrain que nous lui avons vu gagner le matin, et qui avait été refoulée par les soldats bien en deçà du village du Chêne. à l'aspect de Petit-Pierre, qui, les cheveux épars, haletant, montait la colline sur laquelle se trouvait le gros des Vendéens, ceux-ci poussèrent des cris d'enthousiasme.

Gaspard, qui, entouré de ses officiers, faisait le coup de feu comme un soldat, se retourna à ces cris et aperçut Petit-Pierre, Bertha et le marquis de Souday, lequel, dans la rapidité de la marche, avait perdu son chapeau et courait les cheveux au vent.

Ce fut à ce dernier que s'adressa Gaspard :

– Est-ce ainsi que M. le marquis de Souday tient ses engagements ? lui demanda-t-il du ton d'un chef irrité.

– Monsieur, répondit avec aigreur le marquis, ce n'est pas à un pauvre invalide comme moi qu'il faut demander l'impossible.

Petit-Pierre se hâta d'intervenir ; son parti n'était pas assez fort pour qu'il permît aux chefs de se diviser.

– Souday, comme vous, me doit obéissance, mon ami, dit-il ; je réclame rarement l'exercice de ce droit ; mais, aujourd'hui, j'ai cru devoir le faire. Je revendique donc mon titre de généralissime, et je vous dis : Où en sont nos affaires, mon lieutenant ?

Gaspard hocha la tête d'un air tristement significatif.

– Les bleus sont en force, répliqua-t-il, et, à chaque instant, quelqu'un de mes coureurs vient me dire que de nouveaux renforts leur arrivent.

– Tant mieux ! s'écria Petit-Pierre, ils seront davantage pour raconter à la France comment nous sommes morts !

– Mais vous n'y pensez pas, madame !

– D'abord, je ne suis pas Madame, ici ; je suis un soldat. Faites donc, sans vous inquiéter de moi, avancer vos lignes de tirailleurs et redoubler le feu.

– Oui ; mais, d'abord, en arrière !

– Qui, en arrière ?

– Vous, au nom du ciel !

– Allons donc ! c'est en avant que vous voulez dire.

Et, arrachant l'épée que tenait Gaspard, Petit-Pierre plaça son chapeau au bout de cette épée, et s'élança dans la direction du village en s'écriant :

– Qui m'aime me suive !

Gaspard essaya vainement de le retenir, en le saisissant entre ses bras : leste et agile, Petit-Pierre lui échappa et continua sa course vers les maisons, d'où les soldats, en voyant s'opérer le mouvement des Vendéens, commencèrent un feu terrible.

à la vue du danger que courait Petit-Pierre, tous les Vendéens se précipitèrent en avant pour lui faire un rempart de leurs corps. L'effet de cet élan fut si prompt, si puissant, qu'en quelques secondes, ils eurent franchi pour la seconde fois le ruisseau, et se trouvèrent au milieu du village, où ils abordèrent les bleus.

Ce choc devint en peu d'instants une horrible mêlée.

Gaspard, préoccupé d'une seule chose, c'est-à-dire du salut de Petit-Pierre, parvint à le rejoindre, à le saisir et à le jeter au milieu de ses hommes ; tandis qu'il oubliait son salut pour sauvegarder l'existence auguste dont il croyait avoir reçu la garde de Dieu même, un soldat placé à l'angle d'une de ces premières maisons l'ajusta.

C'en était fait du chef des chouans, si le marquis ne s'était pas aperçu du péril qui le menaçait ; il se glissa le long de la maison, et releva l'arme au moment où le coup partait.

La balle alla frapper une cheminée.

Le soldat, furieux, se retourna contre le marquis de Souday, et tenta de lui porter un coup de baïonnette que celui-ci évita par une retraite de corps. Le vieux gentilhomme allait riposter d'un coup de pistolet, lorsqu'une seconde balle lui brisa l'arme dans la main.

– Ma foi, tant mieux ! dit le marquis en tirant son sabre, et en portant un coup si terrible au soldat, que celui-ci roula à ses pieds, comme un bœuf frappé de la masse, je préfère l'arme blanche.

Puis, brandissant son sabre :

– Eh bien, général Gaspard, cria-t-il, que dis-tu de l'invalide ?

Bertha, de son côté, avait suivi Petit-Pierre, son père et les Vendéens ; mais elle s'occupait bien moins des soldats que de ce qui se passait autour d'elle.

Elle cherchait Michel ; elle essayait de le reconnaître parmi ceux que le tourbillonnement incessant des hommes et des chevaux faisait passer à ses côtés.

Les soldats, surpris par la promptitude et la vigueur de l'attaque, avaient reculé pas à pas ; la garde nationale de Vieille-Vigne, qui combattait, avait battu en retraite. Le terrain était jonché de morts.

Il en résulta que, comme les bleus ne répondaient plus au feu des gars égaillés dans les vignes et dans les jardins avoisinant le village, maître Jacques, qui commandait les tirailleurs, put les rassembler, et que, se plaçant à leur tête, il les conduisit par une ruelle qui contournait les jardins, et vint tomber sur le flanc des soldats.

Ceux-ci dont, depuis quelques instants, la résistance avait doublé de ténacité, soutinrent vaillamment cette attaque, et, se formant en potence dans la grande rue du village, firent face à ces nouveaux assaillants.

Bientôt même, un mouvement d'hésitation s'étant produit parmi les Vendéens, les bleus reprirent l'avantage, et, leur colonne ayant dépassé dans sa charge la petite ruelle par laquelle maître Jacques et ses hommes avaient débouché, celui-ci et cinq ou six de ses lapins, au nombre desquels figuraient en première ligne Courte-Joie et Trigaud la Vermine, se trouvèrent séparés du gros de leur troupe.

Maître Jacques rallia les quelques chouans qui étaient restés avec lui, et, s'adossant à un mur pour ne pas être tourné, puis s'abritant sous l'échafaudage d'une maison en construction située à l'angle de cette rue, il se prépara à vendre chèrement sa vie.

Courte-Joie, armé d'un petit fusil double, faisait sur les soldats un feu incessant ; chacune de ses balles était la mort d'un homme ; quant à Trigaud, dont les mains étaient libres, le cul-de-jatte étant retenu sur ses épaules par une sangle, il manœuvrait avec une habileté merveilleuse une faux emmanchée à l'envers, dont il se servait tout à la fois comme d'une lance et comme d'un énorme sabre.

Au moment où le mendiant venait, d'un coup de revers, d'abattre un gendarme, que Courte-Joie n'avait fait que démonter, de grands cris de triomphe partirent des rangs des soldats, et maître Jacques et ses hommes aperçurent une femme vêtue en amazone, que les bleus emmenaient en manifestant, au milieu de l'animation du combat, de véritables transports d'allégresse.

C'était Bertha, qui, sous le coup de sa préoccupation constante de retrouver Michel, s'était avancée imprudemment et avait été faite prisonnière par les soldats.

Ceux-ci, trompés par ses habits trahissant une femme, croyaient avoir pris Madame la duchesse de Berry.

De là leurs clameurs de joie.

Maître Jacques s'y méprit comme les autres.

Jaloux alors de réparer l'erreur qu'il avait commise, quelques jours auparavant, dans la forêt de Touvois, il fit un signe à ses réfractaires, qui, abandonnant leur position défensive, s'élancèrent en avant, et, grâce à la large trouée qu'ouvrit devant eux la terrible faux du mendiant, ils parvinrent jusqu'à la prisonnière, la reprirent et la placèrent au milieu d'eux.

Les soldats, désappointés, réunirent tous leurs efforts et se ruèrent sur maître Jacques, qui avait promptement regagné son poste contre la maison, et le petit groupe devint un centre vers lequel rayonnaient la pointe de vingt-cinq baïonnettes et les lignes de feu qui partaient à chaque instant de la circonférence de ce cercle.

Déjà deux Vendéens venaient de tomber morts ; maître Jacques, atteint d'une balle qui lui avait brisé le poignet, avait été contraint de lâcher son fusil et en était réduit à son sabre, qu'il manœuvrait de la main gauche ; Courte-Joie avait épuisé ses cartouches ; la faux de Trigaud était à peu près la seule protection qui restât aux quatre Vendéens survivants, protection efficace jusqu'alors ; car elle couchait les soldats à terre en rangs si pressés, qu'ils n'osaient plus approcher du terrible mendiant.

Mais Trigaud, en voulant porter un coup de pointe à un cavalier, lança maladroitement sa faux ; l'arme rencontra une pierre et vola en éclats. Le géant tomba à genoux, tant l'impulsion donnée était violente ; la sangle qui attachait Courte-Joie se rompit et celui-ci roula au milieu du cercle.

Un immense et joyeux hourra accueillit cet accident, qui livrait le formidable mendiant à ses ennemis, et déjà un garde national levait sa baïonnette pour en percer le cul-de-jatte, lorsque Bertha, prenant un pistolet à sa ceinture, fit feu sur cet homme et l'abattit si à propos, qu'il roula sur le corps de Courte-Joie.

Trigaud s'était relevé avec une vivacité que l'on était bien loin d'attendre de son énorme masse ; sa séparation d'avec Courte-Joie, le danger que courait celui-ci décuplaient ses forces : du manche de sa faux, il assomma un soldat, broya les côtes à un autre ; d'un coup de pied, il envoya rouler à dix pas le corps du garde national tombé sur son ami, et, prenant celui-ci dans ses bras comme une nourrice fait de son enfant, il rejoignit Bertha et maître Jacques sous l'échafaudage.

Pendant que Courte-Joie était étendu sur le pavé, ses yeux, en se portant autour de lui avec la rapidité et l'acuité d'un homme en péril de mort et qui cherche de quel côté lui viendra son salut, s'étaient arrêtés sur l'échafaudage et avaient remarqué des tas de pierres que les maçons y avaient disposés pour la construction de leur muraille.

– Rangez-vous dans l'enfoncement de la porte, dit-il à Bertha, dès que, grâce à Trigaud, il se retrouva près d'elle ; peut-être vais-je pouvoir vous rendre le service que j'ai reçu de vous tout à l'heure. Toi, Trigaud, laisse les culottes rouges approcher le plus possible.

Malgré l'épaisseur de son intelligence, Trigaud avait compris ce que son compagnon attendait de lui ; car, si peu en harmonie que cela fût avec la situation, il fit entendre un rire éclatant comme le son d'une trompette.

Cependant les soldats, voyant les trois hommes désarmés, et voulant à tout prix, s'emparer de l'amazone, qu'ils continuaient à prendre pour Madame, s'approchaient en leur criant de se rendre.

Mais, au moment où ils s'engageaient sous l'échafaudage, Trigaud, qui avait placé Courte-Joie près de Bertha, s'élança vers une des pièces de bois qui soutenaient tout l'édifice, la saisit des deux mains, l'ébranla, et l'arracha de terre.

à l'instant même, les planches basculèrent, les pierres qui les chargeaient les suivirent dans leur pente, et tombèrent comme une grêle sur le mendiant, abattant dix soldats autour de lui.

Au même moment, les Nantais, conduits par Gaspard et par le marquis de Souday, faisant un effort désespéré, avaient, en sabrant, en piquant de la baïonnette, en fusillant corps à corps, refoulé les bleus, qui se mirent en retraite, et allèrent reprendre leur rang de bataille dans la campagne, où leur supériorité numérique et celle de leur armement devaient infailliblement leur rendre la victoire.

Les Vendéens, quelque témérité qu'il y eût à le faire, allaient risquer une attaque, lorsque maître Jacques, que ses hommes avaient rejoint et qui, malgré sa blessure, n'avait point quitté le combat, dit quelques mots à l'oreille de Gaspard.

Aussitôt celui-ci, malgré les ordres et les prières de Petit-Pierre, ordonna de rétrograder, et reprit la position qu'il avait occupée, une heure auparavant, de l'autre côté du village.

Petit-Pierre s'arrachait les cheveux de colère, et demandait avec instance des explications que Gaspard ne lui donna que lorsqu'il eut ordonné de faire halte.

– Nous avons maintenant, dit-il, cinq ou six mille hommes autour de nous, et à peine sommes-nous six cents. L'honneur du drapeau est sauf ; c'est tout ce que nous pouvions espérer.

– êtes-vous certain de cela ? demanda Petit-Pierre.

– Regardez vous-même, dit Gaspard, en conduisant le jeune paysan sur une éminence.

Et il lui montra de tous côtés, convergeant vers le village du Chêne, des masses brunes frangées de baïonnettes que l'on voyait étinceler aux rayons du soleil couchant.

Enfin, il lui fit écouter le bruit des clairons et des tambours qui arrivait de tous les points de l'horizon.

– Vous le voyez, continua Gaspard, dans moins d'une heure, nous serons entourés, et à tous ces braves gens qui sont avec nous, si, comme moi, ils n'ont pas de goût pour les prisons de Louis-Philippe, il ne restera d'autre ressource que de se faire tuer.

Petit-Pierre demeura, pendant quelques instants, dans une attitude morne et silencieuse ; puis convaincu de la vérité de ce que le chef vendéen venait de lui dire, voyant ainsi s'évanouir toutes ses espérances, que, quelques minutes auparavant, il conservait encore fortes et vivaces, il sentit son courage l'abandonner, il redevint ce qu'il était réellement, c'est-à-dire une femme ; et, lui qui venait de braver le fer et le feu avec l'intrépidité d'un héros, il s'assit sur la borne d'un champ et se prit à pleurer, dédaignant de cacher les larmes qui sillonnaient ses joues.

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