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Chapitre LVIII
Où le baron Michel trouve, pour s'appuyer, un chêne au lieu d'un roseau

Mary comprit que c'était une aide qui lui venait de la part du Seigneur.

Seule, sans autre appui qu'elle-même, s'étant livrée comme elle l'avait fait, elle se sentait à la merci de son amant.

Elle courut donc à Rosine, et, lui prenant la main :

– Qu'y a-t-il, mon enfant, demanda-t-elle, et qui t'amène ?

Et elle passait ses mains sur son front et sur ses yeux : sur ses yeux pour en effacer les larmes, sur son front pour en effacer la rougeur.

– Mademoiselle, dit Rosine, il me semble que j'entends le bruit d'une barque.

– De quel côté ?

– Du côté de Saint-Philbert.

– J'avais cru que la barque de ton père était la seule qui fût sur le lac.

– Non, Mademoiselle : il y a encore celle du meunier de Grand-Lieu ; elle est à moitié défoncée, il est vrai ; mais, enfin, c'est d'elle que l'on se serait servi pour venir jusqu'à nous.

– Bien, bien, dit Mary, je vais avec toi, Rosine.

Et, sans faire attention au jeune homme, qui tendait vers elle des bras suppliants, Mary, qui n'était pas fâchée de s'éloigner de Michel pour rassembler ses idées et son courage, s'élança hors de la cabane.

Rosine la suivit.

Michel resta seul, et écrasé ; il sentait que le bonheur s'éloignait de lui, et il comprenait l'impossibilité de le retenir.

Jamais plus un pareil enivrement ne lui ramènerait un pareil aveu !

En effet, lorsque Mary rentra, après avoir prêté l'oreille dans toutes les directions sans avoir entendu autre chose que le clapotis de la vague sur la rive, elle trouva Michel assis sur les roseaux, la tête entre ses deux mains.

Elle le crut calme ; il n'était qu'abattu.

Elle alla à lui.

Michel, au bruit de ses pas, leva la tête, et, la voyant aussi réservée au retour qu'elle était exaltée au départ, il lui tendit la main, et, secouant tristement la tête :

– ô Mary ! Mary ! dit-il.

– Eh bien, mon ami ? demanda celle-ci.

– Au nom du ciel, dites-moi encore de ces douces paroles qui enivrent ! dites-moi encore que vous m'aimez !

– Je vous le répéterai, mon ami, répondit tristement Mary, et autant de fois que vous le désirerez, si la conviction que ma tendresse suit avec sollicitude chacune de vos souffrances et chacun de vos efforts peut vous inspirer le courage et la fermeté.

– Eh quoi ! dit Michel en se tordant les mains, vous pensez toujours à cette cruelle séparation ? vous voulez qu'avec la conscience de mon amour pour vous, avec la certitude de votre amour pour moi, vous voulez que je me donne à une autre ?

– Je veux que nous accomplissions tous deux ce que je regarde comme un devoir, mon ami. C'est ce qui fait que je ne regrette pas de vous avoir ouvert mon cœur ; car j'espère que mon exemple vous apprendra à souffrir et vous inspirera la résignation à la volonté de Dieu. Un fatal concours de circonstances que je déplore autant que vous, Michel, nous a séparés : nous ne pouvons être l'un à l'autre.

– Oh ! mais pourquoi ? je n'ai pris aucun engagement, moi ; je n'ai jamais dit à mademoiselle Bertha que je l'aimais.

– Non ; mais elle m'a dit qu'elle vous aimait, elle ; mais j'ai reçu sa confidence, le soir où vous l'avez rencontrée à la cabane de Tinguy, le soir où vous êtes revenu avec elle.

– Mais tout ce que je lui ai dit de tendre, ce soir-là, s'écria le malheureux jeune homme, c'était à vous que cela s'adressait.

– Que voulez-vous, ami ! un cœur qui se penche est facile à remplir ; elle s'y est trompée, la pauvre Bertha ! et, en rentrant au château, au moment où je me disais tout bas : « Je l'aime ! » elle, elle me l'a dit tout haut... Vous aimer n'est qu'une souffrance ; être à vous, Michel, serait un crime.

– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

– Oui, mon Dieu ! il nous donnera la force, Michel, ce Dieu que nous invoquons. Subissons donc héroïquement les conséquences de notre mutuelle timidité. Je ne vous reproche pas la vôtre, comprenez-moi bien ; je ne vous en veux point de ne pas avoir su contenir vos sentiments, lorsqu'il en était temps encore ; mais, au moins, ne me donnez pas le remords d'avoir fait le malheur de ma sœur sans profit et sans avantage pour moi.

– Mais, dit Michel, votre projet est insensé ! ce que vous voulez éviter arrivera fatalement : Bertha tôt ou tard, s'apercevra que je ne l'aime point, et alors...

– écoutez-moi, mon ami, interrompit Mary en posant sa main sur le bras de Michel ; quoique bien jeune, j'ai des convictions fort arrêtées sur ce que vous appelez l'amour ; mon éducation, tout opposée à la vôtre, comme la vôtre a eu ses inconvénients ; mais elle a eu aussi ses avantages. Un de ces avantages, avantage terrible, je le sais bien, c'est le réalisme. Habituée à entendre des conversations où le passé ne déguisait rien de ses faiblesses, je sais, par ce que j'ai appris de la vie de mon père, que rien n'est plus fugitif que les attachements pareils à celui que vous ressentez pour moi. J'espère donc que Bertha m'aura remplacée dans votre cœur avant qu'elle ait eu le temps de s'apercevoir de votre indifférence ; c'est mon seul espoir, Michel, et je vous supplie de ne pas me l'enlever.

– Vous me demandez une chose impossible, Mary.

– Eh bien, soit ; libre à vous de ne pas tenir l'engagement qui vous lie à ma sœur ; libre à vous de rejeter la prière que je vous adresse à genoux ; ce sera une nouvelle flétrissure pour deux pauvres enfants déjà si injustement flétries par le monde ! Ma pauvre Bertha souffrira, je le sais bien ; mais au moins, je souffrirai avec elle, de la même douleur qu'elle, et prenez garde, Michel ! peut-être que nos douleurs exaltées l'une par l'autre, finiront par vous maudire.

– Je vous en prie, Mary, je vous en conjure, ne me dites pas de ces mots-là qui me brisent le cœur.

– écoutez, Michel ; les heures passent, la nuit s'écoule ; le jour va paraître, il va falloir que nous nous séparions, et ma résolution est irrévocable : nous avons fait tous les deux un rêve qu'il nous faut oublier. Je vous ai dit comment vous pouviez mériter, je ne dirai pas mon amour, vous l'avez, mais la reconnaissance éternelle de la pauvre Mary ; je vous jure, ajouta-t-elle plus suppliante qu'elle ne l'avait jamais été, je vous jure que, si vous vous dévouez au bonheur de ma sœur, je n'aurai dans le cœur qu'une prière, celle qui demandera à Dieu de vous récompenser ici-bas et là-haut ! Si vous me refusez, au contraire, Michel ; si votre cœur ne sait pas s'élever à la hauteur de mon abnégation, il faut renoncer à nous voir, il faut vous éloigner ; car, je vous le répète, je vous le jure devant Dieu, en l'absence des hommes, jamais, mon ami, je ne serai à vous !

– Mary, Mary, ne prononcez pas ce serment ! laissez-moi du moins l'espérance. Les obstacles qui nous séparent peuvent s'aplanir.

– Vous laisser l'espérance serait encore une faute, Michel, et, puisque la certitude que je partage vos douleurs ne peut vous communiquer la fermeté et la résignation qui m'animent, je regrette amèrement celle que vous m'avez fait commettre cette nuit... Non, continua la jeune fille en passant sa main sur son front, ne nous laissons plus abuser par ces rêves ; ils sont trop dangereux. Je vous ai fait entendre mes prières ; vous y demeurez insensible : il ne me reste plus qu'à vous dire un éternel adieu.

– Ne plus vous voir, Mary !... Oh ! j'aime mieux la mort. Je vous obéirai... Ce que vous exigez de moi...

Il s'arrêta, il n'avait pas la force d'aller plus loin.

– Je n'exige rien, dit Mary ; je vous ai demandé à genoux de ne pas briser deux cœurs au lieu d'un, et, à genoux, je vous le demande encore.

Et, en effet, elle se laissa tomber aux genoux du jeune homme.

– Relevez-vous, relevez-vous, Mary, dit celui-ci. Oui, oui, je ferai tout ce que vous voulez ; mais vous serez là, vous ne nous quitterez jamais, n'est-ce pas ? et, quand je souffrirai trop, je puiserai dans vos regards la force et le courage qui me manqueront ! Je vous obéirai, Mary !

– Merci, mon ami ! merci ! et ce qui fait que je vous demande et que j'accepte ce sacrifice, c'est que j'ai la conviction qu'il ne sera pas plus perdu pour votre bonheur que pour celui de Bertha.

– Mais vous, vous ? s'écria le jeune homme.

– Ne songez pas à moi, Michel.

Le jeune homme laissa échapper un gémissement.

– Dieu, continua Mary, a mis dans le dévouement des consolations dont l'esprit humain ne sait pas sonder les profondeurs ; moi, dit Mary en voilant ses yeux dans ses mains comme si elle eût craint qu'ils ne démentissent ses paroles, moi, je tâcherai que le spectacle de votre bonheur me suffise.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! fit Michel en se tordant les mains, c'en est donc fait, je suis condamné !

Et il se jeta la face contre la paroi de la cabane.

En ce moment Rosine entra.

– Mademoiselle, dit-elle, voici le jour qui commence à paraître.

– Qu'as-tu donc, Rosine ? demanda Mary. Il me semble que tu es toute tremblante.

– C'est que, de même qu'il m'a semblé entendre le bruit de deux rames sur le lac, à l'instant il m'a semblé entendre marcher derrière moi.

– Marcher derrière toi, dans cet îlot perdu sur le lac ? Tu as rêvé, mon enfant !

– Je le crois aussi ; car j'ai fureté de tous les côtés, et je n'ai vu personne.

– Allons, partons ! dit Mary.

Un sanglot de Michel la fit retourner.

– Nous allons partir seules, mon ami, dit-elle, et, dans une heure, Rosine reviendra vous chercher avec la barque. N'oubliez pas ce que vous m'avez promis ; je compte sur votre courage.

– Comptez sur mon amour, Mary ; la preuve que vous en demandez est terrible, la tâche que vous lui imposez est immense : Dieu veuille que je ne succombe pas sous le fardeau !

– Songez que Bertha vous aime, Michel ; songez qu'elle épie chacun de vos regards ; songez, enfin, que j'aimerais mieux mourir que de lui voir découvrir l'état de votre cœur.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! murmura le jeune homme.

– Allons, du courage ! Adieu, mon ami !

Et, profitant du moment où Rosine entr'ouvrait la porte pour regarder dehors, Mary, se penchant, déposa un baiser sur le front de Michel.

Ce baiser était bien différent de celui qu'elle s'était laissé prendre une demi-heure auparavant !

L'un était ce jet de flamme qui va du cœur de l'amant à celui de l'amante.

L'autre était le chaste adieu d'une sœur à son frère.

Michel en comprit bien la différence ; car cette caresse lui serra le cœur. Les larmes jaillirent de nouveau de ses yeux. Il conduisit les deux jeunes filles jusqu'au rivage ; puis, lorsqu'il les eut vues monter dans la barque, il s'assit sur une pierre et les regarda s'éloigner jusqu'à ce qu'elles se fussent perdues dans le brouillard matinal qui couvrait le lac.

Le bruit des avirons arrivait encore à son oreille ; il l'écoutait comme un glas funèbre qui annonçait que ses illusions tant caressées s'étaient évanouies comme autant de fantômes, lorsqu'il se sentit toucher légèrement à l'épaule.

Il se retourna et aperçut Jean Oullier debout derrière lui.

La figure du Vendéen était plus triste encore que d'habitude ; mais, au moins, elle avait perdu cette expression haineuse que Michel lui avait toujours vue.

Ses paupières étaient humides et de grosses gouttes d'eau scintillaient sur le collier de barbe qui encadrait son visage.

était-ce la rosée de la nuit ? étaient-ce les larmes qu'avait versées le vieux soldat de Charette ?

Il tendit la main à Michel, ce qu'il n'avait jamais fait encore.

Celui-ci le regarda tout étonné, et prit, avec hésitation, la main qui lui était offerte.

– J'ai tout entendu, dit Jean Oullier.

Michel poussa un soupir et baissa la tête.

– Vous êtes de braves cœurs ! ajouta le Vendéen ; mais, vous aviez raison, c'est une terrible tâche que celle que cette jeune enfant vous a fait entreprendre. Que Dieu la récompense de son dévouement ! Quant à vous, si vous vous sentez affaiblir, avertissez-moi, monsieur de la Logerie, et vous reconnaîtrez une chose : c'est que, si Jean Oullier hait bien ses ennemis, il sait aussi bien aimer ceux qu'il aime.

– Merci, lui répondit Michel.

– Allons, allons, reprit Jean Oullier, ne pleurez plus ! pleurer n'est pas d'un homme ! et, s'il le faut, je tâcherai de faire entendre raison à cette tête de fer qu'on appelle Bertha, quoique je vous déclare d'avance que ce ne soit pas une chose facile.

– Mais, au cas où elle n'entendrait pas raison, il y a une chose qui le sera, facile, pour peu surtout que vous vouliez m'y aider...

– Laquelle ? demanda Jean Oullier.

– C'est de me faire tuer, dit Michel.

Le jeune homme avait dit cela si simplement, que l'on sentait que c'était l'expression de sa pensée.

– Oh ! oh ! murmura Jean Oullier, c'est qu'il a, ma foi, l'air d'être prêt à le faire comme il le dit.

Puis, s'adressant au jeune homme :

– Eh bien, dit-il, soit ; quand nous en serons là, nous verrons !

Cette promesse, toute triste qu'elle était, rendit un peu de courage à Michel.

– Allons, reprit le vieux garde, vous ne pouvez rester ici. J'ai là une bien méchante barque ; cependant, avec quelques précautions, elle peut nous ramener tous les deux à terre.

– Mais Rosine doit revenir me prendre dans une heure, objecta le jeune homme.

– Elle fera une course inutile, repartit Jean Oullier ; cela lui apprendra à raconter sur les grands chemins les affaires des autres, comme elle a fait cette nuit avec vous.

Après ces paroles, qui expliquaient comment Jean Oullier avait pu être amené dans l'îlot de la Jonchère, Michel se dirigea avec lui vers la barque, et bientôt, s'écartant de la route suivie par Rosine et Mary, ils prirent le large du côté de Saint-Philbert.

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