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Chapitre XLVIII
Maître Marc

Le même jour où se passaient, dans la maison de la veuve Picaut, au château de Souday, dans la forêt de Touvois et à la métairie de la Banlœuvre, les divers événements qui ont fait le sujet de nos derniers chapitres, la porte de la maison du n°17 de la rue du Château, à Nantes, s'ouvrait, vers cinq heures du soir, pour donner passage à deux individus dans l'un desquels on eût pu reconnaître le commissaire civil Pascal, avec lequel nos lecteurs ont déjà fait connaissance au château de Souday, et qui, après en être sorti comme nous le savons, avait, pendant la nuit, regagné sans encombre son domicile politique et social.

L'autre, c'est-à-dire celui dont nous allons momentanément nous occuper, était un homme d'une quarantaine d'années, à l'œil vif, intelligent, profond, au nez recourbé, aux dents blanches, aux lèvres épaisses et sensuelles, comme les ont d'habitude les gens d'imagination ; son habit noir, sa cravate blanche, son ruban de la Légion d'honneur indiquaient, autant qu'on peut en juger sur les apparences, un homme appartenant à la magistrature du pays. Ce personnage était, en effet, un des avocats les plus distingués du barreau de Paris, arrivé depuis la veille à Nantes et descendu chez son confrère, le commissaire civil.

Dans le vocabulaire royaliste, il portait le nom de Marc, c'est-à-dire un des prénoms de Cicéron.

Arrivé à la porte de la rue, conduit, comme nous l'avons dit, par le commissaire civil, il y trouva un cabriolet qui stationnait.

Il serra affectueusement la main de son hôte et monta dans le véhicule, tandis que le cocher, se penchant vers le commissaire civil, lui demandait, comme s'il eût connu, sur ce point, l'ignorance du voyageur :

– Où faut-il conduire monsieur ?

– Vous voyez bien ce paysan qui se tient au bout de la rue sur un cheval gris pommelé ? dit le commissaire civil.

– Parfaitement, répliqua le cocher.

– Eh bien, il s'agit tout simplement de le suivre.

à peine ce renseignement eut-il été donné, que, comme si l'homme au cheval gris pommelé eût pu entendre les paroles qui venaient de sortir de la bouche de l'agent légitimiste, il se mit en route, descendant le bas de la rue du Château et tournant à droite, de manière à longer la rivière qui coulait à sa gauche.

En même temps, le cocher enlevait son cheval d'un coup de fouet, et la machine criarde à laquelle nous avons donné le nom un peu ambitieux de cabriolet se mettait à danser sur les pavés inégaux de la capitale du département de la Loire-Inférieure suivant tant bien que mal le guide mystérieux qui lui était donné.

Au moment où le cabriolet arrivait à son tour à l'angle de la rue du Château et tournait dans la direction indiquée, le voyageur revit le cavalier, qui, sans jeter un regard en arrière, prenait le pont Rousseau, qui traverse la Loire et conduit à la route de Saint-Philbert-de-Grand-Lieu.

Le voyageur traversa le pont et enfila la route.

Le paysan avait mis son cheval au trot, mais à un trot assez modéré pour que le voyageur pût le suivre.

Cependant le paysan ne retournait même pas la tête et paraissait non-seulement si indifférent à ce qui se passait derrière lui, mais encore si ignorant de la mission qu'il remplissait comme guide, qu'il y avait des moments où le voyageur se croyait dupe d'une mystification.

Quant au cocher, n'étant pas dans la confidence, il ne pouvait donner aucun renseignement capable de calmer l'inquiétude de maître Marc, et, comme, lorsqu'il avait demandé au commissaire civil : « Où allons-nous ? » celui-ci lui avait répondu : « Suivez l'homme au cheval gris pommelé, » il suivait l'homme au cheval gris pommelé, ne paraissant pas plus s'occuper de son guide que son guide ne s'occupait de lui.

Après deux heures de marche, et comme le jour commençait de tomber, on arriva à Saint-Philbert-de-Grand-Lieu.

L'homme au cheval gris s'arrêta devant l'auberge du Cygne de la Croix, descendit de cheval, remit le cheval aux mains d'un garçon d'écurie et entra dans l'auberge.

Le voyageur arriva cinq minutes après lui, et descendit à la même auberge que lui.

Dans la cuisine, le paysan le croisa, et, tout en le croisant, sans avoir l'air de le connaître, sans que personne le vît, il lui glissa un petit papier dans la main.

Le voyageur passa dans la salle commune, vide pour le moment, demanda une bouteille de vin et de la lumière.

On lui apporta ce qu'il demandait.

Il ne toucha point à la bouteille, mais déplia le billet, qui contenait ces mots :

« Je vais vous attendre sur la grande route de Légé ; suivez-moi, mais sans chercher à me rejoindre ni à me parler. Le cocher restera à l'auberge, avec le cabriolet. »

Le voyageur brûla le billet, se versa un verre de vin dans lequel il trempa ses lèvres, donna rendez-vous pour le lendemain soir au cocher, et sortit de l'auberge sans avoir éveillé l'attention de l'aubergiste, ou tout au moins sans que l'aubergiste eût paru faire attention à lui.

Arrivé à l'extrémité du village, il aperçut son homme, qui se taillait une canne dans une haie d'aubépine.

La canne étant coupée, le paysan se mit en route, tout en taillant les branches.

Maître Marc le suivit pendant une demi-lieue, à peu près.

Au bout d'une demi-lieue, – et comme la nuit était tout à fait venue, – le paysan entra dans une maison isolée, située à la droite de la route.

Le voyageur avait forcé le pas et y entra presque en même temps que lui.

Au moment où il arriva sur le seuil, il n'y avait qu'une femme dans la pièce donnant sur la route.

Le paysan était devant elle et semblait attendre l'arrivée du voyageur.

Dès que celui-ci parut :

– Voilà, dit le paysan, un monsieur qu'il faut conduire.

Puis, en achevant ces mots, il sortit sans donner le temps à celui qu'il annonçait de le remercier, ni de parole ni d'argent.

Lorsque le voyageur, qui l'avait suivi des yeux, ramena son regard étonné vers la maîtresse de la maison, celle-ci lui fit signe de s'asseoir, et, sans s'inquiéter aucunement de sa présence, sans lui adresser un seul mot, continua à vaquer aux affaires de la maison.

Un silence de plus d'une demi-heure succéda à cette marque de stricte politesse, et le voyageur commençait à s'impatienter lorsque le maître de la maison rentra, et, sans manifester aucun signe d'étonnement ni de curiosité, salua son hôte.

Seulement, il chercha des yeux sa femme, qui lui répéta textuellement cette phrase du guide :

– Voilà un monsieur qu'il faut conduire.

Le maître de la maison jeta alors sur l'étranger un de ces regards inquiets, fins et rapides qui n'appartiennent qu'aux paysans vendéens ; mais, presque aussitôt, sa physionomie reprenant le caractère qui lui était habituel, c'est-à-dire celui de la bonhomie et de la naïveté, il s'avança vers son hôte le chapeau à la main.

– Monsieur désire voyager dans le pays ? dit-il.

– Oui, mon ami, répondit maître Marc, je désirerais aller plus avant.

– Monsieur a des papiers, sans doute ?

– Certainement.

– En règle ?

– Tout ce qu'il y a de plus en règle.

– Sous son nom de guerre, ou sous son véritable nom ?

– Sous mon véritable nom.

– Je suis forcé, pour ne point faire erreur, de prier monsieur de me les montrer.

– C'est absolument nécessaire ?

– Oh ! oui ; car, seulement après les avoir vus, je pourrai dire à monsieur s'il peut voyager tranquillement dans le pays.

Le voyageur tira son passe-port, qui portait la date du 28 février.

– Voici, dit-il.

Le paysan prit le passe-port, y jeta les yeux pour voir si le signalement correspondait au visage, et, rendant le passe-port au voyageur après l'avoir replié :

– C'est très-bien, dit-il ; Monsieur peut aller partout avec ce papier-là.

– Et vous vous chargez de me faire conduire ?

– Oui, Monsieur.

– Je désirerais bien que ce fût le plus vite possible.

– Je vais faire seller les chevaux.

Le maître de la maison sortit. Dix minutes après, il rentra.

– Les chevaux sont prêts, dit-il.

– Et le guide ?

– Il attend.

Le voyageur sortit et trouva à la porte un garçon de ferme, déjà en selle et tenant un cheval de main. Maître Marc comprit que ce cheval était sa monture, ce garçon de ferme son guide.

Et, en effet, à peine eut-il le pied dans l'étrier, que son nouveau conducteur se mit en route non moins silencieusement que ne l'avait fait son prédécesseur.

Il était neuf heures du soir ; il faisait nuit close.

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