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Chapitre XXXVIII
Où le pied le plus mignon de France et de Navarre trouve que les pantoufles de Cendrillon le chausseraient moins bien que des bottes de sept lieues

Ici, nous sommes obligé de faire un hourvari, comme disait Jean Oullier en termes de chasse, et de demander à nos lecteurs la permission de rétrograder de quelques heures, pour suivre dans leur fuite le comte de Bonneville et Petit-Pierre, qui, comme on s'en doute probablement, ne sont pas les personnages les moins importants de cette histoire.

Les suppositions du général étaient parfaitement justes : à la sortie du souterrain, les gentilshommes vendéens avaient traversé les ruines, avaient gagné le chemin creux, et, là, avaient délibéré pendant quelques instants sur la route qu'il convenait de prendre.

Celui qui se cachait sous le nom de Gaspard était d'avis de cheminer de conserve. L'émotion de Bonneville, lorsque Michel avait annoncé l'arrivée de la colonne, ne lui avait point échappé ; il avait entendu le cri que le comte n'avait pu retenir : « Avant tout, sauvons Petit-Pierre ! » et, en conséquence, pendant tout le trajet, il n'avait cessé – autant que le permettait la faible lueur des flambeaux qui éclairaient leur marche – d'examiner le visage de Petit-Pierre, et il avait, à la suite de cet examen, pris, vis-à-vis du jeune paysan, des manières dont la réserve n'excluait pas les démonstrations du plus profond respect.

Aussi prit-il, au milieu de cette délibération, hautement et chaudement la parole.

– Vous avez dit, monsieur, fit-il en s'adressant au comte de Bonneville, que le salut de la personne que vous accompagnez passait avant le nôtre, réclamait notre sollicitude et importait à la cause que nous sommes résolus de soutenir. N'est-il pas alors bien naturel que nous servions d'escorte à cette personne, afin que, si le danger se présente – et nous pouvons le rencontrer à chaque pas, – nous soyons là pour lui faire un rempart de nos corps ?

– Oui, monsieur, sans doute, répondit le comte de Bonneville, s'il s'agissait de combattre ; mais, pour le moment, il ne s'agit que de fuir, et, pour fuir, moins nous serons nombreux, plus la retraite sera sûre et facile.

– Faites attention, comte ! dit Gaspard en fronçant le sourcil ; vous assumez sur une tête de vingt-deux ans toute la responsabilité d'un dépôt bien précieux.

– Mon dévouement en a été jugé digne, monsieur, répondit le comte avec hauteur, et je tâcherai de répondre à la confiance dont on m'a honoré.

Petit-Pierre, qui tenait, silencieux, sa place au milieu du petit groupe, jugea que le moment était arrivé pour lui d'intervenir.

– Allons, dit-il, voilà que le soin de la sécurité d'un pauvre petit paysan va devenir un brandon de discorde entre les plus nobles champions de la cause dont vous parliez tout à l'heure ! Je vois donc qu'il est nécessaire que je donne mon avis ; nous n'avons pas de temps à perdre en discussions inutiles. Mais je veux d'abord, mes amis, continua Petit-Pierre d'une voix pleine d'affection et de reconnaissance, je veux d'abord vous demander pardon de l'incognito que j'ai cru devoir garder avec vous, et qui n'avait qu'un but, celui de connaître vos pensées les plus franches, votre opinion la plus vraie, sans que l'on fût tenté de supposer que vous aviez voulu complaire à ce que l'on sait être le plus ardent de mes désirs. Or, maintenant que Petit-Pierre est suffisamment renseigné, la régente avisera. Mais, en attendant, séparons-nous ; le moindre gîte me suffira pour passer le reste de la nuit, et M. le comte de Bonneville, qui connaît parfaitement le pays, saura bien me trouver ce gîte.

– Mais quand serons-nous admis à conférer directement avec Son Altesse royale ? demanda Pascal s'inclinant devant Petit-Pierre.

– Aussitôt que Son Altesse royale aura trouvé un palais pour sa majesté errante, Petit-Pierre vous appellera près de lui ; ce qui ne tardera pas : Petit-Pierre est bien décidé à ne pas abandonner ses amis.

– Petit-Pierre est un brave garçon ! s'écria Gaspard tout joyeux, et ses amis lui prouveront, je l'espère, qu'ils sont dignes de lui.

– Adieu donc, reprit Petit-Pierre. Et maintenant que l'incognito est levé, je remercie votre cœur de ne pas s'y être trop longtemps laissé prendre, mon brave Gaspard ! Allons, il est temps de nous serrer la main et de nous séparer.

Chacun des gentilshommes prit tour à tour la main que Petit-Pierre lui tendait et la baisa respectueusement.

Puis chacun prit la direction assignée à leur retraite, et, s'enfonçant dans le chemin creux, les uns à droite, les autres à gauche, ils ne tardèrent pas à disparaître.

Bonneville et Petit-Pierre restèrent seuls.

– Et nous ? demanda alors celui-ci à son compagnon.

– Nous, nous allons suivre une direction diamétralement opposée à celle de ces messieurs.

– Alors, en route et sans perdre une minute ! dit Petit-Pierre en courant vers le chemin.

– Un instant ! un instant ! cria Bonneville. Oh ! pas comme cela, s'il vous plaît ! Il faut que Votre Altesse...

– Bonneville ! Bonneville ! fit Petit-Pierre, vous oubliez nos conventions.

– C'est vrai ; que Madame veuille bien m'excuser.

– Encore ! Ah çà ! mais vous êtes incorrigible.

– Il faut que Petit-Pierre me permette de le prendre sur mes épaules.

– Comment donc ! mais très volontiers. Voilà justement une borne qui semble plantée là à cet effet. Approchez, approchez, comte.

Petit-Pierre était déjà monté sur la borne.

Le jeune comte s'approcha ; Petit-Pierre se plaça à califourchon sur ses épaules.

– Vous vous y prenez, ma foi, très-bien, dit Bonneville en se mettant en marche.

– Parbleu ! fit Petit-Pierre, le cheval fondu, c'est un jeu très bien porté, et je m'y suis fort amusé dans ma jeunesse.

– Vous voyez, dit Bonneville, qu'une bonne éducation n'est jamais perdue.

– Dites donc, comte, demanda Petit-Pierre, il n'est pas défendu de causer, hein ?

– Au contraire !

– Eh bien, alors, comme vous êtes un vieux chouan, tandis que, moi, j'entre en apprentissage de chouannerie, dites-moi pourquoi je suis sur vos épaules.

– Quel curieux que ce Petit-Pierre ! dit Bonneville.

– Non ; car je m'y suis mis, sur votre première invitation et sans discuter, quoique la position soit un peu bien risquée, convenez-en, pour une princesse de la maison de Bourbon.

– Une princesse de la maison de Bourbon ! dit Bonneville ; qu'est-ce que cela, et où voyez-vous ici une princesse de la maison de Bourbon ?

– C'est juste... Eh bien, alors, pourquoi Petit-Pierre, qui pourrait marcher, courir, sauter les fossés, est-il sur les épaules de son ami Bonneville, qui, lui, ne peut plus rien de tout cela depuis qu'il a Petit-Pierre sur les épaules ?

– Eh bien, je vais vous le dire : c'est parce que Petit-Pierre a le pied trop petit.

– Petit, c'est vrai, mais solide ! fit Petit-Pierre comme si son interlocuteur avait offensé sa vanité.

– Oui ; mais, si solide qu'il soit, il est trop petit pour n'être pas reconnu.

– Par qui ?

– Mais par ceux qui suivront nos traces, donc !

– Mon Dieu ! fit Madame avec une tristesse comique, qui m'eût jamais dit qu'un jour ou une nuit je regretterais de n'avoir pas le pied de Mme la duchesse de *** !

– Pauvre marquis de Souday, dit Bonneville, qu'eût-il pensé, lui déjà si ébouriffé de vos connaissances à la cour, s'il vous eût entendu parler avec tant d'aplomb et d'expérience du pied des duchesses ?

– Bah ! ce serait dans mon rôle de page.

Puis, après un moment de silence :

– Je comprends très bien, reprit Petit-Pierre, que vous vouliez faire perdre ma trace ; mais, enfin, nous ne pourrons pas toujours voyager comme cela : saint Christophe s'y lasserait ; et ce maudit pied rencontrera toujours tôt ou tard quelque flaque de boue pour conserver son empreinte.

– Nous allons aviser à rompre les chiens, dit Bonneville, pour quelque temps du moins.

Et le jeune homme appuya vers la gauche, attiré, eût-on dit, par le murmure d'un ruisseau.

– Eh bien, que faites-vous donc ? demanda Petit-Pierre. Vous perdez le chemin ! Vous voilà dans l'eau jusqu'aux genoux.

– Sans doute, dit Bonneville en remontant, d'un tour de reins, Petit-Pierre sur ses épaules. Et maintenant, qu'ils nous cherchent ! continua-t-il en marchant rapidement dans le lit du petit ruisseau.

– Ah ! ah ! fort ingénieux, dit Petit-Pierre. Vous avez manqué votre vocation, Bonneville. Vous eussiez dû naître dans une forêt vierge ou dans les pampas. Le fait est que, si, pour nous suivre, il faut une trace, celle-ci ne sera point facile à trouver.

– Ne riez pas : celui qui nous cherche est fait à toutes les ruses de ce genre. Il a combattu en Vendée à l'époque où Charette, quoique presque seul, donnait aux bleus une terrible besogne.

– Eh bien, tant mieux ! dit joyeusement Petit-Pierre, il y aura plaisir à lutter avec des gens qui en valent la peine.

Malgré l'assurance qu'il témoignait, Petit-Pierre, après avoir prononcé ces paroles, demeura pensif, tandis que Bonneville luttait courageusement contre les cailloux roulants et les branches mortes qui entravaient considérablement sa marche ; car il continua de suivre le lit du petit ruisseau pendant un quart d'heure, à peu près.

à cette distance de leur point de départ, le ruisseau se déversait dans un autre plus considérable que le premier, et lequel n'était autre que celui qui contournait la viette des Biques.

Dans celui-là, Bonneville eut bientôt de l'eau jusqu'à la ceinture, et il dut inviter Petit-Pierre à remonter d'un étage, c'est-à-dire à s'asseoir sur sa tête au lieu de s'asseoir sur ses épaules, s'il voulait éviter le désagrément d'un bain de pieds ; puis l'eau devint si profonde, qu'à son grand regret, Bonneville dut reprendre terre et se décider à faire route le long des rives du petit torrent.

Mais les deux fugitifs étaient tombés de Charybde en Scylla ; car les rives du torrent, véritables forts à sangliers, hérissés d'épines, garnis de ronces entrelacées, devinrent presque immédiatement impraticables.

Bonneville posa Petit-Pierre à terre ; il n'y avait plus moyen de le porter, ni sur la tête, ni sur les épaules.

Alors, Bonneville entra hardiment dans le taillis, recommandant à Petit-Pierre de le suivre pas à pas ; et, malgré les broussailles, malgré l'épaisseur du bois, malgré l'obscurité si profonde de la nuit, il avança en ligne exactement droite, comme ceux qui ont une pratique constante de la vie de forêt peuvent seuls y parvenir.

Le procédé leur réussit à merveille, car, au bout d'une cinquantaine de pas, ils se trouvèrent dans un de ces sentiers que l'on appelle des lignes, et qui sont tracées parallèlement les unes aux autres dans les forêts, autant pour marquer la limite des coupes que pour servir à l'exploitation.

– à la bonne heure ! dit Petit-Pierre, qui s'accommodait assez mal de cheminer dans les bruyères, quelquefois aussi hautes que lui ; au moins, ici, nous allons pouvoir jouer des jambes.

– Oui, et sans laisser de traces, dit Bonneville en frappant le sol, qui était sec et rocailleux en cet endroit.

– Reste à savoir, demanda Petit-Pierre, de quel côté nous allons nous diriger.

– Maintenant que nous avons, je crois, donné du fil à retordre à ceux qui seraient tentés de nous suivre, nous irons du côté où vous voudrez aller.

– Vous savez que, demain au soir, j'ai rendez-vous à la Cloutière avec nos amis de Paris.

– Nous pourrons nous rendre à la Cloutière sans presque quitter les bois, où nous serons toujours plus en sûreté que dans la plaine. Nous gagnerons, par un sentier que je connais, la forêt de Touvois et des Grandes-Landes, à l'ouest de laquelle est la Cloutière ; seulement, il est impossible que nous y arrivions aujourd'hui.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que, avec les détours que nous sommes obligés de faire, nous aurons à marcher pendant six heures ; ce qui est bien au-dessus de vos forces.

Petit-Pierre frappa du pied avec impatience.

– à une lieue avant la Benaste, dit Bonneville, je connais une métairie où nous serons les bienvenus et où nous pourrons nous reposer avant d'achever notre étape.

– Allons, en route, en route ! dit Petit-Pierre ; mais de quel côté ?

– Laissez-moi vous précéder, dit Bonneville, et prenons à droite.

Bonneville fit le mouvement indiqué et marcha devant lui avec la même persévérance qu'il l'avait fait en quittant les bords du ruisseau.

Petit-Pierre le suivit.

De temps en temps, le comte de Bonneville s'arrêtait pour reconnaître son chemin et pour donner à son jeune compagnon le temps de respirer ; il annonçait d'avance à celui-ci tous les accidents de terrain qu'ils rencontraient sur leur route, et cela, avec une précision qui indiquait combien la forêt de Machecoul lui était familière.

– Comme vous le voyez, dit-il dans une de ces haltes, nous évitons les sentiers.

– Oui ; et pourquoi faisons-nous cela ?

– Parce que ce sera certainement dans les sentiers, dont le terrain est mou, que l'on cherchera nos traces ; parce que celui-ci, moins frayé, moins attendri par le passage des voitures et des chevaux, nous trahira moins.

– Mais c'est plus long, peut-être ?

– Oui ; mais c'est plus sûr.

Ils marchaient depuis dix minutes en silence, lorsque Bonneville s'arrêta et saisit le bras de son compagnon, dont le premier mouvement fut de demander ce qu'il y avait.

– Silence ! et parlez très bas, dit Bonneville.

– Pourquoi ?

– N'entendez-vous rien ?

– Non.

– Moi, j'entends des voix.

– Où ?

– Là, à cinq cents pas de nous environ ; et il me semble même qu'à travers les branches je distingue une lueur rouge.

– En effet, je la vois aussi.

– Qu'est-ce que cela ?

– Je vous le demande.

– Diable !

– Des charbonniers peut-être.

– Non : nous ne sommes point dans le mois où ils exploitent leurs coupes, et, nous serions certains que ce sont des charbonniers, que je ne voudrais pas encore me confier à eux ; je n'ai pas le droit, étant votre guide, de donner quelque chose à l'imprévu.

– N'avez-vous donc pas un autre chemin ?

– Si fait.

– Eh bien, alors ?

– Je n'eusse voulu le prendre qu'à la dernière extrémité.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu'il faut traverser un marais.

– Bah ! vous qui marchez sur l'eau comme saint Pierre, ne le connaissez-vous pas, votre marais ?

– Cent fois, j'y ai chassé la bécassine ; mais...

– Mais ?

– Mais c'était le jour.

– Et votre marais ?

– Est une tourbière où dix fois, même dans le jour, j'ai failli enfoncer.

– Alors, risquons-nous auprès du feu de ces braves gens. Je vous avoue que je ne serais point fâché de me réchauffer un peu.

– Restez ici, et laissez-moi aller à la découverte.

– Cependant...

– Ne craignez rien.

En disant ces mots, Bonneville avait disparu sans bruit dans l'obscurité.

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