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Chapitre XXXVI
Bleu et blanc

Il était près de deux heures du matin lorsque le marquis de Souday proposa à ses hôtes de regagner le salon.

Les convives étaient sortis de table dans cet état satisfaisant qui suit toujours un repas bien entendu, lorsque le maître de la maison est aimable, lorsque les invités ont bon appétit, lorsque enfin une causerie intéressante a rempli les entractes dont était coupée l'occupation principale.

En proposant de passer au salon, le marquis n'avait eu probablement d'autre intention que de changer d'atmosphère ; car il avait, en se levant, ordonné à Rosine et à la cuisinière de le suivre avec les bouteilles de liqueur, et de les dresser, accompagnées de verres en nombre suffisant, sur la table du salon.

Puis, tout en chantonnant le grand air de Richard Cœur de Lion sans prendre garde que le général lui répondait par le refrain de la Marseillaise, que les nobles lambris du château de Souday entendaient, selon toute probabilité, pour la première fois, le vieux gentilhomme, après avoir rempli les verres, se disposait à reprendre une intéressante controverse à l'endroit du traité de la Jaunaye, que le général soutenait n'avoir pas seize articles, lorsque celui-ci lui montra du doigt la pendule.

Dermoncourt dit, en riant, qu'il soupçonnait le digne gentilhomme de vouloir engourdir ses ennemis dans les délices d'une nouvelle Capoue, et le marquis, prenant la plaisanterie avec infiniment de tact et de bon goût, s'empressa de se rendre au désir de ses hôtes et de les conduire dans les appartements qu'il leur destinait ; après quoi, il rentra lui-même dans le sien.

Le marquis de Souday, échauffé par les dispositions guerrières de son esprit et par la conversation qui avait défrayé la soirée, ne rêva que combats.

Il assistait à une bataille auprès de laquelle celles de Torfou, de Laval et de Saumur n'étaient que des jeux d'enfant ; à travers une grêle de balles et de mitraille, il conduisait sa division à l'assaut d'une redoute et plantait le drapeau blanc au milieu des retranchements ennemis, lorsque quelques coups heurtés à la porte de sa chambre vinrent le distraire de ses exploits.

Pendant le demi-sommeil qui servait de transition à son réveil, le rêve se continuait encore, et le bruit qui se faisait à sa porte ne lui semblait pas moins que la voix du canon, puis, peu à peu, tout s'effaça dans le brouillard, le digne gentilhomme ouvrit les yeux, et, au lieu du champ de bataille jonché d'affûts brisés, de chevaux pantelants, de cadavres sur lesquels il croyait marcher, il se retrouva sur son étroite couchette de bois peint, entre ses modestes rideaux de percale blanche encadrés de rouge.

En ce moment, on heurta de nouveau.

– Entrez ! s'écria le marquis en se frottant les yeux. Ah ! ma foi, général, continua-t-il, vous arrivez bien : deux minutes de plus, et vous étiez mort !

– Comment cela ?

– Oui, d'un coup d'estoc je vous pourfendais.

– à charge de revanche, mon digne ami, dit le général en lui tendant la main.

– C'est bien ainsi que je le comprends... Mais vous regardez ma pauvre chambre d'un œil étonné ; sa médiocrité vous surprend. Oui, il y a loin de cette pièce triste et nue, de ces chaises de crin, de ce carreau sans tapis aux appartements dans lesquels vivent vos grands seigneurs parisiens. Que voulez-vous ! j'ai passé un tiers de ma vie dans les camps, un autre tiers dans l'indigence, et cette couchette, avec son mince matelas de crin, me semble un luxe digne de ma vieillesse... Mais, voyons, qui vous amène si matin, mon cher général ? car il ne me semble pas qu'il y ait plus d'une heure que le jour a paru.

– Je viens vous faire mes adieux, mon cher hôte, répondit le général.

– Déjà ! ce que c'est que la vie ! Tenez, je vous l'avoue aujourd'hui, j'avais hier toutes sortes de méchantes préventions contre vous lorsque vous êtes arrivé.

– Vraiment ! et vous me faisiez si bonne mine ?

– Bah ! répondit le marquis en riant, vous avez été en égypte ; n'avez-vous donc jamais reçu des coups de fusil dans une oasis toute fraîche et toute souriante ?

– Pardieu, si ! les Arabes les tiennent pour les meilleures positions d'embuscade.

– Eh bien, je m'accuse d'avoir été un peu Arabe hier au soir ; j'en fais mon mea culpa et je le regrette d'autant plus que, ce matin, j'éprouve un vrai chagrin en songeant que vous m'allez quitter si vite.

– Parce qu'il vous reste le coin le plus mystérieux de votre oasis à me faire connaître !

– Non, parce que votre franchise, votre loyauté, cette communauté de dangers courus dans des camps opposés, m'ont inspiré pour vous – je ne sais comment, mais tout de suite – une amitié profonde et sincère.

– Foi de gentilhomme ?

– Foi de gentilhomme et de soldat.

– Eh bien, je vous en offre autant, mon cher ennemi, répondit le général. – Je m'attendais à trouver un vieil émigré poudré à frimas, sec, plein de morgue et farci de préjugés gothiques...

– Et vous avez reconnu qu'on pouvait porter la poudre sans les préjugés.

– J'ai reconnu un cœur franc, loyal, un caractère aimable... bah ! disons le mot, jovial, avec les manières exquises qui semblent ordinairement exclure tout cela ; et il s'ensuit que vous avez séduit le grognard et qu'il vous aime tout plein.

– Eh bien, cela me fait plaisir, ce que vous me dites là. Voyons, sans arrière-pensée, restez avec moi aujourd'hui.

– Impossible.

– Il n'y a rien à objecter à ce mot-là ; mais, au moins, donnez-moi votre parole que vous viendrez me voir après la paix, si tous deux nous sommes encore de ce monde.

– Comment ! après la paix ? Nous sommes donc en guerre ? demanda le général en riant.

– Nous sommes entre la paix et la guerre.

– Oui, dans le juste milieu.

– Eh bien, mettons après le juste milieu.

– Je vous en donne ma parole.

– Et je la retiens.

– Mais, voyons, parlons raison, fit le général en prenant une chaise et en s'asseyant au pied du lit du vieil émigré.

– Je ne demande pas mieux, répondit celui-ci. Une fois n'est pas coutume.

– Vous aimez la chasse, n'est-ce pas ?

– Passionnément.

– Laquelle ?

– Toutes les chasses.

– Mais, enfin, il y en a bien une que vous préférez ?

– La chasse aux sangliers... Cela me rappelle la chasse aux bleus.

– Merci.

– Sangliers et bleus ont le même coup de boutoir.

– Et la chasse au renard, qu'en dites-vous ?

– Peuh ! fit le marquis en avançant la lèvre inférieure comme un prince de la maison d'Autriche.

– Ah ! c'est une belle chasse, dit le général.

– Je laisse cela à Jean Oullier, qui a un tact merveilleux et une patience admirable pour attendre le renard à l'affût.

– Dites donc, marquis, il affûte encore autre chose que le renard, votre Jean Oullier ?

– Eh ! eh ! il pratique assez agréablement tous les gibiers, en effet.

– Marquis, je voudrais vous voir prendre goût à la chasse au renard.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu'elle se pratique surtout en Angleterre, et que, je ne sais pourquoi, j'ai tout lieu de croire que l'air de l'Angleterre serait, à cette heure, excellent pour vous et vos deux filles.

– Bah ! fit le marquis en se tirant à moitié de son lit et en se mettant sur son séant.

– C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, mon hôte.

– Ce qui signifie que vous me conseillez une seconde émigration ? Merci !

– Si vous voulez appeler émigration un petit voyage d'agrément, soit.

– Mon cher général, ces petits voyages-là, je les connais. C'est pis que le tour du monde : on sait quand ils commencent, on ne sait pas quand ils finissent ; et puis il y a une chose que vous ne sauriez croire peut-être...

– Laquelle ?

– Vous avez vu hier, et même ce matin, que, malgré mon âge, je jouis d'un appétit raisonnable, et je puis vous certifier que j'attends encore ma première indigestion ; je mange de tout sans être incommodé.

– Eh bien ?

– Eh bien, ce diable de brouillard anglais, je n'ai jamais pu le digérer ! – Est-ce curieux cela ?

– Alors, allez en Suisse, allez en Espagne, allez en Italie, allez où vous voudrez ; mais quittez Souday, quittez Machecoul, quittez la Vendée.

– Ah ! ah ! ah !

– Oui.

– Nous sommes donc compromis ? demanda à demi voix le marquis en se frottant allégrement les mains.

– Si vous ne l'êtes pas encore, vous ne tarderez pas à l'être.

– Enfin ! s'écria le vieux gentilhomme tout joyeux, car il pensait que l'initiative du gouvernement déciderait sans doute ses coreligionnaires à prendre les armes.

– Ne plaisantons pas, dit le général, prenant, en effet, un air sérieux ; si je n'écoutais que mon devoir, mon cher marquis, je ne vous cache pas que vous auriez deux sentinelles à votre porte et un sous-officier assis sur la chaise où je suis moi-même.

– Hein ! fit le marquis un peu plus sérieux.

– Oh ! mon Dieu, oui, c'est comme cela ! Mais je comprends tout ce qu'un homme de votre âge, habitué comme vous l'êtes à la vie active, à l'air des forêts, aurait à souffrir dans l'enceinte étroite de la prison où ces MM. du parquet vous confineraient probablement, et je vous donne une preuve de la sympathique amitié dont je vous parlais tout à l'heure en transigeant avec la rigueur de mes devoirs.

– Mais, si l'on vous fait un crime de cette transaction, général ?...

– Bah ! croyez-vous donc que les excuses me manqueront ? Un vieillard cacochyme, usé, à moitié perclus, qui aurait arrêté la colonne dans sa marche ?

– De qui parlez-vous, et qui nommez-vous un vieillard ? demanda le marquis.

– Mais vous, donc !

– Moi, un vieillard cacochyme, usé, à moitié perclus ? s'écria le marquis de Souday en sortant à demi sa jambe osseuse de dessous les couvertures. Je ne sais à quoi tient, mon cher général, que je ne vous propose de décrocher une des deux épées appendues à cette muraille, et de jouer notre déjeuner au premier sang, comme nous faisions, il y a quarante-cinq ans, lorsque j'étais aux pages.

– Allons, vieil enfant, répliqua Dermoncourt, vous allez tant et si bien me prouver que je commets une faute, que je serai forcé d'appeler les deux soldats.

Et le général fit mine de se lever.

– Non pas, dit le marquis, non pas, peste ! je suis cacochyme, usé, perclus à moitié, perclus tout à fait ! Je suis tout ce que vous voudrez, enfin.

– à la bonne heure.

– Mais, voyons, voulez-vous m'apprendre comment et par qui je vais me trouver compromis ?

– D'abord, votre domestique Jean Oullier...

– Oui.

– L'homme aux renards...

– J'entends bien.

– Votre domestique Jean Oullier, – chose que j'ai négligé de vous dire hier au soir, attendu que j'ai présumé que vous la saviez aussi bien que moi – votre domestique Jean Oullier, à la tête d'un rassemblement séditieux, a tenté d'arrêter dans sa marche la colonne qui devait investir le château ; dans cette tentative, il a amené diverses collisions, où nous avons perdu trois hommes, sans compter celui dont j'ai fait justice, et que je soupçonne fort d'être de vos environs.

– Comment se nommait-il ?

– François Tinguy.

– Chut ! général, ne parlez pas si haut, par pitié ! sa sœur est ici : c'est la jeune fille qui nous a servis à table, et son père est à peine enterré.

– Ah ! les guerres civiles ! que le diable les emporte ! dit le général.

– Ce sont cependant les seules logiques.

– C'est possible.

– N'importe, je l'avais pris, votre Jean Oullier, et il s'est sauvé.

– Comme il a bien fait, avouez-le !

– Oui ; mais qu'il ne retombe pas dans mes griffes.

– Oh ! il n'y a pas de danger ; maintenant qu'il est prévenu, je vous réponds de lui.

– Tant mieux ! car, à son endroit, je ne suis pas disposé à l'indulgence ; je n'ai pas causé avec lui de la grande guerre, comme je l'ai fait avec vous.

– Il l'a pourtant faite aussi, et bravement encore, je vous en réponds.

– Raison de plus : il y a récidive.

– Mais, général, dit le marquis, je ne vois pas, jusqu'à présent, en quoi la conduite de mon garde peut m'être imputée à crime.

– Attendez donc ! vous m'avez parlé hier au soir des lutins qui vous avaient raconté tout ce que j'avais fait, de sept heures à dix heures du soir.

– Oui.

– Eh bien, moi aussi, j'ai des lutins, et même qui valent bien les vôtres.

– J'en doute.

– Ils m'ont raconté, à moi, ce qui s'était fait dans votre château pendant toute la journée d'hier.

– Voyons, dit le marquis d'un air incrédule, j'écoute.

– Vous avez, depuis avant-hier, logé deux personnes au château de Souday.

– Bon ! voilà que vous tenez plus que vous n'aviez promis : vous aviez promis de me dire ce qui s'est passé à partir d'hier seulement et vous commencez à partir d'avant-hier.

– Ces deux personnes étaient un homme et une femme.

Le marquis secoua la tête négativement.

– Soit ; mettons deux hommes, quoique l'un des deux n'ait, de notre sexe, que les habits.

Le marquis se tut ; le général continua :

– De ces deux personnages, lui, le plus petit, a passé toute la journée au château ; l'autre a couru les environs, afin de donner rendez-vous pour le soir à divers gentilshommes, dont, si j'étais indiscret, je pourrais vous citer les noms, comme je vous cite, par exemple, celui du comte de Bonneville.

Le marquis se tut ; il fallait avouer ou mentir.

– Après ? dit-il.

– Ces gentilshommes sont venus les uns après les autres ; on a agité plusieurs questions, dont la plus anodine n'avait pas pour but la plus grande gloire, la plus grande prospérité et la plus longue durée du gouvernement de juillet.

– Avouez, général, que vous n'en êtes pas plus fou que moi, quoique vous le serviez, votre gouvernement de juillet.

– Que dites-vous donc là ?

– Eh ! mon Dieu, je dis que vous êtes républicain, bleu, bleu foncé même, et le bleu foncé est bon teint.

– La question n'est pas là.

– Où est-elle ?

– Sur les étrangers qui se sont réunis chez vous hier, de huit à neuf heures du soir.

– Eh bien, quand j'aurais reçu chez moi quelques voisins, quand j'aurais accueilli deux étrangers, où serait le délit, général ? Voyons, là, je parle le Code en main... Ah ! à moins que la loi des suspects ne soit proclamée à nouveau.

– Il n'y a pas délit parce que des voisins sont venus chez vous ; il y a délit parce que ces voisins y ont ouvert un conciliabule dans lequel s'est agitée la question de la prise d'armes.

– Qui le prouvera ?

– La présence des deux étrangers.

– Bah !

– Très-certainement ; car, de ces deux étrangers, le plus petit, qui, étant blond, ou plutôt blonde, doit nécessairement porter une perruque noire, puisqu'il se déguise, n'est pas moins que la princesse Marie-Caroline, que vous appelez la régente du royaume, ou Son Altesse royale Mme la duchesse de Berry, quand vous ne l'appelez pas Petit-Pierre.

Le marquis fit un bond dans son lit. Le général était mieux renseigné que lui-même, et ce qu'il venait de lui dire était un trait de lumière ; il ne se sentait pas de joie d'avoir eu l'honneur de recevoir dans son château madame la duchesse de Berry ; mais, par malheur, comme aucune joie n'est complète en ce monde, il était forcé de contenir sa satisfaction.

– Après ? dit-il.

– Eh bien, après, tandis que vous étiez au plus intéressant de la conversation, un jeune homme que l'on ne devait pas s'attendre à rencontrer dans votre camp est venu vous avenir que la troupe se dirigeait sur votre château ; alors, vous, monsieur le marquis, vous avez proposé de résister... ne le niez pas, j'en suis sûr ; mais bientôt l'avis contraire a été adopté. Mademoiselle votre fille, celle qui est brune...

– Bertha.

– Mlle Bertha a pris un flambeau ; elle est sortie, et tout le monde – excepté vous, monsieur le marquis, qui avez probablement jugé à propos de vous occuper par avance des nouveaux hôtes que le Ciel vous envoyait – tout le monde est sorti avec elle. Elle a traversé la cour et s'est dirigée du côté de la chapelle ; elle en a ouvert la porte, elle est passée la première, elle a été droit à l'autel. En poussant un ressort qui est caché dans la patte gauche de l'agneau sculpté sur le devant de l'autel, elle a cherché à faire jouer une trappe ; le ressort, qui depuis longtemps n'avait probablement pas fait son office, a résisté ; alors, elle a pris la sonnette qui sert pour la messe, sonnette dont le manche est en bois, et l'a appuyée sur le bouton d'acier ; le panneau a basculé et a découvert un escalier qui descend dans un souterrain. Mademoiselle Bertha a pris alors deux cierges sur l'autel, les a allumés et les a remis à deux des personnes qu'elle accompagnait ; puis, vos hôtes entrés dans le souterrain, elle en a refermé la trappe par-dessus eux, et est revenue, ainsi qu'une autre personne qui, elle, n'est pas rentrée immédiatement, mais, au contraire, a erré dans le parc. Quant aux fugitifs, arrivés à l'extrémité du souterrain, dont la sortie donne dans les ruines de ce vieux château que l'on voit d'ici, ils ont eu quelque peine à se frayer un passage à travers les pierres ; l'un d'eux est même tombé ; enfin, ils sont descendus dans le chemin creux qui contourne les murs du parc et ils ont délibéré ; trois ont été rejoindre la route de Nantes à Machecoul, deux ont pris la traverse qui conduit à Légé, et le sixième et le septième se sont dédoublés, ou plutôt doublés...

– Ah çà ! mais c'est un conte bleu que vous me faites là, général !

– Attendez donc ! vous m'interrompez précisément à l'endroit le plus intéressant... Je vous disais que le sixième et le septième fugitifs s'étaient doublés : c'est-à-dire que le plus grand a pris le plus petit sur ses épaules et marché ainsi jusqu'à un petit ru qui va se jeter dans le grand ruisseau coulant au pied de la viette des Biques, et, ma foi, c'est à celui-là ou à ceux-là que je donne la préférence ; c'est donc sur eux que je découplerai mes chiens.

– Mais, encore une fois, général, s'écria le marquis de Souday, je vous le répète, tout cela n'a existé que dans votre imagination.

– Laissez donc, mon vieil ennemi ! vous êtes capitaine de louveterie, n'est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien, quand vous voyez dans la terre molle le pied d'un ragot, bien net, bien accentué, une voie saignante, comme vous appelez cela, êtes-vous disposé à vous laisser persuader que ce ragot n'est qu'un fantôme de sanglier ? Eh bien, tout cela, marquis, je l'ai vu, plutôt, je l'ai lu.

– Ah ! pardieu ! dit le marquis en se retournant dans son lit, et avec la curiosité admirative d'un amateur, vous devriez bien m'apprendre comment.

– Très-volontiers, répondit le général ; nous avons encore une demi-heure devant nous ; faites-moi monter ici une tranche de pâté, une bouteille de vin, et je vous conterai tout cela entre deux bouchées.

– à une condition.

– Laquelle ?

– C'est que je vous tiendrai compagnie.

– De si bonne heure ?

– Est-ce que les vrais appétits savent ce que c'est qu'une horloge !

Le marquis sauta à bas de son lit, passa son pantalon de molleton à pieds, chaussa ses pantoufles, sonna, fit dresser, couvrir une table et s'assit d'un air interrogateur devant le général.

Le général, mis en demeure de donner ses preuves, commença en ces termes, et, comme il l'avait dit, entre deux bouchées. – C'était un beau conteur, mais c'était encore un plus beau mangeur que le marquis.

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