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Chapitre XXXIV
La chambre de la tourelle

Arrivé au second étage, Mary s'arrêta devant la chambre que Jean Oullier occupait au château : c'était dans cette chambre que se trouvait la clef qui lui était nécessaire.

Puis elle ouvrit une porte qui, de cet étage, donnait sur l'escalier en colimaçon par lequel on arrivait à la partie supérieure de la tourelle, et, devançant de quelques marches Rosine, que son panier embarrassait, elle continua rapidement son ascension, assez périlleuse, car l'escalier de cette petite tour à moitié abandonnée était alors dans un état de vétusté et de délabrement des plus caractérisés.

C'était au sommet de cette tourelle, dans une petite chambre située sous le toit, que Rosine et la cuisinière, réunies en comité délibérateur, avaient placé le jeune baron de la Logerie.

Si l'intention des deux braves filles avait été excellente, l'exécution n'avait nullement répondu à leur bon vouloir ; car il était impossible d'imaginer un plus pauvre gîte, un lieu, enfin, où il fût plus difficile de se reposer d'une fatigue, si mince qu'elle fût.

Cette chambre, en effet, servait à Jean Oullier pour serrer les menues graines du jardin et les outils nécessaires à ses fonctions de maître Jacques. Les murs étaient littéralement palissadés de tiges de haricots, de choux, de laitues et d'oignons montés en graines, le tout de diverses variétés, le tout exposé à l'air afin que les semences pussent acquérir le degré de maturité et de sécheresse convenable. Par malheur, tous ces échantillons botaniques avaient, depuis six mois qu'ils attendaient le moment d'être mis en terre, absorbé une telle quantité de poussière, qu'au moindre mouvement que l'on exécutait dans l'étroite chambre, des milliers d'atomes se détachaient de ces amas de légumineuses et épaississaient désagréablement l'atmosphère.

Pour tout meuble, cette petite pièce avait un établi de menuiserie ; ce n'était pas un siège bien commode, on le voit ; aussi Michel, qui s'était résigné à l'accepter en cette qualité, ne tarda-t-il point à l'échanger contre un tas d'avoine d'une espèce nouvelle, et à laquelle sa rareté avait mérité les honneurs du cabinet aux graines précieuses. Il s'assit au centre du monceau, et là, du moins, à part quelques inconvénients, – quel siège, si confortable qu'il soit, n'en a point ? – il trouva assez d'élasticité pour reposer un peu la fatigue qui courbaturait ses membres.

Mais, bientôt, Michel s'était lassé de s'étendre sur ce sofa mobile et piquant. Lorsque Guérin l'avait renversé dans le ruisseau, une assez notable quantité de boue était restée à la surface de ses habits, et l'humidité avait pénétré à l'intérieur. Il en résultait que le séjour qu'il avait fait devant le foyer de la cuisine lui avait paru bien court ; si court, que l'humidité, qu'il avait un moment crue partie, était revenue plus pénétrante que jamais. Il s'était mis alors à se promener en long et en large dans sa tourelle, manœuvre qu'il accomplissait tout en maudissant la sotte timidité qui lui valait non-seulement ce froid, cette fatigue et la faim qu'il commençait à éprouver, mais encore – et c'était là le plus douloureux – qui le privait de la présence de Mary ! Il se gourmandait de n'avoir pas su profiter de ce qu'il avait si vaillamment entrepris et de ce que le cœur lui eût failli au moment d'achever ce qu'il avait si bien commencé.

Hâtons-nous de dire, pour ne point mentir au caractère de notre héros, que la conscience de sa faute ne le rendait pas plus brave, et qu'au milieu des reproches qu'il s'adressait à lui-même, l'idée ne lui vint pas un seul instant de descendre et de demander franchement au marquis l'hospitalité qui n'avait pas été la moindre des perspectives qui l'avaient décidé à la fuite.

Les soldats étaient arrivés sur ces entrefaites, et Michel, que le bruit qu'ils avaient fait en entrant avait attiré à l'étroite lucarne qui donnait sur les derrières du château, vit, dans les salles du corps de logis principal, passer et repasser, à travers les fenêtres brillamment éclairées, mesdemoiselles de Souday, le général, les officiers et le marquis.

C'est alors qu'apercevant Rosine au pied de la petite tourelle dont il occupait le faîte, il avait jugé à propos de ramener à lui l'intérêt que de nouveaux hôtes avaient singulièrement détaché de sa personne ; et, avec toute la modestie de son caractère, il avait demandé à la nouvelle commensale du château de Souday un petit morceau de pain ; demande qui n'était nullement en harmonie avec sa faim, que les aiguillonnements des contrariétés morales et physiques qu'il éprouvait, de légère, avaient rendue canine !

En entendant un pas léger qui se rapprochait de sa prison, il éprouva une vive reconnaissance.

En effet, ce pas lui annonçait deux choses, l'une certaine, l'autre probable.

La chose certaine, c'est qu'il allait satisfaire son appétit ; la chose probable, qu'il allait entendre parler de Mary.

– Est-ce toi, Rosine ? demanda-t-il quand il entendit une main qui cherchait à ouvrir la porte.

– Non, ce n'est pas Rosine, monsieur Michel ; c'est moi.

Michel reconnut la voix de Mary ; mais il n'en pouvait croire ses oreilles.

La voix continua :

– Oui, moi..., moi qui suis furieuse contre vous !

Mais, comme l'accent jurait avec la voix, Michel ne fut pas trop effrayé de cette fureur.

– Mademoiselle Mary ! s'écria-t-il, mademoiselle Mary ! mon Dieu !

Et il s'appuya contre la muraille pour ne pas tomber.

Pendant ce temps, la jeune fille ouvrait la porte.

– Vous ! s'écria Michel, vous, mademoiselle Mary ! Oh ! que je suis heureux !

– Oh ! pas tant que vous le dites.

– Comment cela ?

– Puisque vous avouez, au milieu de votre bonheur, que vous mourez de faim.

– Ah ! mademoiselle, qui vous a dit cela ? balbutia Michel en rougissant jusqu'au blanc des yeux.

– Rosine... Voyons, arrive, Rosine ! continua Mary. Bien ! commence par poser ta lanterne sur cet établi, et ouvre vite ton panier. Ne vois-tu pas que M. Michel le dévore du regard ?

Ces paroles de la railleuse Mary rendirent le jeune baron un peu honteux du besoin vulgaire qu'il avait exprimé à sa sœur de lait.

Il pensa bien que saisir le panier de Rosine, réintégrer dans ses flancs les comestibles qui en étaient déjà sortis et que la jeune fille avait étalés sur l'établi, lancer le tout par la fenêtre, au risque d'assommer un soldat, tomber aux genoux de la jeune fille en lui disant, les deux mains sur le cœur et d'une voix pathétique : « Puis-je songer à mon estomac lorsque mon cœur est si heureux ? » serait une déclaration un peu bien galante.

Mais c'étaient là de ces idées qui pouvaient venir à Michel pendant plusieurs années consécutives sans qu'il se résignât à pratiquer jamais des façons si cavalières ; il laissa donc Mary le traiter en véritable frère de lait de Rosine. Sur son invitation, il reprit son canapé d'avoine et trouva fort agréable de manger les morceaux que lui découpait la main blanche de la jeune fille.

– Oh ! que vous êtes donc enfant ! lui disait Mary. Pourquoi, après avoir accompli un acte aussi vaillant, après être venu à nous pour nous rendre un service de cette importance, au risque de vous rompre les os, pourquoi n'avoir pas, comme cela était si naturel de le faire, dit à mon père : « Monsieur, il me serait impossible de rentrer chez ma mère ce soir ; veuillez me garder jusqu'à demain matin ? »

– Oh ! je n'eusse jamais osé ! s'écria Michel en laissant tomber ses bras de chaque côté de son corps, comme un homme auquel on fait une proposition à laquelle il n'eût jamais songé.

– Pourquoi cela ? demanda Mary.

– Parce qu'il m'impose énormément, monsieur votre père !

– Mon père ! mais c'est le meilleur homme du monde. Et puis n'êtes-vous pas notre ami, à nous ?

– Oh ! que vous êtes donc bonne, mademoiselle, de me donner ce titre !

Puis, se hasardant à faire un pas en avant :

– Mais est-il bien vrai, demanda le jeune baron, que je l'aie déjà gagné ?

Mary rougit légèrement.

Quelques jours auparavant, elle n'eût point hésité à répondre à Michel qu'il était si bien son ami, que peu d'instants du jour et même de la nuit s'écoulaient sans qu'elle songeât à lui ; mais, depuis ces quelques jours, l'amour avait singulièrement modifié ses sentiments, et, dès ses premiers élans, il lui avait donné une pudeur instinctive que, dans son innocence, elle n'avait point encore soupçonnée. Au fur et à mesure qu'elle s'était sentie femme par la révélation des sensations qui, jusque-là, lui avaient été inconnues, elle avait compris tout ce que les manières, les habitudes et le langage qui résultaient de l'éducation étrange qu'elle avait reçue, avaient d'insolite, et, avec cette faculté d'intuition particulière aux femmes, elle s'était rendu un compte exact de ce qu'elle avait à acquérir du côté de la réserve pour arriver aux qualités qui lui manquaient et dont le sentiment qui dominait son âme lui faisait sentir la nécessité.

Aussi, Mary, qui, jusque-là, n'avait jamais eu l'idée de dissimuler une seule de ses pensées, commença-t-elle à comprendre qu'une jeune fille devait quelquefois, sinon mentir, du moins éluder, et voila-t-elle par une banalité la réponse qu'elle eût voulu faire.

– Mais il me semble, répondit-elle au jeune baron, que vous avez assez fait pour cela.

Puis, sans lui laisser le temps de revenir à ce sujet, qui mettait la conversation sur un terrain trop scabreux :

– Allons, voyons, continua-t-elle, prouvez-nous ce bon appétit dont vous vous vantiez tout à l'heure, en mangeant encore cette aile de volaille.

– Mais, mademoiselle, dit naïvement Michel, j'étouffe !

– Oh ! que vous êtes un pauvre mangeur ! Voyons, obéissez, ou sinon, comme je ne suis ici que pour vous servir, je m'en vais !

– Mademoiselle, dit Michel en tendant vers Mary ses deux mains, dont l'une était armée d'une fourchette et l'autre munie d'un morceau de pain, mademoiselle, vous n'aurez pas cette cruauté ! Oh ! si vous saviez combien j'ai été triste et malheureux depuis deux heures que je suis dans cette solitude !

– Cela s'explique, dit en riant Mary : vous aviez faim.

– Oh ! non, non, non, ce n'était pas seulement cela ! Imaginez-vous que, d'ici, je vous voyais passer avec tous ces officiers...

– C'est votre faute ! au lieu de vous réfugier dans cette vieille tour comme un hibou, vous pouviez rester au salon, nous suivre dans la salle à manger et dîner sur une chaise et devant une table comme un chrétien ; vous eussiez entendu raconter à mon père et au général Dermoncourt des hauts faits qui vous eussent donné la chair de poule, et vous eussiez vu manger notre compère Loriot, comme l'appelle mon père ; ce qui n'est pas moins effrayant !

– Ah ! mon Dieu ! s'écria Michel.

– Quoi ? demanda Mary, surprise par l'exclamation du jeune homme.

– Maître Loriot, de Machecoul ?...

– Maître Loriot, de Machecoul, répéta Mary.

– Le notaire de ma mère ?

– Ah ! oui, tiens, c'est vrai, fit Mary.

– Il est ici ? demanda le jeune homme.

– Sans doute, il est ici... Et même, à propos, continua Mary en riant, savez-vous ce qu'il vient, ou plutôt, ce qu'il venait faire ici ?

– Non.

– Il venait vous chercher.

– Moi ?

– Tout simplement, de la part de la baronne.

– Mais, mademoiselle, fit Michel effrayé, je ne veux pas retourner à la Logerie, moi.

– Pourquoi cela ?

– Mais... parce qu'on m'y enferme, parce qu'on m'y séquestre, parce qu'on veut m'y retenir loin de... mes amis !

– Bah ! la Logerie n'est pas loin de Souday.

– Non ; mais Paris est loin de la Logerie, et la baronne veut m'emmener à Paris. Est-ce que vous lui avez dit que j'étais ici, à ce notaire ?

– Je m'en suis bien gardée !

– Oh ! mademoiselle, que je vous remercie !

– Il ne faut pas m'en savoir gré ; je ne le savais pas.

– Mais maintenant que vous le savez...

Michel hésita.

– Eh bien ?

– Il ne faut pas le lui dire, mademoiselle, répliqua Michel honteux de sa propre faiblesse.

– Ah ! ma foi, monsieur Michel, dit Mary, je vous avouerai une chose...

– Avouez, mademoiselle, avouez !

– Eh bien, c'est qu'il me semble que, si j'étais homme, dans aucune circonstance maître Loriot ne pourrait m'embarrasser beaucoup.

Michel parut rassembler toutes ses forces pour prendre une résolution.

– Au fait, vous avez raison, dit-il, et je vais lui déclarer que je ne rentrerai jamais à la Logerie.

En ce moment, les deux enfants tressaillirent.

La cuisinière appelait Rosine à grands cris.

– Oh ! mon Dieu ! firent-ils en même temps, presque aussi tremblants l'un que l'autre.

– Entendez-vous, mademoiselle ? dit Rosine.

– Oui.

– On m'appelle.

– Mon Dieu ! fit Mary se relevant et toute prête à fuir, se douterait-on que nous sommes ici ?

– Eh bien, quand on s'en douterait, quand on le saurait même, répondit Rosine, il n'y aurait pas grand mal à cela.

– Sans doute... mais.

– écoutez, dit Rosine.

Il se fit un moment de silence ; la voix de la cuisinière s'éloigna.

– Tenez, continua Rosine, la voilà maintenant qui appelle dans le jardin.

Et Rosine s'apprêta à descendre.

– Ah çà ! tu ne vas pas me quitter, lui dit Mary ; tu ne vas pas me laisser seule ici, j'espère !

– Mais, dit naïvement Rosine, il me semble que vous n'êtes pas seule, puisque vous êtes avec M. Michel.

– Oui ; mais pour retourner à la maison..., balbutia Mary.

– Ah bien, fit Rosine étonnée, est-ce que vous êtes devenue poltronne, par hasard, vous si vaillante d'habitude, vous qui courez les bois, la nuit comme le jour ? Mais je ne vous reconnais plus !

– N'importe ! reste, Rosine.

– Bon ! pour l'aide que je vous prête depuis une demi-heure que je suis là, je puis bien m'en aller.

– Oui, sans doute, Rosine ; aussi n'est-ce point cela.

– Qu'est-ce donc ?

– Je voulais te dire...

– Quoi ?

– Mais... mais que ce malheureux enfant ne peut point passer la nuit ici.

– Eh bien, demanda Rosine, où la passera-t-il donc ?

– Je ne sais ; mais il faut lui trouver une chambre.

– Sans le dire à M. le marquis ?

– C'est vrai, et mon père qui ignore... Mon Dieu, mon Dieu, que faire ?... Ah ! monsieur Michel, tout cela, c'est votre faute !

– Mademoiselle, dit Michel, je suis prêt à partir, si vous l'exigez.

– Qui vous dit cela ? fit vivement Mary. Non, restez, au contraire.

– Une idée, mademoiselle Mary, interrompit Rosine.

– Laquelle ? demanda la jeune fille.

– Si j'en parlais à mademoiselle Bertha ?

– Non, répondit Mary avec une vivacité qui l'étonna elle même, non, inutile ! c'est moi qui lui en parlerai tout à l'heure en descendant, lorsque M. Michel aura achevé son malheureux petit souper.

– Alors, je m'en vais, dit Rosine.

Mary n'osa pas la retenir davantage.

Rosine partit donc et laissa les deux jeunes gens seuls.

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