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Chapitre XXVI
Le saut de Baugé

Le saut de Baugé est un marécage au-dessus duquel le chemin qui conduit à Souday monte presque perpendiculairement.

C'est un des escarpements les plus abrupts de cette montueuse forêt.

La colonne des culottes rouges, comme Guérin appelait les soldats, devait d'abord traverser ces marécages, puis gravir cette côte rapide.

Jean Oullier était arrivé à l'endroit de la route où le chemin s'étend, à l'aide de fascines, à travers le marécage, pour monter ensuite la colline.

Arrivé là, il avait, comme nous l'avons dit, sifflé Guérin, qui le trouva réfléchissant.

– Eh bien, demanda Guérin, à quoi penses-tu ?

– Je pense, répondit Jean Oullier, que ceci vaudrait peut-être mieux que le carrefour des Ragots.

– D'autant plus, dit Guérin, que voici une charrette derrière laquelle on pourrait s'embusquer.

Jean Oullier, qui n'y avait pas fait attention, examina l'objet que lui indiquait son compagnon.

C'était une lourde voiture chargée de bois, que ses conducteurs avaient abandonnée pour la nuit au bord du marais, sans doute parce que, surpris par l'obscurité, ils n'avaient pas osé se hasarder sur l'étroit chemin qui, pareil à un pont, traversait le marais fangeux.

– J'ai une idée, dit Jean Oullier, en regardant alternativement la charrette et la colline qui se dressait comme un rempart sombre de l'autre côté du marais ; seulement, il faudrait...

Et Jean Oullier regarda autour de lui.

– Il faudrait, quoi ?

– Que les gars arrivassent.

– Les voici, dit Guérin. Tiens, regarde ; voici Patry, voici les deux frères Gambier, voilà les gens de Vieille-Vigne, et puis Joseph Picaut.

Jean Oullier se détourna pour ne pas voir celui-ci.

Effectivement, les chouans arrivaient de tous les côtés ; il en sortait un de derrière chaque haie, il en surgissait un de chaque buisson.

Bientôt ils furent tous réunis.

– Mes gars, leur dit Jean Oullier, depuis que la Vendée est Vendée, c'est-à-dire qu'elle se bat, jamais ses enfants ne se sont trouvés plus qu'aujourd'hui dans l'obligation de montrer leur cœur et leur foi. Si nous n'arrêtons pas les soldats de Louis-Philippe, je crois qu'un grand malheur arrivera ; un malheur tel, mes enfants, que toute la gloire dont notre pays s'est couvert en sera effacée. Quant à moi, je suis bien décidé à laisser mes os dans le saut de Baugé avant de permettre que cette infernale colonne aille plus loin.

– Nous aussi, Jean Oullier, dirent toutes les voix.

– Bien ! je n'attendais pas moins des hommes qui m'ont suivi depuis Montaigu pour me délivrer, et qui y ont réussi. Voyons, pour commencer, cela vous effrayerait-il, de m'aider à pousser cette charrette jusqu'au haut de la côte ?

– Essayons, dirent les Vendéens.

Jean Oullier se mit à leur tête, et la lourde voiture, que les uns poussaient par les roues, les autres par-derrière, tandis que huit ou dix la tiraient par les brancards, traversa sans encombre le marais, et fut hissée plutôt que traînée sur le sommet de l'escarpement.

Lorsque Jean Oullier l'eut calée avec des pierres, de façon qu'elle ne redescendît pas d'elle-même, entraînée par son propre poids, cette rampe qu'elle avait eu tant de peine à gravir :

– Maintenant, dit-il, vous allez vous embusquer de chaque côté du marais, moitié à droite, moitié à gauche, et, quand il sera temps, c'est-à-dire quand je crierai : « Feu ! » vous tirerez. Si les soldats se retournent et vous suivent, comme je l'espère, battez doucement en retraite du côté de Grand-Lieu, toujours de façon à les entraîner à votre poursuite, à dégager Souday, où ils veulent arriver. Si, au contraire, ils continuent leur chemin à grande course, alors, chacun de notre côté, nous irons les attendre au carrefour des Ragots. C'est là qu'il s'agira de tenir ferme et de mourir à son poste.

Les chouans allèrent s'embusquer aux deux côtés du marécage ; Jean Oullier resta seul avec Guérin.

Alors, il se jeta à plat ventre, collant son oreille contre terre :

– Ils approchent, dit-il ; ils suivent le chemin de Souday comme s'ils le connaissaient. Qui diable peut donc les conduire, puisque Pascal Picaut est mort ?

– Ils auront trouvé à la ferme quelque paysan qu'ils auront contraint.

– Alors, c'en est encore un qu'il faudra leur enlever... En fin fond de forêt de Machecoul, sans guide, il n'en rentrera pas un dans Montaigu !

– Ah çà ! mais tu n'as pas d'armes, Jean Oullier.

– Moi, répliqua le vieux Vendéen en riant entre ses dents, j'en ai une qui en abattra plus que ta carabine, et, dans dix minutes, sois tranquille, si tout va comme je l'espère, les fusils ne seront pas rares le long du saut de Baugé.

En achevant ces mots, Jean Oullier se releva, et, remontant la pente qu'il avait descendue à moitié pour faire prendre à ses hommes leurs dispositions de bataille, il se rapprocha de la charrette.

Il était temps : comme il arrivait au sommet de la colline, il entendit sur la descente le bruit des pierres qui roulaient sous les pieds des chevaux, et il vit deux ou trois étincelles que leurs fers tiraient des cailloux.

L'air, en outre, était imprégné de ce frémissement qui, dans la nuit, annonce l'approche d'une troupe armée.

– Allons, va rejoindre les hommes, dit-il à Guérin ; moi, je reste ici.

– Pourquoi faire ?

– Tu le verras tout à l'heure.

Guérin obéit.

Jean Oullier se glissa sous la charrette et attendit.

à peine Guérin avait-il pris son poste près de ses compagnons, que les deux chasseurs d'avant-garde se trouvèrent au bord du marécage.

Voyant la difficulté du terrain, ils s'arrêtèrent hésitants.

– Tout droit ! cria une voix fermement accentuée, quoique avec un timbre féminin, tout droit !

Les deux chasseurs s'engagèrent dans le marécage, et, grâce au chemin tracé par les fascines, ils le traversèrent sans accident, et se mirent alors à gravir la hauteur, se rapprochant de plus en plus de la charrette et, par conséquent de Jean Oullier.

Lorsqu'ils ne furent plus qu'à vingt pas de lui, Jean Oullier, toujours sous la charrette, se suspendit par les mains à l'essieu, par les pieds aux barres de devant, et demeura immobile.

Bientôt les deux chasseurs d'avant-garde arrivèrent à la hauteur de la charrette.

Ils l'examinèrent attentivement, du haut de leur monture ; mais, ne voyant rien qui pût exciter leur méfiance, ils continuèrent leur chemin.

Le gros de la colonne était alors au bord du marais.

La veuve passa d'abord, puis le général, puis les chasseurs.

Derrière les chasseurs, vint l'infanterie.

On traversa le marécage dans cet ordre.

Mais, au moment où l'on atteignait le bas de la pente, un bruit semblable au roulement du tonnerre partit du sommet de l'escarpement que les soldats allaient gravir ; le sol trembla sous leurs pas, et une sorte d'avalanche descendit du haut de la colline avec la rapidité de la foudre.

– Rangez-vous ! cria Dermoncourt d'une voix qui dominait tout cet horrible fracas.

Et, saisissant la veuve par le bras, il donna un coup d'éperon à son cheval, qui bondit et se jeta dans les buissons.

Le général avait surtout pensé à son guide : c'était pour le moment ce qu'il avait de plus précieux.

Son guide et lui étaient sauvés.

Mais les soldats, pour la plupart, n'eurent pas le temps d'exécuter l'ordre de leur chef. Paralysés par le bruit étrange qu'ils entendaient, ne sachant à quel nouvel ennemi ils avaient affaire, aveuglés par les ténèbres, se sentant enveloppés par le danger, ils demeurèrent au milieu du chemin, et la charrette – car c'était elle que Jean Oullier avait lancée sur la déclivité de la route – troua leur masse comme eût pu le faire un énorme boulet, et s'abattit au milieu d'eux, tuant ceux qui se trouvaient sous ses roues, blessant ceux qu'elle couvrait de ses débris.

Un moment de stupeur suivit cette catastrophe ; mais elle n'eut point de prise sur Dermoncourt, qui, d'une voix forte, cria :

– En avant, soldats ! en avant ! et sortons au plus vite de ce coupe-gorge.

Au même instant, une voix non moins forte que celle du général cria :

– Feu, les gars !

Un éclair sortit de chacun des buissons qui bordaient le marécage, et une pluie de balles vint crépiter autour de la petite colonne.

La voix qui avait commandé le feu s'était fait entendre en avant de la colonne, les coups de feu pétillaient derrière elle ; le général, vieux loup de guerre, aussi rusé que Jean Oullier, comprit la manœuvre.

On voulait le détourner de son chemin.

– En avant ! cria-t-il ; ne perdez pas votre temps à riposter... En avant ! en avant !

La troupe prit le pas de course, et, malgré la fusillade, elle arriva au sommet de la colline.

En même temps que le général et les soldats accomplissaient leur mouvement ascensionnel, Jean Oullier, se masquant derrière les bruyères, descendait rapidement la colline et se retrouvait au milieu de ses compagnons.

– Bravo ! lui dit Guérin. Ah ! si nous avions eu seulement dix bras comme les tiens et quelques charrettes de bois comme celle-là, nous serions à cette heure délivrés de ces maudits soldats.

– Hum ! répondit Jean Oullier, je ne suis pas aussi satisfait que toi. J'avais espéré qu'ils retourneraient en arrière, et il n'en est rien : ils m'ont tout l'air de continuer leur route. Au carrefour des Ragots, donc ! et aussi vite que nos jambes pourront nous y porter.

– Qui donc prétend que les culottes rouges continuent leur route ? demanda une voix.

Jean Oullier s'approcha de la clairière marécageuse d'où cette voix était partie et reconnut Joseph Picaut.

Le Vendéen, un genou en terre et son fusil près de lui, vidait consciencieusement les poches de trois soldats que l'énorme projectile de Jean Oullier avait renversés et écrasés.

Le vieux garde se détourna avec dégoût.

– écoutez Joseph, dit Guérin parlant bas à l'oreille de Jean Oullier ; écoutez-le ; car il y voit la nuit comme les chats, et son conseil n'est point à dédaigner.

– Eh ! je prétends, moi, continua Joseph Picaut en enfermant son butin dans un bissac qu'il portait toujours avec lui, je prétends, moi, que, depuis qu'ils sont arrivés au faîte de la montagne, les bleus n'ont point bougé de place. Vous n'avez donc pas d'oreilles, vous autres, que vous ne les entendez pas qui trépignent là-haut comme des moutons dans leur parc ? Eh bien, si vous ne les entendez pas, je les entends, moi.

– Il faudrait s'en assurer, dit Jean Oullier à Guérin, évitant ainsi de répondre à Joseph.

– Vous avez raison, Jean Oullier, et j'y vais moi-même, répondit Guérin.

Le Vendéen traversa le marais, se jeta dans les roseaux, gravit la moitié de la rampe, puis, arrivé là, se coucha à plat-ventre, rampant comme une couleuvre le long des rochers, et glissant si doucement entre les bruyères, que c'était à peine si son passage agitait leur cime.

Il arriva ainsi jusqu'aux deux tiers de la colline.

Lorsqu'il ne fut plus qu'à trente pas du point culminant, il se redressa, mit son chapeau au bout d'une branche, et l'agita au-dessus de sa tête.

Aussitôt un coup de feu, parti de la hauteur, fit voler le chapeau de Guérin à vingt pas de son propriétaire.

– Il a raison, dit Jean Oullier, qui entendit d'en bas la détonation. Mais comment se fait-il qu'ils renoncent à leur projet ? Leur guide a-t-il été tué ?

– Leur guide n'a pas été tué, dit Joseph Picaut d'une voix sinistre.

– Tu l'as donc vu ? demanda une voix ; car Jean Oullier semblait décidé à ne plus adresser la parole à Picaut.

– Oui, répondit le chouan.

– Reconnu ?

– Oui.

– Alors, murmura Jean Oullier se parlant à lui-même, c'est qu'ils n'aiment pas les fondrières, et que l'air des marais leur semble malsain. Derrière ces rochers, ils sont à l'abri de nos balles, et ils y vont sans doute demeurer jusqu'au jour.

Effectivement, on aperçut bientôt de faibles lueurs briller sur la hauteur ; puis, peu à peu, ces lueurs s'activèrent, grandirent, et quatre ou cinq feux éclairèrent de leurs reflets sanglants les maigres buissons qui poussaient entre les interstices des roches.

– Voilà qui est bien étrange, si leur guide est encore avec eux, dit Jean Oullier. Enfin, c'est possible, et, comme, s'ils changent d'idée, c'est toujours par le carrefour des Ragots qu'ils doivent passer...

Il regarda autour de lui, et, voyant Guérin qui était revenu prendre sa place à son côté :

– Tu vas, continua-t-il, t'y rendre avec tes hommes, Guérin.

– Bien, fit celui-ci.

– S'ils continuent leur route, tu sais ce que tu as à faire ; si au contraire, ils ont décidément établi leur bivac au saut de Baugé, dans une heure tu pourras les laisser grelotter à leur aise autour de leur feu : il sera inutile de les attaquer.

– Pourquoi cela ? dit Joseph Picaut.

Interpellé directement comme chef, et sur l'ordre donné par lui, Jean Oullier fut forcé de répondre.

– Parce que, dit-il, c'est un crime d'exposer inutilement la vie de braves gens.

– Dites tout simplement, Jean Oullier...

– Quoi ? demanda le vieux garde interrompant vivement Joseph Picaut.

– Dites : « Parce que mes maîtres, les nobles que je sers, n'ont plus besoin de la vie de ces braves gens. » Et, cette fois-là, vous direz la vérité, Jean Oullier.

– Qui est-ce qui dit que Jean Oullier a jamais menti ? demanda le vieux garde en fronçant le sourcil.

– Moi ! dit Joseph Picaut.

Jean Oullier serra les dents, mais se contint ; il semblait décidé à n'avoir ni amitié ni rixe avec l'ex-galérien.

– Moi ! répéta celui-ci ; moi qui prétends que ce n'est point par souci de nos corps que vous voulez nous empêcher de profiter de notre victoire, mais parce que vous ne nous avez fait battre que pour empêcher les culottes rouges d'aller piller le château de Souday.

– Joseph Picaut, répliqua Jean Oullier avec calme, quoique nous portions la même cocarde, nous ne suivons pas les mêmes voies et ne tendons pas au même but. J'ai toujours pensé que, quelles que fussent leurs opinions, les hommes étaient frères, et je ne me plais pas à voir répandre inutilement le sang de mon frère... Quant à ce qui est de mes relations avec mes maîtres, j'ai toujours regardé l'humilité comme le premier devoir d'un chrétien, surtout lorsque ce chrétien est un pauvre paysan comme vous et moi. Enfin, j'ai toujours envisagé l'obéissance comme la plus impérieuse loi du soldat. Je sais que vous ne pensez pas ainsi ; tant pis pour vous ! En d'autres circonstances, je vous eusse peut-être fait repentir de ce que vous venez de dire ; mais, en ce moment, je ne m'appartiens pas... rendez-en grâce à Dieu !

– Eh bien, dit en ricanant Joseph Picaut, quand vous serez redevenu propriétaire de votre individu, vous savez où me trouver, n'est-ce pas, Jean Oullier ? et vous ne me chercherez pas longtemps.

Puis, se retournant vers la petite troupe :

– Maintenant, dit-il, si parmi vous autres il en est qui pensent qu'il est fou d'attendre le lièvre à l'affût, quand on peut le prendre au gîte, que ceux-là viennent avec moi.

Et il fit un mouvement pour s'éloigner.

Personne ne bougea ; personne même ne répondit.

Joseph Picaut, voyant le silence général qui accueillait sa proposition, fit un geste de colère et s'enfonça dans le hallier.

Jean Oullier prit ses paroles pour une forfanterie et se contenta de hausser les épaules.

– Allons, allons, vous autres, dit Jean Oullier aux chouans, au carrefour des Ragots, et vivement ! Suivez le lit du ruisseau jusqu'à la taille des Quatre-Vents, et, dans un quart d'heure, vous y serez.

– Et toi, Jean Oullier ? demanda Guérin.

– Moi, répondit le vieux garde, je cours à Souday ; je veux m'assurer que ce Michel a rempli sa mission.

La petite troupe s'éloigna obéissante, suivant, comme l'avait dit Jean Oullier, le cours du ruisseau qu'elle descendait.

Le vieux garde resta seul.

Il écouta pendant quelques instants le bruit de l'eau que les chouans agitaient en marchant ; mais bientôt ce bruit finit par se confondre avec celui des cascatelles, et Jean Oullier tourna la tête du côté des soldats.

Les rochers sur lesquels la colonne avait fait halte formaient une petite chaîne qui allait de l'est à l'ouest, dans la direction de Souday.

à l'est, elle se terminait à deux cents pas environ de l'endroit où s'était passée la scène que nous venons de raconter, finissant par une pente douce qui allait aboutir au ruisseau dont les chouans avaient remonté le cours pour tourner le campement des soldats.

Du côté de l'ouest, elle se prolongeait pendant une demi-lieue à peu près, et plus elle avançait du côté de Souday, plus elle devenait escarpée, plus elle s'élevait, plus ses flancs étaient abrupts et dénués de végétation.

De ce côté, elle se terminait par un véritable précipice, formé d'énormes rochers perpendiculaires, qui surplombaient le ruisseau mouillant leur base.

Une ou deux fois peut-être dans sa vie, et pour gagner de vitesse le sanglier que ses chiens poursuivaient, Jean Oullier s'était risqué à descendre ce précipice.

Cette descente s'était opérée par un sentier perdu dans les touffes de genêts, large d'un pied à peine, et que l'on appelait la viette des Biques, c'est-à-dire le sentier des chèvres.

Ce sentier n'était connu que de quelques chasseurs.

Mais Jean Oullier lui-même l'avait descendu avec tant de difficultés et en affrontant de si grands périls, qu'il lui semblait impossible que l'on pût, pendant la nuit, avoir l'idée d'utiliser ce passage.

Si le chef de la colonne ennemie voulait continuer son mouvement agressif contre Souday, il devait donc, ou suivre le chemin, et alors rencontrer les chouans au carrefour des Ragots, ou prendre par la pente praticable, c'est-à-dire revenir sur ses pas, et suivre le ruisseau que les Vendéens venaient de remonter.

Mais le ruisseau recevait, à quelques pas de là, un affluent considérable : il devenait torrent et torrent profond et rapide ; ses bords étaient garnis de ronces qui les rendaient impénétrables. Il n'y avait donc aucun danger à redouter de ce côté.

Et cependant, par une espèce de pressentiment, Jean Oullier n'était pas tranquille.

Il lui semblait tout à fait extraordinaire que la volonté de Dermoncourt eût ainsi cédé à la première attaque, et que le général eût si subitement et si facilement renoncé à son dessein de marcher sur Souday.

Au lieu de s'éloigner, comme il l'avait dit, il regardait donc les hauteurs d'un air pensif et inquiet, lorsqu'il lui sembla que les feux perdaient de leur vivacité et de leur éclat, et que la lumière qu'ils projetaient sur les rochers qui leur servaient d'abri devenait de plus en plus pâle.

Jean Oullier eut bien vite pris son parti ; il s'élança par le même chemin qu'avait pris Guérin, et en employant la même tactique que lui ; seulement, il ne s'arrêta point, comme Guérin, aux deux tiers de la montée : il continua de ramper jusqu'à ce qu'il fût au pied des blocs de pierre qui entouraient la hauteur d'une espèce de ceinture.

Puis il écouta ; mais il n'entendit aucun bruit.

Alors, il se dressa doucement sur ses pieds, et, par l'intervalle que laissaient entre elles deux énormes roches, il regarda et ne vit rien.

La place était déserte, les feux étaient solitaires, et les branches de genêt dont on les avait couverts crépitaient seules en s'éteignant dans le silence.

Jean Oullier gravit un versant des rochers, se laissa glisser sur l'autre, et tomba à la place où il avait supposé les soldats.

Les soldats avaient disparu.

Alors, il poussa un cri terrible, cri de rage et d'appel à ses compagnons, et, avec la légèreté d'un daim poursuivi, en appelant à ses muscles d'acier, il s'élança le long de la chaîne de rochers, dans la direction de Souday.

Il n'y avait plus à en douter, le guide inconnu, ou plutôt connu de Joseph Picaut seul, avait dirigé les soldats du côté de la viette des Biques.

Quelles que fussent les difficultés que la nature du terrain opposait à la marche de Jean Oullier, glissant sur les roches plates couchées dans la mousse comme autant de pierres funèbres, se heurtant aux rocs de granit qui se dressaient sur la bruyère comme des soldats en sentinelle, s'enchevêtrant les pieds dans les ronces qui lui déchiraient la chair, il ne mit pas plus de dix minutes à parcourir la colline dans toute sa longueur.

Arrivé à son extrémité, il escalada un dernier monticule qui dominait le vallon, et aperçut les soldats.

Ils achevaient de franchir la déclivité de la colline ; ils s'étaient hasardés, contre toute attente dans la viette des Biques, et, à la lueur des torches qu'ils avaient allumées pour éclairer leurs pas, on voyait leur file serpenter le long de l'abîme.

Jean Oullier se cramponna à l'énorme pierre sur laquelle il était monté, la secoua, espérant l'ébranler et la faire rouler sur leurs têtes.

Mais les efforts de cette rage folle furent impuissants, et un ricanement moqueur répondit aux imprécations dont il les accompagnait.

Jean Oullier se retourna, pensant que Satan seul pouvait rire ainsi.

Le rieur était Joseph Picaut.

– Eh bien, maître Jean, dit celui-ci en sortant d'une touffe de genêts, m'est avis que mon affût valait mieux que le vôtre ; seulement, vous m'avez fait perdre mon temps : je suis arrivé trop tard, et il en pourra cuire à vos amis.

– Mon Dieu, mon Dieu, s'écria Jean Oullier en prenant ses cheveux à pleines mains, qui donc a pu les conduire par la viette des Biques ?

– En tout cas, dit Joseph Picaut, celle qui les y a conduits ne les ramènera ni par ce chemin ni par un autre. Regarde-la bien maintenant, Jean Oullier, si tu tiens à la voir vivante.

Jean Oullier se pencha de nouveau.

Les soldats avaient traversé le ruisseau, ils se reformaient autour du général. Au milieu d'eux, à cent pas à peine, mais séparée des deux hommes par un abîme, on apercevait une femme, les cheveux épars, qui, du doigt, indiquait au général le chemin qu'il devait suivre.

– Marianne Picaut, s'écria Jean Oullier.

Le chouan ne répondit rien ; mais il mit son fusil sur l'épaule et chercha lentement son point de mire.

Jean Oullier s'était retourné au bruit qu'avait fait le chien en s'armant. Au moment où le tireur allait appuyer sur la gâchette, il releva brusquement le canon du fusil.

– Malheureux ! lui dit-il, laisse-lui au moins le temps d'ensevelir ton frère.

Le coup partit en l'air ; la balle alla se perdre dans l'espace.

– Tiens ! s'écria Joseph Picaut furieux, en saisissant son fusil par le canon, et en déchargeant un coup terrible par la crosse sur la tête de Jean Oullier, qui ne s'attendait point à cette attaque ; tiens ! les blancs comme toi, je les traite comme des bleus !

Malgré sa force herculéenne, le vieux Vendéen tomba d'abord sur les genoux, puis, ne pouvant pas même se maintenir dans cette position, roula le long du rocher. Dans cette chute, il voulut se retenir à une touffe de bruyère que sa main avait saisie instinctivement ; mais peu à peu il la sentit qui cédait sous le poids de son corps.

Tout étourdi qu'il était, Jean Oullier n'avait cependant pas tout à fait perdu connaissance, et, s'attendant à chaque instant à sentir se briser dans ses doigts les rameaux fragiles qui le soutenaient au-dessus de l'abîme, il recommandait son âme à Dieu.

En ce moment, il entendit quelques détonations d'armes à feu retentir sur la bruyère, et, à travers ses paupières à moitié fermées, vit briller comme des étincelles.

Espérant que c'étaient les chouans qui arrivaient, conduits par Guérin, il essaya de crier ; mais il lui sembla que sa voix était emprisonnée dans sa poitrine, et ne pouvait soulever cette espèce de main de plomb qui arrêtait le souffle sur ses lèvres.

Il était comme un homme en proie à un affreux cauchemar, et la douleur que lui causait l'attente devint si violente, qu'il croyait – oubliant le coup qu'il avait reçu – voir ruisseler de son front sur sa poitrine une sueur de sang.

Peu à peu, ses forces l'abandonnèrent, ses doigts se détendirent, ses muscles se relâchèrent, et l'angoisse qu'il ressentait devint d'autant plus terrible, qu'il lui semblait que c'était volontairement qu'il abandonnait les branches qui le maintenaient au-dessus du vide.

Bientôt il lui parut qu'il était attiré vers l'abîme comme par une force irrésistible ; ses doigts quittèrent leur dernier appui.

Mais, au moment même où il s'imaginait qu'il allait entendre l'air tourbillonner et siffler à son passage, qu'il allait sentir la pointe aiguĂ« des rochers déchirer son corps, des bras vigoureux le tirèrent et le transportèrent sur une petite plate-forme qui s'étendait à quelques pas du précipice.

Il était sauvé !

Seulement, ces bras le secouaient bien brutalement pour être des bras amis.

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