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Chapitre XVIII
L'homme de la Logerie

Courtin – car c'était lui que Courte-Joie avait désigné sous le nom de l'homme de la Logerie – Courtin était effectivement entré dans la première pièce du cabaret.

Sauf le petit cri d'alarme – si bien imité, qu'on eût pu le prendre pour le cri d'une perdrix privée – qui avait servi d'avertissement à son arrivée, sa personne ne semblait avoir fait aucune sensation dans la salle commune ; les buveurs continuaient de causer ; seulement, de sérieuse qu'elle était d'abord, leur conversation, depuis l'apparition de Courtin, était devenue très gaie et très-bruyante.

Le métayer regarda autour de lui, sembla ne pas trouver dans la pièce d'entrée la figure qu'il cherchait, puis ouvrit résolûment le vitrage et montra sa figure de fouine sur le seuil de la seconde pièce.

Ici encore, personne n'eut l'air de faire attention à lui.

Seule, Mariette, la nièce d'Aubin Courte-Joie, occupée à servir les pratiques, fit trêve à la sollicitude avec laquelle elle surveillait les tassées de cidre, se redressa et demanda à Courtin, comme elle eût fait à l'un des habitués de l'établissement de son oncle :

– Quoi qu'il faut vous servir, monsieur Courtin ?

– Un café, répondit Courtin, en inspectant tour à tour les physionomies qui garnissaient les bancs, et tous les coins de la salle.

– C'est bien... Allez vous asseoir, répondit Mariette ; je vais vous porter cela tout à l'heure, à votre place.

– Oh ! ce n'est point la peine, répondit Courtin avec bonhomie ; baillez-la-moi tout de suite, ma tasse ; je la boirai au coin du feu avec les amis.

Personne ne parut s'offenser de la qualification que se donnait Courtin, ou plutôt de celle qu'il donnait aux assistants ; mais aussi personne ne se dérangea pour lui offrir une place.

Courtin fut donc obligé de faire un nouveau pas en avant.

– Vous allez bien, gars Aubin ? demanda-t-il en s'adressant au cabaretier.

– Comme vous voyez, répondit celui-ci sans même retourner la tête de son côté.

Il était facile à Courtin de s'apercevoir qu'il n'était pas reçu par la société avec une extrême bienveillance ; mais il n'était pas homme à se démonter pour si peu.

– Allons, la Mariette, dit-il, donne-moi une escabelle, que je me sise à côté de ton oncle.

– Il n'y en a pas, maître Courtin, répondit la jeune fille ; vous avez, Dieu merci ! d'assez bons yeux pour le voir.

– Eh bien, ton oncle va me donner la sienne, continua Courtin avec une audacieuse familiarité, quoique, au fond, il se sentît peu encouragé par l'attitude du cabaretier et de ses hôtes.

– S'il le faut absolument, grommela Aubin Courte-Joie, on te la donnera, attendu qu'on est le maître de la maison, et qu'il ne sera pas dit qu'à la Branche de Houx, il a été refusé un siège à qui a voulu s'asseoir.

– Alors donne-le-moi donc, ton siége, comme tu dis, beau parleur ; car j'aperçois là celui que je cherche.

– Qui cherches-tu donc ? demanda Aubin, qui se leva et auquel, à l'instant même, vingt escabelles furent offertes.

– Je cherche Jean Oullier, donc ! dit Courtin, et m'est avis que le voilà.

En entendant prononcer son nom, Jean Oullier se leva à son tour, et, d'un ton presque menaçant :

– Voyons, que me voulez-vous ? demanda-t-il à Courtin.

– Eh bien, eh bien, il ne faut pas me dévorer pour cela ! répondit le maire de la Logerie. Ce que j'ai à vous dire vous intéresse encore plus que moi.

– Maître Courtin, reprit Jean Oullier d'une voix grave, quoi que vous en ayez dit tout à l'heure, nous ne sommes pas des amis, il s'en faut même, et du tout au tout ! vous le savez trop pour être venu au milieu de nous avec de bonnes intentions.

– Eh bien, c'est ce qui vous trompe, gars Oullier.

– Maître Courtin, continua Jean Oullier sans s'arrêter aux signes que lui adressait Aubin Courte-Joie pour l'engager à la prudence, maître Courtin, depuis que nous nous connaissons, vous avez été bleu, vous avez acheté du mauvais bien.

– Du mauvais bien ? interrompit le métayer avec son sourire narquois.

– Oh ! je m'entends, et vous m'entendez aussi, je veux dire du bien venant de mauvaise source. Vous avez fait alliance avec les patauds des villes ; vous avez persécuté les gens des bourgs et des villages, ceux qui avaient conservé leur foi à Dieu et au roi. Que peut-il donc y avoir de commun aujourd'hui entre vous qui avez fait cela et moi qui ai fait tout le contraire ?

– Non, répliqua Courtin, non, gars Oullier, je n'ai pas navigué dans vos eaux, c'est vrai ; mais, quoique d'un autre parti que vous, je dis qu'entre voisins on ne doit pas vouloir la mort l'un de l'autre. Je vous ai donc cherché et suis venu à vous pour vous rendre service, je le jure.

– Je n'ai que faire de vos services, maître Courtin, répondit Jean Oullier.

– Et pourquoi cela ? demanda le métayer.

– Parce que je suis sûr que vos services cacheraient une trahison.

– Ainsi vous refusez de m'entendre ?

– Je refuse, répliqua brutalement le garde-chasse.

– Et tu as tort, dit à demi-voix le cabaretier, auquel la rudesse franche et loyale de son compagnon semblait une fausse manœuvre.

– Eh bien, alors, reprit lentement Courtin, si malheur arrive aux habitants du château de Souday, n'en accusez que vous, gars Oullier.

Il y avait évidemment une intention extensive dans la façon dont Courtin avait prononcé le mot habitants ; au nombre des habitants, les hôtes étaient certainement compris. Jean Oullier ne put se méprendre à cette intention, et, malgré sa force d'âme habituelle, il devint fort pâle.

Il regretta de s'être si fort avancé ; mais il était dangereux de revenir sur sa détermination première.

Si Courtin avait des soupçons, cette reculade ne ferait que les confirmer.

Oullier s'appliqua donc à maîtriser son émotion, et se rassit en tournant le dos à Courtin de l'air le plus indifférent du monde. Son attitude était si dégagée, que Courtin, tout matois qu'il était, s'y laissa prendre.

Il ne sortit donc pas avec la précipitation qui eût dû naturellement suivre sa réplique ; il fouilla longtemps dans sa bourse de cuir pour y chercher la menue monnaie qui devait payer son café.

Aubin Courte-Joie comprit ce retard, et profita du moment pour prendre la parole :

– Mon Jean, dit-il en s'adressant à Oullier avec une bonhomie parfaite, mon Jean, il y a longtemps que nous sommes des amis et que nous suivons la même route, j'espère : voilà deux jambes de bois qui le prouvent ! eh bien, je ne crains pas de te dire, devant M. Courtin, que tu as tort, entends-tu ? Tant qu'une main est fermée, il n'y a qu'un fou qui puisse dire : « Je sais ce qu'elle contient. » Certes, M. Courtin, continua Aubin Courte-Joie en insistant sur le titre qu'il donnait au maire de la Logerie, certes, M. Courtin n'a pas été des nôtres ; mais il n'a pas été contre nous non plus ; il a été pour lui ; voilà tout ce qu'on peut lui reprocher. Mais, aujourd'hui que les querelles sont mortes ; aujourd'hui qu'il n'y a plus ni bleus ni chouans ; aujourd'hui que nous sommes sous la paix, Dieu merci, que t'importe la couleur de sa cocarde ? Et, par ma foi, si M. Courtin a, comme il dit, de bonnes choses à te communiquer, pourquoi ne pas les entendre, ces bonnes choses ?

Jean Oullier haussa les épaules d'un air d'impatience.

– Vieux renard ! pensa Courtin, trop bien renseigné sur ce qui se passait pour se laisser abuser par les fleurs de rhétorique pacifique dont Aubin Courte-Joie jugeait à propos d'émailler son discours.

Mais, tout haut :

– D'autant mieux, ajouta-t-il, que la politique n'est pour rien dans ce dont je voulais l'entretenir.

– Là, tu le vois bien, dit Courte-Joie ; rien n'empêche que tu ne devises avec M. le maire. Allons, allons, fais-lui place auprès de toi, et vous jaserez tout à votre aise.

Tout cela ne détermina point Jean Oullier à faire meilleure mine à Courtin, ni même à se tourner de son côté.

Seulement, il ne se leva point – ce qui était à craindre – en sentant le métayer prendre place près de lui.

– Gars Oullier, dit Courtin en manière de préambule, m'est avis que les bonnes causeries sont celles qui sont bien arrosées. « Le vin, c'est du miel sur les mots, » disait notre curé... non pas au prône ; mais ça n'empêchait pas son dire d'être une vérité. Si nous buvions une bouteille, peut-être cela ferait-il germer mes paroles.

– Comme il vous plaira, répondit Jean Oullier, qui, tout en éprouvant une profonde répugnance à trinquer avec Courtin, n'en regardait pas moins le sacrifice qu'il faisait comme nécessaire à la cause à laquelle il s'était dévoué.

– Avez-vous du vin ? demanda Courtin à Mariette.

– Ah ! par exemple, répondit celle-ci, si nous avons du vin ! en voilà une belle demande !

– Mais du bon, je veux dire ; du vin cacheté.

– Du vin cacheté, on en a, fit Mariette avec un mouvement d'orgueil ; seulement, il vaut quarante sous la bouteille.

– Bah ! reprit Aubin, qui s'était assis de l'autre côté de la cheminée pour saisir au passage, s'il était possible, quelques mots des confidences que Courtin allait faire au garde, M. le maire est un homme qui a de quoi, petiote, et quarante sous ne l'empêcheront point de payer sa redevance à madame la baronne Michel.

Courtin regretta de s'être tant avancé ; si des temps comme ceux de la grande guerre allaient revenir, par malheur, il était peut-être dangereux de passer pour être trop riche.

– De quoi ! reprit-il, de quoi ! comme vous y allez, gars Aubin ! Oui, certes, j'ai de quoi payer mon fermage ; mais, mon fermage payé, croyez que je me tiens pour bienheureux quand j'ai joint les deux bouts. La v'là, ma richesse !

– Que vous soyez riche ou pauvre, ce ne sont point nos affaires, répondit Jean Oullier. Voyons, qu'avez-vous à me dire ? Et dépêchons !

Courtin prit la bouteille que lui présentait Mariette, essuya soigneusement le goulot avec sa manche, versa quelques gouttes de vin dans son verre, remplit celui de Jean Oullier, puis le sien, trinqua, et, dégustant lentement sa boisson :

– Ils ne sont pas à plaindre, dit-il en faisant claquer sa langue contre son palais, ceux qui tous les jours, en boivent de semblable !

– Surtout s'ils le boivent avec une conscience calme et tranquille, répondit Jean Oullier ; car, à mon avis, c'est ce qui fait le vin bon.

– Jean Oullier, reprit Courtin sans s'arrêter à la réflexion philosophique de son interlocuteur, et en se penchant sur le foyer de façon à n'être entendu que de celui auquel il s'adressait, Jean Oullier, vous me gardez rancune et vous avez tort, là, parole d'honneur, c'est moi qui vous le dis.

– Prouvez-le, et je vous croirai. Voilà la confiance que j'ai en vous.

– Je ne vous veux pas de mal ; je me veux du bien à moi même, comme disait tout à l'heure Aubin Courte-Joie, qui est un homme de jugement, et c'est tout ; ce n'est point là un grand crime, il me semble. Je m'occupe de mes petites affaires, sans me mêler beaucoup de celles des autres, parce que je me dis : « Mon bonhomme, si, au terme de Pâques ou à celui de Noël, tu n'as pas ton argent prêt dans ton boursicot, le roi, qu'il s'appelle Henri V ou Louis-Philippe, ne s'en souciera pas plus que son fisc, et tu recevras un papier à son image ; ce qui sera bien de l'honneur pour toi, mais ce qui te coûtera cher. Laisse donc Henri V et Louis-Philippe s'arranger comme il leur plaira, et songe à toi. » Vous, vous raisonnez autrement, je le sais, c'est votre affaire ; je ne vous blâme point et ne puis tout au plus que vous plaindre.

– Gardez votre pitié pour d'autres, maître Courtin, repartit Jean Oullier avec hauteur ; je n'en ai souci, je vous jure, non plus que je n'avais souci de vos confidences.

– Quand je dis je vous plains mon gars Oullier, c'est de votre maître aussi bien que de vous que je veux parler. M. le marquis est un homme que je vénère ; il s'est fait massacrer dans la grande guerre... Eh bien, qu'y a-t-il gagné ?

– Maître Courtin, vous aviez dit que vous ne parleriez pas politique ; voilà déjà que vous manquez à votre parole, il me semble.

– Oui, je l'ai dit, c'est vrai ; mais ce n'est pas ma faute si, dans ce satané pays, la politique est si bien entortillée à nos affaires, que l'une ne va plus sans les autres ! Je vous disais donc, mon gars Oullier, que M. le marquis était un homme que je vénère et que cela me fait deuil, grand deuil, de le voir écrasé par un tas d'enrichis, lui qui jadis marchait le premier de la province.

– S'il est content de son sort, que vous importe ? répondit Jean Oullier. Vous ne l'avez pas entendu se plaindre, et il ne vous a pas demandé d'argent à emprunter ?

– Que diriez-vous d'un homme qui vous proposerait de rendre au château de Souday toute la fortune, toute la richesse qui en sont sorties ? Voyons, dit Courtin sans s'arrêter aux duretés de son interlocuteur, pensez-vous que cet homme serait votre ennemi, et ne vous semble-t-il pas que M. le marquis lui devrait une fière reconnaissance ?... Là, répondez carrément, comme on vous parle.

– Assurément, si c'était par des moyens honnêtes qu'il voulût faire tout cela, l'homme dont vous parlez... mais j'en doute.

– Des moyens honnêtes ! Est-ce qu'on oserait vous en proposer d'autres, Jean Oullier ? Tenez, mon gars, je suis franc comme jonc et je n'y vais pas par quatre chemins : je peux faire, moi qui vous parle, que les mille et les cents deviennent plus communs au château de Souday que les écus de cinq livres ne le sont aujourd'hui ; seulement...

– Seulement, quoi ? Voyons ! Ah ! voilà où le bât vous blesse, n'est-ce pas ?

– Seulement, dame, il faudrait que j'y trouvasse mon profit, moi.

– Si l'affaire est bonne, ça serait juste et l'on vous y ferait votre part.

– N'est-ce pas, donc ! et ce que je demande pour pousser à la roue, c'est bien peu de chose.

– Mais encore qu'est-ce que vous demandez ? répliqua Jean Oullier, qui devenait à son tour très curieux de connaître la pensée de Courtin.

– Oh ! mon Dieu ! c'est simple comme bonjour ! Je voudrais d'abord qu'on s'arrangeât de façon à ce que je n'aie plus à renouveler le bail, ni à payer de fermage pour la métairie que j'occupe pour douze années encore.

– C'est-à-dire qu'on vous en ferait cadeau ?

– Si M. le marquis le voulait, je ne le refuserais pas, vous comprenez ; non, je ne suis pas si fort ennemi de moi-même.

– Mais comment cela s'arrangerait-il ? Votre métairie appartient au fils Michel ou à sa mère ; je n'ai point entendu dire qu'ils voulussent la vendre. Comment pourrait-on vous donner ce qui ne nous appartient pas ?

– Bon ! continua Courtin ; mais, si je me mêlais de l'affaire que je vous propose, peut-être que cette métairie ne tarderait pas à vous appartenir, ou à peu près, et alors l'affaire serait facile. Qu'en dites-vous ?

– Je dis que je ne vous comprends pas, maître Courtin.

– Farceur !... Ah ! c'est que c'est un beau parti que notre jeune homme ! Savez-vous que, outre la Logerie, il a encore la Coudraie, les moulins de la Ferronnerie, les bois de Gervaise, et que tout cela, bon an mal an, donne bien huit mille pistoles ? Savez-vous que la vieille baronne lui en réserve autant, après sa mort, bien entendu ?

– Qu'est-ce que le fils Michel, dit Oullier, a de commun avec M. le marquis de Souday, et en quoi la fortune de votre maître peut-elle intéresser le mien ?

– Allons, voyons, jouons franc jeu, mon gars Oullier. Pardine ! vous n'avez pas été sans vous apercevoir que notre monsieur est amoureux d'une de vos demoiselles, et fièrement encore ! Laquelle, je n'en sais rien ; mais que M. le marquis dise un mot, qu'il me baille un bout d'écrit, par rapport à la métairie ; une fois mariée, la jeune fille – elles sont fines comme des mouches ! – maniera son mari à sa guise et aura de lui tout ce qu'elle voudra ; celui-ci n'aura garde de lui refuser quelques méchants arpents, surtout lorsqu'il s'agira de les donner à un homme envers lequel, de son côté, il sera reconnaissant tout plein. Alors, je fais mon affaire et la vôtre. Nous n'avons qu'un obstacle, voyez-vous, c'est la mère ; eh bien, je me charge, moi, de lever cet obstacle, ajouta Courtin en se penchant sur Jean Oullier.

Celui-ci ne répondit pas ; mais il regarda fixement son interlocuteur.

– Oui, continua le maire de la Logerie, lorsque nous le voudrons tous, madame la baronne n'aura rien à nous refuser. Vois-tu, mon Oullier, ajouta Courtin en frappant amicalement sur la cuisse de son interlocuteur, j'en sais long sur le compte de M. Michel.

– Eh bien, alors, qu'avez-vous besoin de nous ? qui vous empêche d'exiger d'elle, et tout de suite, ce dont vous avez ambition ?

– Ce qui m'en empêche, c'est qu'il faudrait qu'au dire d'un enfant qui, tout en gardant ses brebis, a entendu conclure le marché, je pusse ajouter le témoignage de celui qui, dans le bois de la Chabotière, a vu recevoir le prix du sang. Et ce témoignage, tu sais bien qui peut le donner, toi, gars Oullier ? Le jour où nous ferons cause commune, la baronne deviendra souple comme une poignée de lin. Elle est avare, mais elle est encore plus fière : la crainte d'un déshonneur public, des jaseries du pays, la rendra tout plein accommodante. Elle trouvera qu'après tout, mademoiselle de Souday, si pauvre et si bâtarde qu'elle soit, vaut bien le fils du baron Michel, dont le grand-père était un paysan comme nous, et dont le père était..., suffit !... Votre demoiselle sera riche ; notre jeune homme sera heureux ; moi, je serai bien aise. Qu'est-ce qu'il y a à opposer à tout cela ? Sans compter que nous serons amis, mon gars Oullier, et, vanité à part, tout en ambitionnant votre amitié, je crois que la mienne a bien son prix.

– Votre amitié ?... répondit Jean Oullier, qui avait peine à réprimer l'indignation qu'excitait en lui la singulière proposition que venait de lui faire Courtin.

– Oui, mon amitié, dit celui-ci. Tu as beau hocher la tête, c'est comme cela. Je t'ai dit que j'en savais autant que pas un sur la vie de défunt M. Michel ; j'aurais pu ajouter que j'en sais plus que personne sur sa mort. J'étais un des rabatteurs de la traque où il fut tué, et ma place dans le rang m'amenait juste en face de son poste... J'étais bien jeune, et déjà j'avais l'habitude – que Dieu me la conserve ! – de ne jaser que quand mon intérêt voulait que je le fisse. Maintenant, comptes-tu pour rien les services que ton parti pourrait attendre de moi, lorsque mon intérêt me rangerait de votre bord ?

– Maître Courtin, répondit Jean Oullier en fronçant le sourcil, je n'ai aucune influence sur les déterminations de M. le marquis de Souday ; mais, si j'en avais une, si petite qu'elle fût, jamais cette métairie n'entrerait dans la famille, et, y entrât-elle, jamais elle ne servirait à payer la trahison !

– De grands mots que tout cela, fit Courtin.

– Non ; si pauvres que soient mesdemoiselles de Souday, jamais je ne voudrais pour elles du jeune homme dont vous me parlez ; si riche que soit ce jeune homme, et portât-il un autre nom que le sien, jamais mademoiselle de Souday ne devrait acheter une alliance par une bassesse.

– Tu appelles cela une bassesse, toi ? Moi, je n'y vois qu'une bonne affaire.

– Pour vous, c'est possible ; mais, pour ceux dont je suis le serviteur, acheter l'alliance de M. Michel par un accord avec vous, ce serait pis qu'une bassesse, ce serait une infamie.

– Jean Oullier, prends garde ! Je veux rester bon enfant, sans trop m'inquiéter de l'étiquette que tu mets sur mes sacs. Je suis venu à toi dans de bonnes intentions ; tâche qu'il ne m'en soit pas venu de mauvaises lorsque je sortirai d'ici.

– Je ne me soucie pas plus de vos menaces que de vos avances, maître Courtin, tenez-vous-le pour dit, et, s'il faut absolument vous le répéter, eh bien, on vous le répétera !

– Encore une fois, Jean Oullier, écoute-moi. Je te l'ai avoué, je veux être riche ; c'est ma marotte, comme c'est la tienne d'être fidèle comme un chien à des gens qui s'inquiètent moins de toi que tu ne t'inquiètes de ton basset ; j'avais imaginé que je pouvais être utile à ton maître, j'avais espéré qu'il ne laisserait pas un tel service sans récompense. C'est impossible, me dis-tu ? N'en parlons plus. Mais, si les nobles que tu sers voulaient, eux, se montrer reconnaissants à ma guise, j'aimerais à les obliger plutôt que les autres, je tenais à te le dire encore.

– Parce que vous espériez que les nobles vous payeraient plus cher que les autres, n'est-ce pas ?

– Sans doute, mon Jean Oullier, je ne fais pas le fier avec toi, c'est cela même, tu l'as dit ; et, comme tu le disais aussi tout à l'heure, s'il faut te le répéter, on te le répétera.

– Je ne sers point d'intermédiaire à de tels marchés, maître Courtin. D'ailleurs, la récompense que j'aurais à vous proposer, si elle était proportionnée à ce qu'ils pourraient attendre de vous, serait si peu de chose, que ce n'est pas la peine d'en parler.

– Eh ! eh ! qui sait ? Tu ne te doutais guère, mon gars, que je connusse l'affaire de la Chabotière ! Peut-être je t'étonnerais bien si je te disais tout ce que je sais.

Jean Oullier eut peur de paraître effrayé.

– Tenez, dit-il à Courtin, en voilà assez. Si vous voulez vous vendre, adressez-vous à d'autres. De semblables marchés me répugneraient, quand bien même je serais en mesure de les faire. Ils ne me regardent pas, Dieu merci !

– C'est votre dernier mot, Jean Oullier ?

– Mon premier et mon dernier. Suivez votre chemin, maître Courtin, et laissez-nous dans le nôtre.

– Eh bien, tant pis, dit Courtin en se levant ; car, foi d'homme, j'aurais été bien aise de marcher avec vous autres.

En achevant ces paroles, Courtin se leva, fit un signe de tête à Jean Oullier et sortit.

à peine avait-il passé le seuil de la porte, qu'Aubin Courte-Joie, trottant sur ses deux jambes de bois, se rapprocha de Jean Oullier.

– Tu as fait une sottise, dit-il à voix basse.

– Que fallait-il faire ?

– Le conduire à Louis Renaud ou à Gaspard ; ils l'eussent acheté.

– Qui ? ce méchant traître ?

– Mon Jean, en 1815, quand j'étais maire, j'ai été à Nantes ; j'ai vu là un homme que l'on appelait ***, qui était ou avait été ministre, et je lui ai entendu dire deux choses que j'ai retenues : la première, que ce sont les traîtres qui font et défont les empires ; la seconde, que la trahison est la seule chose en ce monde qui ne se mesure pas à la taille de celui qui la fait.

– Que me conseilles-tu, à présent ?

– De le suivre et de veiller sur lui.

Jean Oullier réfléchit un instant.

Puis, se levant à son tour :

– Je crois, par ma foi, que tu pourrais bien avoir raison.

Et il sortit tout soucieux.

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