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Chapitre XVII
Le cabaret d'Aubin Courte-Joie

Il était clair – même pour les autorités, qui sont ordinairement les dernières à être instruites de l'état des esprits dans les pays qu'elles sont appelées à diriger, – il était clair, disons-nous, qu'un soulèvement se préparait dans la Bretagne et dans la Vendée.

Comme nous avons entendu Courtin l'expliquer à la baronne de la Logerie, les rassemblements des chefs légitimistes n'étaient un mystère pour personne : les noms des Bonchamp et des d'Elbée modernes qui devaient se mettre à la tête des corps vendéens étaient connus et signalés ; les anciennes organisations en paroisses, capitaineries et divisions se reformaient ; les curés refusaient de chanter le Domine salvum fac regem Philippum et recommandaient au trône, Henri V, roi de France, et Marie Caroline, régente ; enfin, dans les départements riverains de la Loire, et particulièrement dans ceux de la Loire-Inférieure et de Maine-et-Loire, l'air était imprégné de cette saveur de poudre qui précède les grandes commotions politiques.

Malgré la fermentation générale, peut-être même à cause de cette fermentation, la foire de Montaigu promettait d'être brillante.

Bien que cette foire ne soit ordinairement que d'une importance médiocre, l'affluence des paysans y était considérable ; les hommes des pays de Mauges et de Retz y coudoyaient les habitants du Bocage et de la plaine, et ce qui était déjà un indice des dispositions belliqueuses de ces populations, c'est qu'au milieu de cette foule de chapeaux aux larges bords et de têtes aux longs cheveux, on apercevait peu de coiffes.

En effet, les femmes qui, d'habitude, forment la majorité de ces assemblées commerciales, n'étaient point venues, ce jour-là, à la foire de Montaigu.

Enfin, – et cela eût suffi pour indiquer aux moins clairvoyants cette espèce de comice de la révolte, – si les chalands étaient nombreux à la foire de Montaigu, les chevaux, les vaches, les moutons, le beurre et les graines, dont on y trafique d'ordinaire, manquaient complètement.

Qu'ils fussent venus de Beaupréau, de Mortagne, de Bressuire, de Saint-Fulgent ou de Machecoul, les paysans, au lieu des denrées habituelles qu'ils charriaient au marché, n'avaient apporté que leurs bâtons de cornouiller garnis de cuir ; et, à la façon dont ils les serraient dans leurs mains, il semblait peu probable qu'ils eussent l'intention d'en faire commerce.

La place et la grande et unique rue de Montaigu, qui servaient de champ à la foire, avaient une physionomie grave, presque menaçante, mais, à coup sûr, solennelle, et qui n'est aucunement celle de ces sortes de réunions.

Quelques bateleurs, quelques débitants de drogues malsaines, quelques arracheurs de dents avaient beau frapper sur leurs grosses caisses, souffler dans leurs instruments de cuivre, faire vibrer leurs cymbales, débiter leurs boniments les plus facétieux, ils ne parvenaient point à dérider les figures soucieuses qui passaient près d'eux sans daigner s'arrêter à écouter leur musique ou leur bavardage.

Comme les Bretons, leurs voisins du Nord, les Vendéens parlent peu d'ordinaire ; mais, ce jour-là, ils parlaient moins encore.

La plupart d'entre eux se tenaient le dos appuyé contre les maisons, contre les murs des jardins ou contre les traverses de bois qui encadraient la place, et ils demeuraient là, immobiles, les jambes croisées, la tête inclinée sous leurs larges chapeaux, et les mains appuyées sur leurs bâtons comme autant de statues.

D'autres étaient réunis par petits groupes, et ces petits groupes, qui semblaient attendre, chose étrange ! n'étaient pas moins silencieux que les individus isolés.

Dans les cabarets, l'affluence était grande ; le cidre, l'eau-de-vie et le café s'y débitaient par quantités prodigieuses ; mais le tempérament du paysan vendéen est si robuste, que les quantités énormes de liquide absorbé n'exerçaient ni sur les visages ni sur les caractères une influence sensible : le teint des buveurs était un peu plus allumé, les yeux étaient un peu plus brillants ; mais les hommes restaient d'autant plus maîtres d'eux-mêmes qu'ils se méfiaient et de ceux qui tenaient les cabarets, et des citadins qu'ils pouvaient y rencontrer.

En effet, dans les villes, le long des grandes routes de la Vendée et de la Bretagne, les esprits sont, en général, dévoués aux idées de progrès et de liberté ; mais ce sentiment, qui s'attiédit aussitôt que l'on pénètre dans l'intérieur des terres, disparaît pour peu que l'on s'y enfonce.

Aussi tous les habitants des grands centres de population, à moins qu'ils n'aient donné à la cause royaliste des gages éclatants de dévouement, sont indistinctement des patriotes pour les paysans, et les patriotes sont pour ceux-ci des ennemis auxquels ils attribuent tous les malheurs qui ont suivi la grande insurrection ; aussi leur portent-ils cette haine profonde et vivace qui caractérise les guerres civiles et les dissidences religieuses.

En venant à la foire de Montaigu, centre de population, occupé en ce moment par une colonne mobile d'une centaine d'hommes, les habitants des campagnes avaient donc pénétré au milieu de leurs adversaires. Ils le comprenaient parfaitement ; c'est pourquoi ils conservaient, sous leur attitude pacifique, la réserve et la vigilance qu'un soldat conserve sous les armes.

Un seul des nombreux cabarets de Montaigu était tenu par un homme sur lequel les Vendéens pouvaient compter et vis-à-vis duquel, en conséquence, ils se dispensaient de toute contrainte.

Ce cabaret était situé au centre de la ville, sur le champ même de la foire, à l'angle de la place et côtoyant une ruelle qui aboutissait, non pas à une autre rue, non pas aux champs, mais à la rivière la Maine, qui contourne la ville au sud-ouest.

Ce cabaret n'avait point d'enseigne.

Une branche de houx, desséchée, fixée horizontalement dans une fissure de la muraille, quelques pommes que l'on apercevait à travers un vitrage tellement surchargé de poussière, qu'il pouvait se passer de rideaux, indiquaient au consommateur la nature de l'établissement.

Quant aux habitués, ils n'avaient pas besoin d'indication.

Le propriétaire de ce cabaret se nommait Aubin Courte-Joie.

Aubin était son nom de famille ; Courte-Joie était un sobriquet qu'il devait à la railleuse prodigalité de ses amis.

Voici à quelle occasion ceux-ci le lui avaient donné.

Le rôle, si infime qu'il soit, qu'Aubin Courte-Joie remplit dans cette histoire, nous impose l'obligation de dire un mot de ses antécédents.

à vingt ans, Aubin était si frêle, si débile, si souffreteux, que la conscription de 1812, qui pourtant n'y regardait pas de bien près, l'avait rejeté comme indigne des faveurs dont Sa Majesté l'empereur et roi comblait d'ordinaire les conscrits.

Mais, en 1814, cette même conscription, en vieillissant de deux ans, était devenue moins pudibonde : elle s'avisa qu'à tout prendre ce qu'elle avait considéré jusque-là comme un avorton faisait nombre entre l'unité et le zéro, et pouvait au moins, ne fût-ce que sur le papier, contribuer à imposer aux rois de l'Europe coalisée.

En conséquence, la conscription requit Aubin.

Mais Aubin, que le dédain primitif manifesté pour sa personne avait indisposé contre le service militaire, résolut de bouder le gouvernement ; et, en vertu de cette résolution, il prit la fuite, et alla se réfugier au milieu d'une des bandes de réfractaires qui tenaient campagne dans le pays.

Plus les hommes devenaient rares, plus MM. les agents de l'autorité impériale se montraient impitoyables envers les insoumis.

Aubin, que la nature n'avait pas doué d'une fatuité bien grande, ne se serait jamais cru si nécessaire au gouvernement, s'il n'avait vu, de ses yeux, la peine que le gouvernement se donnait pour le venir chercher jusqu'au milieu des forêts de la Bretagne et des marais de la Vendée.

Les gendarmes poursuivaient activement les réfractaires.

Dans une des rencontres qui résultaient de ces poursuites, Aubin avait fait le coup de fusil avec une bravoure et une ténacité qui prouvaient que la conscription de 1814 n'avait pas eu tout à fait tort de vouloir le compter parmi ses élus ; dans une de ces rencontres, disons-nous, Aubin avait été atteint d'une balle et laissé pour mort au milieu du chemin.

Ce jour-là, une bourgeoise d'Ancenis suivait la route qui longe la rivière et qui va d'Ancenis à Nantes.

Cette bourgeoise était dans sa carriole, et il pouvait être de huit à neuf heures du soir, c'est-à-dire qu'il faisait nuit close.

Arrivé devant le cadavre, le cheval frémit dans les brancards et refusa positivement d'avancer.

La bourgeoise fouetta son cheval ; la bête se cabra.

à de nouveaux coups de fouet, l'animal fit tête à la queue et voulut à toute force reprendre la route d'Ancenis.

La bourgeoise, qui n'avait pas l'habitude de voir son cheval faire de pareilles façons, descendit de sa carriole.

Tout lui fut expliqué. C'était le corps d'Aubin qui barrait la route.

Ces sortes de rencontres n'étaient pas rares à cette époque.

La bourgeoise ne s'en effraya que médiocrement ; elle attacha son cheval à un arbre et se disposa à traîner le corps d'Aubin dans un fossé pour faire le passage à sa carriole et aux autres voitures qui pourraient suivre la sienne.

Mais, en touchant le corps, elle s'aperçut qu'il était encore chaud.

Le mouvement qu'elle lui imprimait, peut-être la douleur que lui occasionnait ce mouvement, tira Aubin de son évanouissement ; il poussa un soupir et remua les bras.

Il en résulta qu'au lieu de le mettre dans le fossé, la bourgeoise le mit dans sa carriole, et qu'au lieu de continuer son chemin vers Nantes, elle revint à Ancenis.

La dame était royaliste et dévote ; la cause pour laquelle Aubin avait été blessé, le scapulaire qu'elle trouva sur sa poitrine, l'intéressèrent tout à fait.

Elle fit venir un chirurgien.

Le malheureux Aubin avait eu les deux jambes brisées par une balle ; il fallut les lui amputer toutes les deux.

La dame soigna Aubin, veilla Aubin avec le dévouement d'une sœur de charité ; sa bonne œuvre, comme cela arrive presque toujours, l'attacha à celui qui en avait été l'objet, et, lorsque Aubin fut rétabli, ce ne fut pas sans un profond étonnement que le pauvre invalide vit la bourgeoise lui offrir son cœur et sa main.

Il va sans dire qu'Aubin accepta.

Dès lors, Aubin devint, à l'ébahissement de tout le pays, un des petits propriétaires du canton.

Mais, hélas ! le bonheur d'Aubin ne fut pas de longue durée : sa femme mourut au bout d'un an ; un testament qu'elle avait eu la précaution de faire lui laissait bien toute la fortune ; mais les héritiers légitimes de madame Aubin attaquèrent ce testament pour vice de forme, et, le tribunal de Nantes leur ayant donné gain de cause, le pauvre réfractaire se trouva Gros-Jean comme devant.

Nous nous trompons, Gros-Jean avait deux jambes de moins.

C'est en raison du peu de temps qu'avait duré l'opulence d'Aubin, que les habitants de Montaigu qui n'avaient point été, comme on le présume bien, sans lui porter envie et sans se réjouir de l'infortune qui avait si promptement succédé à son incroyable bonheur, avait spirituellement ajouté à son nom d'Aubin le sobriquet de Courte-Joie.

Or, les héritiers qui avaient poursuivi l'annulation du testament, appartenaient à l'opinion libérale : Aubin ne pouvait faire moins que de reporter à tout le parti la colère qu'excitait en lui la perte de son procès.

Ce fut, en effet, ce qu'il fit, et consciencieusement.

Aigri par son infirmité, ulcéré par ce qui lui semblait une effroyable injustice, Aubin Courte-Joie portait à tous ceux qu'il accusait de son malheur, adversaires, juges et patriotes, une haine farouche, que les événements avaient entretenue et qui n'attendait qu'un moment favorable pour se traduire en actes, que son caractère sombre et vindicatif promettait de rendre terribles.

Avec sa double infirmité, il était impossible qu'Aubin songeât à reprendre ses anciens travaux de la campagne et à se faire métayer comme l'avaient été son père et son grand-père.

Force lui fut donc, malgré sa profonde répugnance à habiter les villes, de se réfugier dans une ville ; et, réunissant les débris de sa passagère opulence, il vint se fixer au milieu de ceux qu'il haïssait, à Montaigu même et dans le cabaret où nous le retrouvons dix-huit ans après les événements que nous venons de raconter.

L'opinion royaliste n'avait pas, en 1832, un séide plus enthousiaste qu'Aubin Courte-Joie. En servant cette opinion, n'était-ce pas, en somme, une vengeance personnelle qu'il accomplissait ?

Malgré ses deux jambes de bois, Aubin Courte-Joie était donc l'agent le plus actif et le plus intelligent du mouvement qui s'organisait.

Sentinelle avancée au milieu du camp ennemi, il renseignait les chefs vendéens sur tout ce que le gouvernement préparait pour sa défense, non-seulement dans le canton de Montaigu, mais encore dans tous ceux des environs.

Les mendiants nomades, ces hôtes d'un jour auxquels personne ne suppose une valeur, dont jamais on ne se méfie, étaient dans ses mains des auxiliaires merveilleux qu'il faisait rayonner à dix lieues à la ronde ; ils lui servaient à la fois d'espions et d'intermédiaires avec les habitants des campagnes.

Son cabaret était le rendez-vous naturel de ceux que l'on appelait les chouans ; c'était le seul, nous l'avons dit, dans lequel ils ne se crussent pas obligés de comprimer les élans de leur royalisme.

Le jour de la foire de Montaigu, le cabaret d'Aubin Courte-Joie ne paraissait pas tout d'abord aussi peuplé de consommateurs que l'on eût pu le supposer en raison de l'affluence considérable des gens de la campagne.

Dans la première des deux pièces qui le composaient, pièce sombre et noire, meublée d'un comptoir en bois à peine poli, de quelques bancs et de quelques escabelles, une dizaine de paysans tout au plus étaient attablés.

à la propreté, nous dirons presque à l'élégance de leur costume, il était facile de voir que ces paysans appartenaient à la classe aisée des métayers.

Cette première pièce était séparée de la seconde par un large vitrage garni de rideaux de coton à carreaux rouges et blancs.

Cette seconde pièce servait à la fois de cuisine, de salle à manger, de chambre à coucher, de cabinet à Aubin Courte-Joie, et devenait encore, dans les grandes occasions, une annexe à la salle commune ; on y recevait des amis.

L'ameublement de cette chambre se ressentait de sa quintuple destination.

Au fond, il y avait un lit très bas avec baldaquin et rideaux en serge verte ; c'était évidemment celui du propriétaire.

Ce lit était flanqué de deux énormes tonneaux où l'on venait puiser, pour les besoins des consommateurs, le cidre et l'eau-de-vie.

à droite, en entrant, se trouvait la cheminée, large et haute comme le sont les cheminées des chaumières ; au milieu de la chambre, une table en chêne entourée d'un double banc de bois ; en face de la cheminée, un bahut à dressoir avec ses assiettes et ses brocs d'étain.

Un crucifix surmonté d'une branche de buis bénit, quelques figurines de dévotion en cire, des images grossièrement enluminées, formaient toute la décoration de l'appartement.

Le jour de la foire de Montaigu, Aubin Courte-Joie avait ouvert ce qui pouvait passer pour son sanctuaire à de nombreux amis.

Si, dans la salle commune, il ne se trouvait pas plus de dix ou douze consommateurs, on pouvait compter plus de vingt personnes dans l'arrière-boutique.

De ces hommes, la plus grande partie étaient assis autour de la table et buvaient en causant avec animation.

Trois ou quatre vidaient de grands sacs amoncelés dans un angle de l'appartement, en tiraient des galettes de forme ronde, les comptaient, les plaçaient dans des paniers et remettaient ces paniers, tantôt à des mendiants, tantôt à des femmes qui se présentaient à une porte située à l'angle de la chambre, à côté des tonneaux.

Cette porte donnait sur une petite cour qui ouvrait elle-même sur la ruelle dont nous avons parlé.

Aubin Courte-Joie était assis dans une espèce de fauteuil de bois sous le manteau de la cheminée ; à ses côtés était un homme revêtu d'un sayon en peau de bique, coiffé d'un bonnet de laine noire, et dans lequel nous retrouvons notre ancienne connaissance Jean Oullier, avec son chien couché entre ses jambes.

Derrière eux, la nièce de Courte-Joie, jeune et belle paysanne que le cabaretier avait prise avec lui pour s'occuper des soins de son négoce, activait le feu et veillait sur une douzaine de tasses brunes, dans lesquelles mijotait doucement, à la chaleur du foyer, ce que les paysans appellent la rôtie au cidre.

Aubin Courte-Joie parlait très vivement, quoique à voix basse, à Jean Oullier, lorsqu'un petit sifflement qui imitait le cri d'alarme et de ralliement de la perdrix partit de la salle du cabaret.

– Qui nous vient là ? s'écria Courte-Joie en se penchant pour regarder à travers une meurtrière qu'il s'était ménagée dans les rideaux. L'homme de la Logerie... Attention !

Avant que cette recommandation fût arrivée à ceux qu'elle concernait, tout était rentré en ordre, dans la chambre de Courte-Joie.

La petite porte s'était doucement close ; les femmes, les mendiants avaient disparu.

Les hommes qui comptaient les galettes avaient fermé et renversé leurs sacs, s'étaient assis dessus et fumaient leur pipe dans une attitude nonchalante.

Quant aux buveurs, tous s'étaient tus et trois ou quatre s'étaient endormis sur la table comme par enchantement.

Jean Oullier lui-même s'était tourné du côté du foyer, de façon à dérober ses traits à la première inspection de ceux qui entreraient.

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