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Chapitre II
L'envoyé de Leurs Majestés les rois de France et d'Espagne

Au nom qu'ils viennent d'entendre prononcer, nos lecteurs ont reconnu le frère de Leona, le jeune homme condamné à mort pour avoir tenté d'assassiner le meurtrier de son père et, enfin, le gentilhomme recommandé à son fils Philippe II par Charles Quint, le jour même de son abdication.
Nos lecteurs se rappelleront en outre que, quoique, dans Odoardo Maraviglia, Leona reconnaisse son frère, celui-ci est loin de se douter que Leona, qu'il a à peine entrevue sous la tente d'Emmanuel Philibert au camp d'Hesdin, soit sa sœur.
Le duc de Savoie sait donc seul, avec son page, le secret qui a sauvé la vie à Odoardo.
Maintenant, comment Odoardo se trouve-t-il à la fois le mandataire de Philippe et de Henri ; c'est ce que nous allons expliquer en quelques mots.
Fils d'un ambassadeur du roi François Ier, élevé parmi les pages dans l'intimité du dauphin Henri II, adopté publiquement par l'empereur Charles Quint le jour de son abdication, Odoardo jouissait d'une faveur égale à la cour du roi de France et à la cour du roi d'Espagne.
On savait de plus, sans connaître les détails de cet événement, que c'était à Emmanuel Philibert qu'il devait la vie.
Il était donc tout simple qu'une personne intéressée à la paix eût eu l'idée d'en faire la double ouverture par l'homme qui avait à la fois l'oreille du roi de France et celle du roi d'Espagne, et que, les principaux articles de cette paix arrêtés entre les deux princes, le même homme fût envoyé à Emmanuel Philibert pour lui faire adopter ces mêmes articles ; surtout, comme nous l'avons dit, d'après le bruit qui s'était répandu, que c'était à l'intercession du duc de Savoie qu'Odoardo Maraviglia avait dû, non seulement d'avoir la vie sauve, mais encore d'avoir été comblé d'honneurs et recommandé au roi Philippe II par l'empereur Charles Quint.
L'homme qui avait eu l'idée de mettre en avant Odoardo Maraviglia ne s'était trompé sur aucun point. La paix, également désirée par Philippe II et par Henri de Valois, avait vu ses préliminaires plus promptement posés que l'on eût dû s'y attendre dans une affaire de cette importance ; et, comme on l'avait pensé encore, quoiqu'on ne connût pas les causes de la sympathie d'Emmanuel Philibert pour le fils de l'ambassadeur du roi François Ier, celui-ci était un des plus agréables messagers que l'on pût lui envoyer.
Il se leva donc et, malgré cette arrière-pensée qu'il y avait une douleur privée pour lui au fond de ce grand événement politique, il tendit à Odoardo une main que l'envoyé extraordinaire baisa respectueusement.
- Monseigneur, dit-il, vous voyez en moi un homme bien heureux, car peut-être ai-je déjà prouvé dans le passé et vais-je prouver dans l'avenir à Votre Altesse que vous avez sauvé la vie à un homme reconnaissant.
- Ce qui vous a d'abord sauvé la vie, mon cher Odoardo, c'est la générosité du noble empereur dont nous portons tous le deuil. Je n'ai été, moi, vis-à-vis de vous, que l'humble intermédiaire de sa clémence.
- Soit, monseigneur ; mais vous avez été pour moi le messager visible de la faveur céleste. C'est donc vous que j'adore, comme les anciens patriarches faisaient des anges qui leur apportaient la volonté de Dieu. à mon tour, au reste, monseigneur, vous voyez en moi un ambassadeur de paix.
- C'est comme tel que vous m'êtes annoncé, Odoardo ; c'est comme tel que vous étiez attendu ; c'est comme tel que je vous reçois.
- Je vous étais annoncé ? Vous m'attendiez ?... Pardon, monseigneur, mais je croyais être le premier à vous annoncer ma présence par ma présence même ; et, quant aux propositions que j'étais chargé de vous transmettre, elles étaient si secrètes...
- Ne vous inquiétez point, monsieur l'ambassadeur, reprit, en s'efforçant de sourire, le duc de Savoie. N'avez-vous point entendu dire que certains hommes ont leur démon familier qui les avertit d'avance des choses les plus inconnues ? Je suis un de ces hommes-là.
- Alors, dit Odoardo, vous savez le motif de ma visite ?
- Oui, mais le motif seulement. Restent les détails.
- Quand Votre Altesse le désirera, je serai prêt à lui transmettre ces détails.
Et Odoardo, en s'inclinant, fit à Emmanuel un signe indiquant qu'ils n'étaient pas seuls.
Leona vit ce signe et fit un pas pour se retirer ; mais le prince la retint par la main.
- Je suis toujours seul quand je suis avec ce jeune homme, Odoardo, dit-il ; car ce jeune homme, c'est le démon familier dont je vous parlais tout à l'heure. Reste, Leone, reste ! ajouta le duc. Nous devons savoir tout ce que l'on me propose. J'écoute : parlez, monsieur l'ambassadeur.
- Que diriez-vous, monseigneur, demanda en souriant Odoardo, si j'annonçais à Votre Altesse qu'en échange de Ham, du Catelet et de Saint-Quentin, la France nous rend cent quatre-vingt-dix-huit villes ?
- Je dirais, répondit Emmanuel, que c'est impossible.
- Il en est pourtant ainsi, monseigneur.
- Et, au nombre des villes qu'elle rend, la France rend-elle Calais ?
- Non. La nouvelle reine d'Angleterre, Elisabeth, qui, sous prétexte de conscience religieuse, vient de refuser d'épouser le roi Philippe II, veuf de sa sœur Marie, a été un peu sacrifiée dans tout cela. Cependant, ce n'est qu'à condition que la France garde Calais et les autres villes de Picardie reprises par M. de Guise sur les Anglais.
- Et à quelles conditions ?
- Au bout de huit ans, le roi de France sera obligé de les restituer, si mieux il n'aime payer cinquante mille écus à l'Angleterre.
- Il les donnera, à moins qu'il ne soit aussi pauvre que Beaudoin, qui mettait en gage la couronne de Notre-Seigneur !
- Oui, mais c'est une espèce de satisfaction que l'on a voulu donner à la reine Elisabeth et dont, par bonheur, elle s'est contentée, ayant beaucoup à faire dans ce moment-ci avec le pape.
- Ne l'a-t-il pas déclarée bâtarde ? demanda Emmanuel.
- Oui, mais il y perdra sa suzeraineté sur l'Angleterre. Elisabeth, de son côté, vient de déclarer que tous les édits publiés par la feue reine Marie en faveur de la religion catholique étaient abolis, et qu'au contraire elle rétablissait tous les actes faits contre le pape sous Edouard et Henry VIII, et que, comme ces deux rois, elle joignait à ses prérogatives royales le titre de chef suprême de l'église anglicane.
- Et que fait la France de sa petite reine d'écosse, au milieu de ce grand conflit ?
- Henri II a déclaré Marie Stuart reine d'écosse et d'Angleterre comme héritière de la feue reine Marie Tudor, comme unique descendante de Jacques V, petit-fils de Henry VII, roi d'Angleterre, et en vertu de l'illégitimité d'Elisabeth, déclarée bâtarde par un pacte qui n'a jamais été révoqué.
- Oui, dit Emmanuel Philibert ; toutefois, il y a un testament de Henry VIII qui déclare Elisabeth héritière de la couronne au défaut d'Edouard et de Marie, et c'est sur cet acte que le parlement s'est appuyé pour proclamer Elisabeth reine. Mais, s'il vous plaît, revenons à nos affaires, monsieur l'ambassadeur.
- Eh bien, monseigneur, voici les principales conditions du traité, les bases sur lesquelles on propose de l'établir :

« Les deux rois – le roi d'Espagne et le roi de France – travailleront conjointement à rendre la paix à l ‘église, en provoquant l'assemblée d'un concile général.
» Il y aura une amnistie pour ceux qui auront suivi le parti de l'un ou l'autre roi, à l'exception cependant des bannis de Naples, de Sicile et du Milanais, qui ne seront point compris dans le pardon général.
» Il est stipulé ensuite que toutes les villes et tous les châteaux pris par la France au roi d'Espagne, et particulièrement Thionville, Marienbourg, Ivoy, Montmédy, Damvilliers, Hesdin, le comté de Charolais, Valence dans la Loménie, seront restitués audit roi d'Espagne ;
» Qu'Ivoy sera démantelée en compensation de Thérouanne détruite ;
» Que le roi Philippe épousera la princesse Isabelle de France, qu'il avait d'abord demandée pour son fils don Carlos, et qu'avec cette princesse, il lui sera donné une dot de quatre cent mille écus d'or ;
» Que la forteresse de Bouillon sera restituée à l'évêque de Liège ;
» Que l'infante de Portugal sera mise en possession des biens qui lui appartiennent du côté de la reine Eleonora, sa mère, veuve de François Ier ;
» Enfin, que les deux rois rendront au duc de Mantoue ce qu'ils lui ont pris dans le Montferrat, sans pouvoir y démolir les citadelles qu'ils y ont bâties. »

- Et toutes ces conditions sont accordées par le roi de France ? demanda Emmanuel.
- Toutes !... Qu'en dîtes-vous ?
- Je dis que c'est à merveille, monsieur l'ambassadeur, et que, si c'est vous qui avez eu cette influence, l'empereur Charles Quint, lorsqu'il descendit du trône, avait bien raison de vous recommander à son fils le roi d'Espagne.
- Hélas ! non, monseigneur, répondit Odoardo, les deux principaux agents de cette paix étrange sont madame de Valentinois, qui s'inquiète de voir grandir la fortune des Guise et le crédit de la reine Catherine, et M. le connétable, qui sent que, pendant sa captivité, les Lorrains mettent le pied sur sa maison.
- Ah ! dit Emmanuel, voilà qui m'explique les fréquents congés sollicités par M. le connétable auprès du roi Philippe II pour passer en France et cette demande qu'il m'adresse de racheter lui et l'amiral moyennant deux cent mille écus ; demande que je viens de soumettre au roi par l'entremise de mon écuyer Scianca-Ferro, qui partait un moment avant que vous arrivassiez.
- Le roi ratifiera cette demande, à moins de profonde ingratitude, répondit l'ambassadeur.
Puis, après un moment de silence, et regardant le prince :
- Mais vous, monseigneur, dit-il, vous ne me demandez point ce qui sera fait pour vous ?
Emmanuel sentit frissonner la main de Leona, qu'il avait gardée dans la sienne.
- Pour moi ? répondit le prince. Hélas ! j'espérais avoir été oublié.
- Il eût fallu pour cela que les rois Philippe et Henri eussent choisi un autre négociateur que celui qui vous doit la vie, monseigneur. Oh ! non, non, Dieu merci, la Providence a été juste, cette fois, et le vainqueur de Saint-Quentin sera, je l'espère, largement récompensé.
Emmanuel échangea avec son page un regard douloureux et attendit.
- Monseigneur, dit Odoardo, toutes les places qui ont été prises au duc votre père et à vous, tant au-delà qu'en-deçà des Alpes, vous seront rendues, à l'exception de Turin, de Pignerol, de Quiers, de Chivas et de Villeneuve, dont la France demeura en possession jusqu'au jour où Votre Altesse aura un héritier mâle. En outre, jusqu'au jour de la naissance de cet héritier, qui tranchera ce grand procès de Louise de Savoie et du Piémont, il sera permis au roi d'Espagne de mettre des garnisons dans les villes d'Asti et de Verceil.
- Alors, dit vivement Emmanuel Philibert, en ne me mariant pas...
- Vous perdez cinq villes si magnifiques, monseigneur, qu'elles suffiraient à la couronne d'un prince !
- Mais, dit vivement Leona, monseigneur le duc de Savoie se mariera. Que Votre Excellence veuille donc bien terminer sa négociation en lui disant à quelle illustre alliance il est destiné.
Odoardo regarda le jeune homme avec étonnement ; puis ses yeux se reportèrent sur le prince, dont le visage exprimait la plus cruelle anxiété. Le négociateur, si habile qu'il fût, se trompa à cette expression.
- Oh ! rassurez-vous, monseigneur, lui dit-il, la femme que l'on vous destine est digne d'un roi.
Et, comme les lèvres blêmissantes d'Emmanuel restaient fermées au lieu de s'ouvrir à la question qu'attendait Odoardo :
- C'est, ajouta celui-ci, madame Marguerite de France, sœur du roi Henri II ; et, outre le duché de Savoie tout entier, elle apporte en dot à son heureux époux trois cent mille écus d'or.
- Madame Marguerite de France, murmura Emmanuel, est une grande princesse, je le sais ; mais je m'étais toujours dit, monsieur, que je reconquerrais mon duché par des victoires et non par un mariage.
- Mais, dit Odoardo, madame Marguerite de France est digne, monseigneur, d'être la récompense de vos victoires ; et peu de princes ont payé le gain d'une bataille et la prise d'une ville avec une sœur de roi, fille de roi.
- Oh ! murmura Philibert, que n'ai-je brisé mon épée au commencement de cette campagne !
Puis, comme Odoardo le regardait avec étonnement...
- Votre Excellence, lui dit Leona, voudrait-elle me laisser seule un instant avec le prince ?
Odoardo demeurait muet et continuait d'interroger Philibert du regard.
- Un quart d'heure, répété Leona, et dans un quart d'heure Votre Excellence recevra de Son Altesse une réponse telle qu'il la désire.
Le duc fit un mouvement négatif, comprimé à l'instant même par un geste muet et suppliant de Leona.
Odoardo s'inclina et sortit ; il avait compris que le page mystérieux pouvait seul vaincre cette incompréhensible résistance que paraissait devoir opposer le duc de Savoie aux désirs des rois de France et d'Espagne.
Un quart d'heure après, appelé par l'huissier, Odoardo Maraviglia rentra dans le cabinet du prince de Savoie.
Emmanuel Philibert était seul.
Triste, mais résigné, il tendit la main au négociateur.
- Odoardo, dit-il, vous pouvez retourner vers ceux qui vous envoient et leur dire qu'Emmanuel Philibert accepte avec reconnaissance la part que les rois de France et d'Espagne ont bien voulu faire au duc de Savoie.

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