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Chapitre XXII
Au camp espagnol

Nous avons vu ce que M. le duc de Nevers faisait à Laon ; nous avons vu ce que le roi Henri faisait à Compiègne ; nous avons vu, enfin, ce que la reine Catherine, le Dauphin, le cardinal de Lorraine, faisaient à Paris. Nous allons voir ce que Philippe II et Emmanuel Philibert faisaient au camp espagnol et comment on perdait là le temps si bien mis à profit ailleurs.
D'abord, ainsi que nous l'avons dit, la ville de Saint-Quentin, subissant les conséquences de son héroïsme, avait été livrée à cinq jours de pillage. Cette ville qui, vivante, avait sauvé la France, continuait de la sauver par son agonie. L'armée qui s'acharnait sur la pauvre ville morte oubliait que le reste de la France vivait et, exaltée à ce spectacle, organisait une défense désespérée.
Nous passerons donc par-dessus ces cinq jours, jours d'incendie, de deuil et de désolation, pour arriver au 1er septembre ; et comme, dans un chapitre précédent, nous avons dit quel aspect présentait la ville, nous dirons avec la même exactitude quel aspect présentait le camp.
Tout, depuis le matin, y était à peu près rentré dans l'ordre. Chacun comptait ses prisonniers, visitait son butin, faisait son inventaire et riait de tout ce qu'il avait gagné ou pleurait de ce qu'il avait perdu.
à onze heures du matin, il devait y avoir conseil sous la tente du roi d'Espagne.
Cette tente était placée à l'extrémité du camp ; nous avons expliqué pourquoi – la musique des boulets français étant, comme il l'avait avoué lui-même, particulièrement désagréable aux oreilles de Philippe II.
Commençons par les sommités et voyons ce qui se passait sous cette tente.
Le roi tenait décachetée une lettre que venait d'apporter, tout poudreux, un messager assis sur un banc de pierre à la porte de la tente royale ; un valet du roi d'Espagne versait à ce messager, dans un verre de cabaret, un vin doré dont la couleur trahissait l'origine méridionale.
Cette lettre, qui était revêtue du grand sceau de cire rouge représentant des armes surmontées d'une mitre et flanquées de deux crosses, paraissait préoccuper singulièrement Philippe II.
Au moment où, pour la troisième ou quatrième fois, il venait de relire l'importante missive, le galop d'un cheval s'arrêtant brusquement aux portes de sa tente lui fit relever la tête et, sous ses paupières clignotantes, son œil terne parut chercher quel était celui qui semblait avoir si grande hâte de se trouver en sa présence.
Quelques secondes ne s'étaient pas écoulées, que la tapisserie qui fermait l'entrée de la tente se souleva et qu'un de ses serviteurs qui transportaient jusqu'au milieu des camps l'étiquette des palais de Burgos et de Valladolid, annonça :
- Son excellence don Luis de Vargas, secrétaire de monseigneur le duc d'Albe.
Philippe poussa un cri de joie ; puis, comme s'il eût été honteux vis-à-vis de lui-même de s'être laissé aller à cette première impression, il s'imposa en quelque sorte un moment de silence et, d'une voix dans laquelle il était impossible de distinguer la moindre émotion agréable ou désagréable :
- Faites entrer don Luis de Vargas, dit-il.
Don Luis entra.
Le messager était couvert de sueur et de poussière ; la pâleur de son front indiquait la fatigue d'une longue route ; l'écume qui couvrait son cheval et qui humectait le côté intérieur de ses bottes montrait la hâte qu'il avait eue d'arriver. Et cependant, l'annonce faite, il s'arrêta debout, immobile et le chapeau à la main, à dix pas du roi Philippe II, attendant, pour dire les nouvelles qu'il apportait, que celui-ci lui eût adressé la parole.
Cette soumission à la loi de l'étiquette, la première de toutes les lois en Espagne, parut satisfaire le roi ; et, avec un sourire vague comme un rayon de soleil jouant sur la terre à travers un nuage grisâtre d'automne :
- Que Dieu soit avec vous, don Luis de Vargas !... Quelles nouvelles d'Italie ?
- Bonnes et mauvaises à la fois, sire ! répondit don Luis. Nous sommes maîtres de la position en Italie ; mais M. de Guise revient en France en toute hâte avec une partie de l'armée française.
- C'est le duc d'Albe qui vous envoie m'annoncer cette nouvelle, don Luis ?
- Oui, sire, et il m'a ordonné de prendre le chemin le plus court et de faire toute diligence, afin que je pusse précéder en France M. de Guise d'une douzaine de jours au moins. En conséquence, je me suis embarqué sur une galère à Ostie ; j'ai pris terre à Gênes ; je suis venu par la Suisse, Strasbourg, Metz et Mézières, et suis heureux d'avoir fait tout ce grand voyage en quatorze jours, attendu, j'en suis sûr, qu'il en faudra bien le double au duc de Guise pour arriver à Paris.
- Effectivement, vous avez fait bonne diligence, don Luis, et je reconnais que vous ne pouviez pas venir en un moindre temps. Mais n'avez-vous point de lettre particulière du duc d'Albe pour moi ?
- Monseigneur, dans la crainte que je ne fusse pris, n'a point osé me rien confier par écrit ; seulement, il m'a ordonné de vous répéter ces mots : « Que Sa Majesté le roi d'Espagne se souvienne du roi Tarquin abattant les trop hautes tiges de pavots poussant dans son jardin ; rien ne doit pousser trop haut dans le jardin des rois, pas même les princes ! » Votre Majesté, a-t-il ajouté, saurait parfaitement ce que ces mots veulent dire et à quelle fortune ils font allusion.
- Oui, murmura le roi d'Espagne ; oui, je reconnais là la prudence de mon fidèle Alvarès... J'ai compris en effet, don Luis, et je le remercie. Quant à vous, allez vous reposer et faites-vous donner par mes gens tout ce qui vous est nécessaire.
Don Luis de Vargas s'inclina, sortit, et la tapisserie retomba derrière lui.
Laissons le roi Philippe II méditer à loisir sur la lettre aux armes épiscopales et sur le message verbal du duc d'Albe, et passons sous une autre tente qui n'est éloignée de la sienne que d'une portée de fusil.
Celle-là, c'est la tente d'Emmanuel Philibert.
Emmanuel Philibert est incliné sur un lit de camp où gît un blessé ; un médecin enlève l'appareil d'une blessure qui semble n'être qu'une contusion au côté gauche de la poitrine et qu'à la pâleur et à la faiblesse du blessé on peut juger être cependant plus grave.
Toutefois, le visage du médecin paraît se rasséréner à l'inspection de l'effroyable ecchymose qu'on dirait provenir du choc d'une pierre lancée par une catapulte antique.
Le blessé n'est autre que notre ancien ami Scianca-Ferro, que nous n'avons pu suivre au milieu de ce grand ensemble de l'assaut dont nous avons essayé de donner une idée. Nous retrouvons enfin le brave écuyer sous la tente du duc de Savoie, sur ce lit de douleur que l'on a fait accroire au soldat être un lit de gloire.
- Eh bien ! demanda avec inquiétude Emmanuel Philibert.
- Du mieux ! beaucoup de mieux, monseigneur ! répondit le médecin ; et maintenant le blessé est hors de danger...
- Je te le disais bien, Emmanuel ! interrompit Scianca-Ferro d'une voix à laquelle il s'efforçait de donner de la fermeté et qui, malgré ses efforts, demeurait stridente. En vérité, tu m'humilies à me traiter comme tu traiterais une vieille femme, et tout cela pour une misérable contusion !
- Une misérable contusion qui t'a brisé une côte, qui t'en a enfoncé deux autres et qui te fait cracher le sang à chaque haleine depuis six jours !
- C'est vrai que le coup a été solidement appliqué ! reprit le blessé en essayant de sourire. Passe-moi donc la machine en question, Emmanuel.
Emmanuel chercha des yeux ce que Scianca-Ferro désignait sous le titre de la machine en question et s'en alla ramasser dans un coin de la tente un objet qui, effectivement, était une véritable machine, et même une machine de guerre.
Si vigoureux qu'il fût, le prince souleva cet objet avec peine et vint le déposer sur le lit de Scianca-Ferro.
C'était un boulet de 12 emmanché d'une barre de fer ; le tout pouvait peser de vingt-cinq à trente livres.
- Corpo di Bacco ! s'écria gaiement le blessé, conviens, Emmanuel, que voilà un charmant joujou ! Et qu'a-t-on fait de celui qui en jouait ?
- Selon tes ordres, il ne lui a été fait aucun mal. On lui a demandé sa parole de ne pas fuir ; il l'a donnée et il doit être, comme d'habitude, à quelques pas de la tente, soupirant et pleurant, le front dans ses mains.
- Oui, pauvre diable !... J'ai, à ce que tu m'as dit, fendu jusqu'aux oreilles la tête à son neveu, un digne Allemand qui jurait bien, mais qui frappait encore mieux !... Ma foi ! s'il y avait eu seulement dix hommes comme ces deux gaillards-là à chaque brèche, c'eût été quelque chose de pareil à la fameuse guerre des titans que tu me racontais quand tu expliquais ce malheureux grec auquel je n'ai jamais voulu mordre, et autant aurait valu escalader Pélion ou Ossa !
Puis, prêtant l'oreille :
- Eh, mordieu ! Emmanuel, il y a quelqu'un qui lui cherche querelle, à mon digne Tedesco... J'entends sa voix... Il faut que ce soit diablement grave, car on m'a dit que, depuis cinq jours, il n'avait pas desserré les dents.
Et, en effet, le bruit d'une rixe arrivait jusqu'aux oreilles du blessé et de ceux qui l'entouraient, avec un triple accompagnement de jurons en espagnol, en picard et en allemand.
Emmanuel laissa Scianca-Ferro aux soins du docteur et, pour faire plaisir au blessé, il parut sur le seuil de sa tente, s'informant des causes de cette rixe qui, en quelques secondes, venait de dégénérer en un véritable combat.
Voici – au moment où, pareil au Neptune de Virgile, Emmanuel Philibert prononçait le Quos ego qui devait calmer les vagues irritées –, voici, disons-nous, quel était l'aspect du champ de bataille.
D'abord – nous en demandons pardon à nos lecteurs, mais, comme disent les paysans picards avec lesquels nous allons nous retrouver en contact –, sauf le respect que nous leur devons, le personnage principal de l'échauffourée était un âne.
Un âne magnifique, c'est vrai, chargé de choux, de carottes et de laitues, ruant et brayant que c'était merveille et secouant de son mieux sa cargaison potagère, éparse autour de lui.
Après l'âne, l'acteur le plus important était sans contredit notre ami Heinrich Scharfenstein, frappant à droite et à gauche avec un pieu de tente qu'il avait déraciné et à l'aide duquel il avait déjà renversé sept ou huit soldats flamands. Un voile de profonde mélancolie était étendu sur son visage ; mais, comme on le voit, cette mélancolie n'ôtait rien à la vigueur de son bras.
Après Heinrich,venait une belle jeune paysanne vigoureuse et fraîche, laquelle gourmait de son mieux un soldat espagnol qui, selon toute probabilité, avait essayé de se livrer vis-à-vis d'elle à des privautés que sa pudeur ne pouvait autoriser.
Puis, enfin, le paysan propriétaire probable de l'âne qui, tout en grommelant, ramassait ses laitues, ses carottes et ses choux, dont les soldats qui l'entouraient paraissaient fort friands.
La présence d'Emmanuel Philibert fit, nous l'avons déjà dit, l'effet de la tête de Méduse sur les assistants.
Les soldats lâchèrent les choux, les carottes ou les laitues qu'il s'étaient déjà appropriés.
La belle fille lâcha le soldat espagnol, qui s'enfuit, la moustache à moitié arrachée et le nez en sang.
L'âne cessa de ruer et de braire.
Heinrich Scharfenstein, seul, porta encore, comme une machine lancée avec trop de force pour s'arrêter au premier signe, deux ou trois coups de pieu qui abattirent deux ou trois hommes.
- Qu'y a-t-il ? demanda Emmanuel Philibert ; et pourquoi maltraite-t-on ces braves gens ?
- Ah ! ch'est vous, monseigneir ; eje va vous conter cha, dit le paysan en s'approchant du prince, les bras chargés de choux, de carottes et de laitues, et tenant le rebord de son chapeau entre ses dents, comme pour rendre encore son patois picard plus inintelligible.
- Diable ! murmura Emmanuel Philibert, j'aurai peut-être quelque peine à comprendre ce que vous avez à me dire, mon ami ! Je parle proprement l'italien, passablement l'espagnol, assez bien le français, un peu l'allemand ; mais pas du tout le patois picard.
- Qu'importe, eje va toujours vous conter cha... Ah ! y vient de m'y arriver une rude ahure, allez ! et à mein baudet aussi, et à mein fille aussi !
- Mes amis, dit Emmanuel Philibert, y a-t-il quelqu'un parmi vous qui pourrait me traduire en français, en espagnol, en italien ou en allemand les plaintes de cet homme?
- En fransé ?... V'là mein fille Yvonnette, qui gna été en pension rue de l'Somme-Rouche, à Saint-Quentin, qu'elle va vous causer fransé comme not' curé... Oh ! gna ty qu'cha, ch'est bon ! Parle, Yvonnette ! parle !
La jeune fille s'avança timidement en essayant de rougir.
- Monseigneur, dit-elle, excusez mon père... mais il est du village de Savy où l'on ne parle que patois, et... vous comprenez...
- Oui, dit Emmanuel en souriant, je comprends que je ne comprends pas !
- En vérité, murmura le paysan, y faut qu'tous ces renie-Dieu, ils soient pus bêtes éque des kiens pour pas comprendre el picard !
- Chut, mon père, dit la jeune fille.
Puis, se retournant vers le prince :
- Voici donc ce qui est arrivé, monseigneur. Hier, nous avons entendu dire dans notre village que, vu les grands dégâts qui avaient été faits dans les champs environnants par les combats et les batailles qui s'y étaient livrés... que, vu que la place du Catelet, qui tient toujours pour le roi Henri, empêchait les convois de Cambray, on manquait de vivres frais au camp, et surtout de légumes, même sur la table du roi d'Espagne et sur la vôtre, monseigneur...
- Eh bien ! à la bonne heure ! dit Emmanuel Philibert , voilà ce qui s'appelle parler !... C'est la vérité, ma belle enfant, sans manquer tout à fait de vivres, nous n'avons pas ce que nous voulons ; les légumes surtout sont rares.
- Oui, reprit le paysan qui ne paraissait pas vouloir céder complètement la parole à sa fille ; alors, hier, eje dis comme cha à nô mekaine : « Tiote !... »
- Mon ami, interrompit le prince, laissez parler votre fille, si cela vous est égal : nous y gagnerons tous les deux.
- Bon ! parle, tiote ! parle !
- Alors, hier, mon père s'est dit : « Tiens, si je prenais mon baudet, si je le chargeais de choux, de carottes et de laitues et que nous portions tout cela au camp, peut-être cela ferait-il plaisir au roi d'Espagne et au prince de Savoie, de manger de l'herbe fraîche.
- Je l'crai, pardié ! cha fait ben plaisi à not'vaque, qi è pas pu bête qu'un autre, d'en manger d'l'herb fraîche, pourquoi cha n'ferait ty pas plaisi à un roi et à un prince ?
- Si vous parliez longtemps, mon ami, dit en souriant Emmanuel Philibert, je crois que je finirais par vous comprendre ; mais n'importe ! j'aime mieux avoir affaire à votre fille qu'à vous... Continuez, la belle enfant, continuez !
- Alors, ce matin, au point du jour, reprit la jeune fille, nous sommes descendus dans le jardin, mon père et moi ; nous avons coupé ce que nous avons trouvé de plus frais et de plus beau en légumes ; nous en avons chargé le baudet et nous sommes venus... Avons-nous donc mal fait, monseigneur ?
- Au contraire, mon enfant, c'est une très-bonne idée que vous avez eue là !
- Dame ! nous le croyions comme vous, monseigneur... Mais, à peine dans le camp, vos soldats se sont jetés sur notre pauvre baudet. Mon père avait beau dire : « Mais c'est pour Sa Majesté le roi d'Espagne ! mais c'est pour monseigneur le prince de Savoie ! » ils n'ont voulu entendre à rien. Alors, nous nous sommes mis à crier et notre âne s'est mis à braire ; mais, malgré nos cris et ceux de Cadet, nous allions être dévalisés... sans compter ce qui pouvait m'arriver à moi !... quand ce brave homme qui est allé se rasseoir là-bas est venu à notre secours et a fait la besogne que vous voyez.
- Oui, rude besogne ! dit Emmanuel Philibert en secouant la tête ; deux hommes morts et quatre ou cinq blessés pour quelques misérables légumes !... Mais n'importe ! il l'a fait à bonne intention. D'ailleurs, il est sous la protection d'un ami à moi ; tout est donc bien.
- Alors, monseigneur, il ne nous arrivera pas malheur pour être venus au camp ? demanda timidement celle que son père avait désignée sous le nom d'Yvonnette.
- Non, ma belle fille, non, au contraire !
- C'est que, continua la jeune paysanne, nous sommes fatigués, monseigneur, ayant fait cinq lieues pour venir au camp, et nous voudrions bien ne nous mettre en route que quand la chaleur sera passée.
- Vous vous en irez quand vous voudrez, dit le prince ; et comme la bonne intention doit être aussi bien récompensée que le fait, et mieux que le fait s'il est possible, voici trois pièces d'or pour la charge de votre baudet.
Puis, se retournant vers quelques-uns de ses gens que la curiosité avait attirés autour de lui :
- GaĆ«tano, dit-il, tu feras déposer ces provisions dans la cantine du roi d'Espagne ; puis tu donneras de ton mieux à boire et à manger à ces braves gens, tout en veillant à ce qu'il ne leur soit fait aucune insulte.
Puis, comme l'heure de la réunion qui devait avoir lieu sous la tente du roi d'Espagne approchait, comme, de tous les points du camp, les chefs commençaient à s'acheminer vers cette tente, Emmanuel Philibert entra sous la sienne afin de s'assurer si le pansement de son ami Scianca-Ferro était achevé – et, cela, tant cette préoccupation l'emportait chez lui sur toute autre, sans s'apercevoir du sourire narquois que le paysan et sa fille échangeaient avec une espèce de drôle de la plus mauvaise mine qui s'avançait, fourbissant d'un poing furieux les brassards de la cuirasse du connétable de Montmorency.

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