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Chapitre XVIII
Deux fugitifs

Le cerf relancé par les chiens ne se jette pas hors du bois et ne dévore pas la plaine en élans plus rapides que ne le faisait le jeune homme aux cheveux noirs qui paraissait posséder à l'endroit des pendus – sorte de gens beaucoup moins à craindre, cependant, après qu'avant l'opération – une inconcevable irritabilité nerveuse.
Le seul soin qu'il prit donc, en apparaissant à la lisière du petit taillis, fut de tourner le dos à Saint-Quentin et de courir dans une direction opposée à la ville ; le seul désir qu'il parut avoir fut de s'éloigner de là le plus tôt possible.
Le fugitif, en conséquence, soutint pendant plus de trois quarts d'heure une course dont on eût cru un coureur de profession incapable, si bien qu'en ces trois quarts d'heure il dut faire tout près de deux lieues.
Deux choses contraignirent le fugitif à une halte momentanée : d'abord, l'haleine lui manquait ; puis ensuite, le terrain devenait tellement bosselé, qu'on ne pouvait plus, je ne dirai pas courir, mais marcher qu'avec une extrême précaution, sous peine de trébucher à chaque pas.
En conséquence, dans l'impossibilité bien visible d'aller plus loin, il se coucha de son long sur une de ces bosses, haletant comme le cerf aux abois.
D'ailleurs, il avait réfléchi sans doute que, depuis longtemps, la ligne occupée par les avant-postes espagnols était dépassée et, quant au pendu, s'il avait dû descendre de son arbre et courir après lui, il n'eût point attendu trois quarts d'heure pour se donner ce petit plaisir d'outre-tombe.
Notre jeune homme eût pu se faire sur ce dernier point une réflexion encore plus juste : c'est qu'en général, si les pendus pouvaient descendre de la potence, soit qu'elle étende au coin d'un carrefour son bras nu et sec, soit qu'elle allonge dans la forêt sa branche feuillue et pleine de sève, la situation n'est point tellement agréable pour eux qu'ils ne descendissent dès le premier jour.
Or, si notre calcul est juste, du jour de la bataille de Saint-Quentin au jour de la prise de la ville, vingt jours s'étaient écoulés et, puisque Fracasso était resté patiemment vingt jours suspendu à sa corde, il était probable qu'il y resterait tant que la corde ne se romprait pas.
Tandis que notre fugitif reprenait haleine et se livrait sans doute aux réflexions que nous venons de faire, onze heures trois quarts sonnaient au clocher de Gibercourt et la lune se levait derrière les bois de Rémigny.
Il en résulta que, lorsqu'il releva la tête, ses réflexions achevées, le fugitif put reconnaître, aux rayons tremblants de la lune, le paysage dont il faisait la partie la plus animée.
Il était en plein champ de bataille, au milieu du cimetière improvisé par Catherine de Laillier, mère du seigneur de Gibercourt ; le petit monticule sur lequel il avait cherché un repos momentané n'était rien autre chose que le rebondissement d'une fosse où une vingtaine de soldats français avaient trouvé le repos éternel.
Il était dit que le fugitif ne sortirait pas du cercle funèbre qui, depuis qu'il avait quitté Saint-Quentin, semblait s'étendre autour de lui.
Cependant, comme il paraît que, pour certaines organisations, les cadavres qui dorment à trois pieds sous terre sont moins effrayants que ceux qui se balancent trois pieds au-dessus, notre fugitif se contenta cette fois de se livrer à un tremblement nerveux accompagné de ce petit roulement de la voix qui signifie qu'un frisson glacé passe entre le cuir et la chair de ce pauvre animal, le plus facile à épouvanter après le lièvre, c'est-à-dire de l'homme.
Puis, la poitrine soulevée encore par un reste de fatigue, résultat de la course désordonnée qu'il venait d'accomplir, notre fugitif se mit à écouter le cri d'une chouette qui jaillissait, mélancolique et régulier, d'un massif d'arbres verts restés debout comme pour indiquer le centre du cimetière.
Mais bientôt, si fort que ce chant lugubre parût captiver son attention, son sourcil se fronça et sa tête tourna légèrement de droite à gauche, comme préoccupée d'un autre bruit qui venait de se mêler à celui-là.
Ce bruit était plus matériel que le premier ; le premier semblait descendre du ciel sur la terre, le second semblait monter de la terre au ciel.
C'était le bruit de ce lointain galop d'un cheval, si bien imité dans la langue latine, au dire des professeurs, ébahis, depuis deux mille ans, d'admiration devant le vers de Virgile :

Quadrupedante putrem sonitu quatit ungula campum.

Je n'oserais pas dire que notre fugitif connût ce vers ; mais, à coup sûr, il connaissait le galop d'un cheval ; car, à peine le bruit de ce galop était-il perceptible à une oreille ordinaire, que le jeune homme était debout, interrogeant l'horizon du regard.
Seulement, comme le cheval galoppait, non pas sur une grande route, mais sur un sol poussiéreux, défoncé par les marches et les contremarches de l'armée espagnole et de l'armée française, comme ce sol sillonné par les boulets et couvert des débris de la moisson n'avait qu'une médiocre sonorité, il se trouvait qu'en réalité le cheval et le cavalier étaient beaucoup plus près du fugitif que celui-ci ne se l'était imaginé au premier abord.
La première idée qui vint à notre jeune homme, c'est que, défiant dans la raideur de ses jambes, le pendu avec lequel il venait de se compromettre avait emprunté aux écuries de la mort quelque cheval fantastique à l'aide duquel il s'était mis à sa poursuite, et la marche du cavalier, le peu de bruit que faisait le cheval en gagnant du chemin, rendaient cette supposition possible, surtout pour une organisation nerveuse et surexcitée encore par les événements qui venaient de s'accomplir et par l'aspect vraiment lugubre du théâtre où ils s'étaient accomplis.
Ce qu'il y avait de positif dans tout cela, c'est que cheval et cavalier n'étaient plus guère qu'à cinq cents pas du jeune homme et que celui-ci commençait à les distinguer l'un et l'autre, autant qu'il est permis, par le clair quelque peu obscur d'une lune à son dernier quartier, de distinguer les spectres d'un cavalier et d'un cheval.
Peut-être, si la course du fantastique centaure qui s'approchait eût dû laisser notre fugitif à vingt pas à droite ou à vingt pas à gauche, celui-ci n'eût-il pas bougé et, au lieu de fuir, se serait-il couché à l'ombre, dans quelque entre-deux de tombes, pour laisser passer l'apocalyptique vision ; mais point : il se trouvait sur la ligne directe parcourue par le nouvel arrivant et il lui fallait fuir au plus vite, s'il ne voulait pas être traité par le cavalier infernal comme Héliodore, vingt siècles auparavant, avait été traité par le cavalier céleste.
Il jeta donc un regard rapide vers l'horizon opposé à celui par lequel surgissait le danger et, à trois cents pas à peine devant lui, il aperçut comme un rideau sombre la lisière des bois de Rémigny.
Il songea bien un instant à se jeter, soit dans le village de Gibercourt, soit dans le village de Ly-Fontaines, placé qu'il était à mi-chemin de ces deux hameaux, dont le premier s'élevait à sa droite, et le second à sa gauche ; mais, calcul fait des distances, il reconnut qu'il était au moins à cinq cents pas de l'un et de l'autre, tandis qu'il était à trois cents pas à peine de la lisière du bois.
Ce fut donc vers le bois qu'il se dirigea avec l'élan du cerf à qui la meute en défaut a donné le loisir de reposer pendant quelques instants ses membres déjà raidis.
Mais, au moment où il passait de l'immobilité au mouvement, il lui sembla que le cavalier poussait un cri de joie qui n'avait rien d'humain.
Ce cri, apporté aux oreilles du fugitif sur les ailes vaporeuses de la nuit, donna une nouvelle activité à sa course et, comme cependant le bruit de cette course épouvantait la chouette cachée dans les massifs d'arbres et qui s'envolait en jetant une dernière plainte plus lugubre que les autres, il se prit à envier ces ailes rapides et silencieuses à l'aide desquelles le sombre oiseau de nuit se trouva en un instant perdu dans le rideau de bois qui s'étendait devant lui.
Mais, si le fugitif n'avait point les ailes de la chouette, le cheval qui servait de monture au cavalier lancé à sa poursuite paraissait avoir celles de la chimère : tout en bondissant par-dessus les tombes, le jeune homme jetait un regard derrière lui et, avec une rapidité effrayante, il voyait se rapprocher et grandir le cheval et le cavalier.
En outre, le cheval hennissait et le cavalier hurlait.
Si les artères des tempes du fugitif n'eussent point battu si fort, il eût compris que les hennissements du cheval n'avaient rien que de naturel et que les hurlements du cavalier était tout simplement une répétition du mot Arrête ! prononcé sur tous les tons, depuis celui de la prière jusqu'à celui de la menace.
Mais comme, malgré cette gamme ascendante, loin de s'arrêter, le fugitif redoublait d'efforts pour gagner le bois, le cavalier, de son côté, redoublait d'efforts pour atteindre le fugitif.
Au reste, peu s'en fallait que la respiration de celui-ci ne fût aussi rauque que celle du quadrupède qui le poursuivait ; il n'était plus qu'à cinquante pas de la lisière du bois ; mais le cheval et le cavalier n'étaient plus qu'à cent pas de lui.
Ces derniers cinquante pas étaient au fugitif ce qu'est au naufragé roulé par les vagues les cinquante dernières brasses qu'il lui reste à compter pour atteindre le rivage ; et encore le naufragé a-t-il cette chance que, les forces venant à lui manquer, le flux le portera peut-être vivant sur le galet, tandis qu'aucune espérance de ce genre ne pouvait bercer le fugitif, si – ce qui était plus que probable – les jambes venaient à lui manquer avant qu'il eût atteint ce bienheureux couvert où la chouette l'avait précédé et semblait railler, de sa voix funèbre, son dernier et impuissant effort.
Les bras tendus, le haut du corps en avant, la gorge desséchée, l'haleine stridente, un bourdonnement de tempête dans les oreilles, un nuage de sang sur les yeux, notre fugitif n'avait plus que vingt pas à faire pour atteindre la lisière du bois, quand, en se retournant, il vit que le cheval toujours hennissant, le cavalier toujours criant, n'avaient plus que dix pas à faire pour l'atteindre, lui !
Alors il voulut, de son côté, redoubler de vitesse ; mais sa voix expira dans son gosier, ses jambes se raidirent : il entendit comme un grondement de tonnerre derrière lui, sentit comme une haleine de flamme sur son épaule, éprouva un choc pareil à celui que lui eût causé un rocher lancé par une catapulte et s'en alla rouler, à moitié évanoui, dans le fossé du petit bois.
Puis, comme à travers une vapeur de flamme, il vit le cavalier descendre, ou plutôt se jeter à bas de sa monture, s'élancer vers lui, le soutenir, le relever, l'asseoir sur le talus, le regarder à la lueur de la lune et tout à coup s'écrier :
- Par l'âme de Luther, c'est ce cher Yvonnet !
à ces mots, l'aventurier, qui commençait à reconnaître le cavalier pour un être humain, s'efforça de rassembler ses esprits, fixa ses yeux hagards sur celui qui, après une si rude poursuite, lui adressait de si rassurantes paroles et, d'une voix que la sécheresse de son gosier faisait ressembler au râle d'un mourant :
- Par l'âme du pape, murmura-t-il, c'est monseigneur Dandelot !
Nous savons pourquoi Yvonnet fuyait devant monseigneur Dandelot ; il nous reste à expliquer pourquoi monseigneur Dandelot poursuivait Yvonnet.
Il nous suffira pour cela de jeter un regard en arrière et de reprendre les événements où nous les avons abandonnés, c'est-à-dire au moment où Emmanuel Philibert mettait le pied sur la brèche de Saint-Quentin.

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