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Chapitre III
Connétable et cardinal

Deux heures après la scène que nous venons de décrire ; l'émotion privée ou officielle apaisée dans le cœur de tous les assistants ; les félicitations faites à Gabriel de Lorge, comte de Montgomery, et à Jacques de Savoie, duc de Nemours, les deux sauveurs du roi, sur le courage et l'adresse qu'ils avaient déployés dans cette occasion ; la curée – chose importante que les plus graves affaires ne permettaient pas de négliger – accomplie dans la grande cour du château en présence du roi, de la reine et de tous les seigneurs et dames présents à Saint-Germain ; Henri II, le visage souriant comme l'est celui d'un homme qui vient d'échapper à un danger de mort, et qui se sent d'autant plus plein de vie et de santé que ce danger a été plus grand ; Henry II, disons-nous, entrait dans son cabinet où l'attendaient, outre ses conseillers ordinaires, le cardinal Charles de Lorraine et le connétable de Montmorency.
Nous avons deux ou trois fois déjà nommé le connétable de Montmorency ; mais nous avons négligé de faire pour lui ce que nous avons fait pour les autres héros de cette histoire, c'est-à-dire de l'exhumer de sa tombe et de le faire poser devant nos lecteurs, ainsi que ce grand connétable de Bourbon que ses soldats portèrent, après sa mort, chez un peintre, afin que celui-ci leur en fît un portrait debout et tout armé, comme s'il eût été vivant.
Anne de Montmorency était alors le chef de cette vieille famille de barons chrétiens ou barons de France, comme ils s'intitulaient, issue de Bouchard de Montmorency et qui a fourni dix connétables au royaume.
Il s'appelait et qualifiait Anne de Montmorency, duc, pair, maréchal, grand maître, connétable et premier baron de France, chevalier de Saint-Michel et de la Jarretière, capitaine de cent hommes des ordonnances du roi, gouverneur et lieutenant général du Languedoc ; comte de Beaumont, de Dammartin, de la Fère-en-Tardenois et de Châteaubriant ; vicomte de Melun et de Montreuil ; baron d'Amville, de Préaux, de Montbron, d'Offemont, de Mello, de Châteauneuf de la Rochepot, de Dangu, de Méru, de Thoré, de Savoisy, de Gourville, de Derval, de Chanceaux, de Rougé, d'Aspremont, de Maintenai ; seigneur d'Ecouen, de Chantilly, de l'Isle-Adam, de Conflans-Sainte-Honorine, de Nogent, de Valmondois, de Compiègne, de Gandelu, de Marigny, de Thourote.
Comme on voit par cette nomenclature de titres, le roi pouvait être roi dans Paris, mais Montmorency était duc, comte, baron tout autour de Paris ; si bien que la royauté semblait emprisonnée dans ses duchés, comtés et baronnies.
Né en 1493, c'était, à l'époque où nous sommes arrivés, un vieillard de soixante-quatre ans qui, tout en paraissant son âge, avait la force et la verdeur d'un homme de trente. Violent et brutal, il avait toutes les grossières qualités du soldat : le courage aveugle, l'ignorance du danger, l'insouciance de la fatigue, de la faim et de la soif. Plein d'orgueil, bouffi de vanité, il ne cédait le pas qu'au duc de Guise, mais c'était comme prince de Lorraine car, comme général et commandant d'expédition, il se croyait bien au-dessus du défenseur de Metz et du vainqueur de Renty. Pour lui, Henri II n'était que le petit maître ; François Ier avait été le grand maître et il n'en voulait pas reconnaître d'autres. Courtisan étrange, ambitieux obstiné, il obtenait, au profit de sa fortune et de sa grandeur, à force de rebuffades et de brutalités, ce qu'un autre eût obtenu à force de souplesse et de flatterie. Au reste, Diane de Valentinois l'aidait fort dans cette besogne où, sans elle, il eût échoué : venant derrière lui avec sa douce voix, son doux regard et son doux visage, elle raccommodait tout ce que la colère éternelle du soudard avait brisé. Il s'était déjà trouvé à quatre grandes batailles et dans chacune il avait fait l'ouvrage d'un vigoureux homme d'armes, mais dans aucune l'œuvre d'un chef intelligent. Ces quatre batailles, c'étaient, d'abord celle de Ravenne : il avait alors dix-huit ans et suivait, pour son plaisir et en amateur, ce que l'on appelait l'étendard général et qui n'était rien autre chose que le guidon des volontaires ; la seconde était celle de Marignan : il y commandait une compagnie de cent hommes d'armes et il aurait pu se vanter que les plus vigoureux coups d'épée et de masse y eussent été donnés de sa main, s'il n'eût eu près de lui et souvent devant lui son grand maître François Ier, cette espèce de géant centimane qui, de son côté, eût fait la conquête du monde si cette conquête eût été dévolue à celui qui frappait le plus fort et le plus dur, comme on disait dans ce temps-là ; la troisième était celle de la Bicoque, où il était colonel des Suisses, où il combattit la pique au point et où il fut laissé pour mort ; enfin, la quatrième était celle de Pavie : il était alors maréchal de France par la mort de M. de Châtillon, son beau-frère ; ne se doutant pas que la bataille dût avoir lieu le lendemain, il était parti la nuit pour faire une reconnaissance ; au bruit du canon, il revint et fut pris comme les autres, dit Brantôme ; et en effet, à cette fatale défaite de Pavie, tout le monde fut pris, même le roi.
Tout au contraire de M. de Guise, qui avait dans la bourgeoisie et dans la robe de grandes sympathies, le connétable détestait le bourgeois et exécrait les robins. En aucune occasion il ne manquait de rabrouer les uns et les autres. Aussi, un jour qu'il faisait très-chaud, un président étant venu lui parler au sujet de sa charge, M. de Montmorency le reçu le bonnet à la main et lui dit :
- Voyons, monsieur le président, dégoisez-moi ce que vous avez à me raconter et couvrez-vous.
Mais le président, croyant que c'était pour lui faire honneur que M. de Montmorency se tenait lui-même la tête découverte, répondit :
- Monsieur, je ne me couvrirai pas, croyez-le bien, que vous ne soyez couvert vous-même.
Alors le connétable :
- Que vous êtes un grand sot, monsieur, lui dit-il. Croyez-vous, par hasard, que je me tienne découvert pour l'amour de vous ? Non point, et c'est pour mon aise, mon ami, attendu que je meurs de chaud. Je vous écoute ; parlez.
Sur quoi, le président, tout ébahi, ne fit que balbutier ; et alors, M. de Montmorency :
- Vous êtes un imbécile, monsieur le président ! lui dit-il. Retournez chez vous, apprenez-y votre leçon et, quand vous la saurez, revenez me trouver, mais point avant.
Et il lui tourna les talons.
Les gens de Bordeaux s'étant révoltés et ayant tué leur gouverneur, le connétable fut envoyé contre eux. Eux, le sentant venir et tremblant que les représailles ne fussent terribles, allèrent au devant de lui jusqu'à deux journées, lui portant les clefs de la ville.
Mais lui, à cheval et tout armé :
- Allez, messieurs de Bordeaux, dit-il, allez avec vos clefs ; je n'en ai que faire.
Et, leur montrant ses canons :
- Tenez, en voici que je mène avec moi et qui feront une autre ouverture que les vôtres. Ah ! je vais vous apprendre à vous rebeller contre le roi et à tuer son gouverneur et son lieutenant ! Sachez que je vous ferai tous pendre !
Et il tint parole.
à Bordeaux, M. de Strozzi, qui avait manœuvré la veille avec ses gens devant lui, le vint voir pour lui rendre hommage, quoiqu'il fût parent de la reine. Dès qu'il l'aperçut, M. de Montmorency lui cria :
- Eh ! bonjour, Strozzi ! vos gens ont fait merveille hier et étaient vraiment beaux à voir ; aussi toucheront-ils aujourd'hui de l'argent : je l'ai commandé.
- Merci, monsieur le connétable, répondit M. de Strozzi ; je suis on ne peut plus content de vous trouver satisfait d'eux, car j'ai une prière à vous adresser de leur part.
- Laquelle, Strozzi ? Dites !
- C'est que le bois est cher en cette ville et qu'ils se ruinent pour en acheter ; attendu le froid qu'il fait, ils vous prient donc de leur donner un navire qui est sur la grève, qui ne vaut plus rien, et qu'on appelle le Montréal, pour le mettre en pièces et s'en chauffer.
- Oui da ! je le veux, dit le connétable ; qu'ils y aillent au plus vite, menant avec eux leurs goujats, et qu'ils le mettent en morceaux et s'en chauffent très-bien, car c'est mon plaisir.
Mais voilà que, pendant qu'il dînait, messieurs les jurats de la ville et les conseillers de la cour vinrent à lui. Soit que M. de Strozzi eût mal vu, soit qu'il s'en fût rapporté au dire de ses soldats, soit qu'il ne se connût pas en vieux navires ou en navires neufs, celui dont il avait demandé la démolition était encore en état de faire un long et bon usage. Aussi ces dignes magistrats venaient-ils représenter au connétable le dommage qu'il y aurait à dépecer un si beau bâtiment qui n'avait encore fait que deux ou trois courses et qui jaugeait trois cents tonneaux.
Mais le connétable, avec son ton ordinaire, les interrompant à la quatrième parole :
- Bon ! bon ! bon ! Qui êtes-vous, messieurs les sots, leur demanda-t-il, pour me vouloir contrôler ? Vous êtes encore d'habiles veaux d'être si hardis que d'oser m'en remontrer ! Si je faisais bien, et je ne sais à quoi cela tient, j'enverrais tout à l'heure dépecer vos maisons au lieu du navire. Et c'est ce que je ferai si vous ne tournez pas prestement les talons. Allons, rentrez chez vous pour vous mêler de vos affaires et non des miennes !
Et, le même jour, le navire fut mis en morceaux.
Depuis qu'on était en paix, M. le connétable passait ses plus grandes colères sur les ministres de la religion réformée contre lesquels il nourrissait une haine féroce. Un de ses délassements était d'aller dans les temples de Paris et de les chasser de leurs chaires et, ayant un jour appris qu'avec permission du roi ils avaient un consistoire, il se rendit à Popincourt, entra dans l'assemblée, renversa la chaire, brisa tous les bancs et en fit un grand feu ; expédition d'où il fut surnommé le capitaine Brûle-Bancs.
Et toutes ces brutalités se faisaient de la part du connétable en marmottant des prières et surtout l'oraison dominicale, qui était sa prière favorite et qu'il emmanchait de la plus grotesque façon avec les ordres barbares qu'il donnait et sur lesquels on ne le vit jamais revenir.
Aussi, malheur ! quand on l'entendait marmotter le commencement de sa prière.
- Notre père qui êtes aux cieux, disait-il : allez-moi prendre un tel ; que votre nom soit sanctifié : pendez-moi cet autre par les piques ; que votre volonté soit faite : arquebusez ces drôles-là devant moi ; sur la terre comme au ciel : taillez-moi en pièces tous ces marauds qui ont voulu tenir ce clocher contre le roi ; donnez-nous notre pain de chaque jour : brûlez-moi ce village ; pardonnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés : mettez-y le feu aux quatre coins, et que pas une maison n'en échappe ; et ne nous induisez point en tentation : si les manants crient, jetez-les dans le feu ! Amen !
Cela s'appelait les patenôtres du connétable.
Tel était l'homme qu'en entrant dans son cabinet, le roi Henri II trouva assis en face du fin, du spirituel, de l'aristocrate cardinal de Lorraine, le gentilhomme d'église le plus courtois et le prélat politique le plus habile de son temps.
On comprend l'opposition que se faisaient l'une à l'autre ces deux natures si absolument contraires et le trouble que devaient jeter dans l'état ces ambitions rivales.
Et cela d'autant plus que la famille de Montmorency n'était guère moins nombreuse que la famille de Guise, le connétable ayant eu de sa femme – madame de Savoie, fille de messire René, bâtard de Savoie et grand-maître de France – cinq fils : MM. de Montmorency, d'Amville, de Méru, de Montbron et de Thoré, et cinq filles, dont quatre furent mariées à MM. de la Trémouille, de Turenne, de Ventadour et de Candale, et dont la cinquième, la plus belle de toutes, devint abbesse de Saint-Pierre de Rheims.
Or, il fallait placer toute cette riche lignée et le connétable était trop avare pour pourvoir au placement quand le roi était là.
En apercevant Henri, tous se levèrent et se découvrirent.
Le roi salua Montmorency d'un geste amical et presque soldatesque, tandis qu'il adressa à Charles de Lorraine une inclination de tête pleine de déférence.
Je vous ai fait appeler, messieurs, dit-il, car le sujet sur lequel j'ai à vous consulter est grave. M. de Nemours est arrivé d'Italie où les affaires vont mal, vu le manque de parole de Sa Sainteté et la trahison de la plupart de nos alliés. Tout, d'abord, avait été à merveille : M. de Strozzi avait pris Ostie ; il est vrai que nous avions perdu dans les fossés de la ville M. de Montluc, un brave et digne gentilhomme, messieurs, pour l'âme duquel je vous demande vos prières. Puis M. le duc d'Albe, sachant la prochaine arrivée de votre illustre frère, mon cher cardinal, s'était retiré à Naples. Toutes les places des environs de Rome avaient, en conséquence, été occupées par nous les unes après les autres. En effet, après avoir traversé le Milanais, le duc s'avança vers Reggio où l'attendait son beau-père, le duc de Ferrare, avec six mille hommes d'infanterie et huit cents chevaux. Là, un conseil fut tenu entre le cardinal Caraffa et Jean de Lodève, ambassadeur du roi. Les uns pensaient que l'on devait attaquer Crémone ou Pavie tandis que le maréchal de Brissac tiendrait les ennemis en haleine ; d'autres représentèrent qu'avant qu'on eût eu le temps de s'emparer de ces deux places, qui sont des plus fortes de l'Italie, le duc d'Albe aurait doublé son armée en faisant des levées dans la Toscane et dans le royaume de Naples. Le cardinal Caraffa était d'un autre avis : il se proposait, lui, d'entrer dans la marche d'Ancône par la terre de Labour dont toutes les places, mal fortifiées, se rendraient, disait-il, à la première sommation ; mais le duc de Ferrare, de son côté, remontrait que, la défense du Saint-Siège étant le principal objet de la campagne, le duc de Guise devait marcher droit à Rome. Le duc de Guise se décida pour ce dernier parti et voulut prendre avec lui les six mille hommes d'infanterie et les huit cents chevaux de M. de Ferrare ; mais celui-ci les retint, disant qu'il pouvait être attaqué d'un moment à l'autre, soit par le grand duc Cosme de Médicis, soit par le duc de Parme qui venait de tourner à l'Espagne. M. le duc de Guise, messieurs, fut donc obligé de continuer sa route avec le peu de troupes qui l'accompagnaient, n'ayant plus d'autre espoir que dans le rassemblement qui, au dire du cardinal Caraffa, attendait, afin de se joindre à elle, l'armée française à Bologne. Arrivé à Bologne avec M. le cardinal neveu, le duc chercha en vain le rassemblement : le rassemblement n'existait pas. Votre frère, mon cher cardinal, continua le roi, se plaignit hautement mais il lui fut répondu qu'il allait, dans la marche d'Ancône, trouver dix mille hommes nouvellement levés par Sa Sainteté. Le duc voulut bien croire à cette promesse et poursuivit son chemin par la Romagne. Aucun renfort ne l'y attendait ; il y laissa notre armée sous la conduite du duc d'Aumale et s'achemina directement vers Rome afin d'apprendre du Saint-Père lui-même ce qu'il comptait faire. Le pape, mis au pied du mur par M. de Guise, répondit qu'il devait, en effet, un contingent de vingt-quatre mille hommes pour cette guerre mais que, parmi ces vingt-quatre mille hommes, étaient compris les gens d'armes gardant les places fortes de l'église. Or, dix-huit mille papalins, répartis dans les différentes places, étaient occupés à ce soin. M. de Guise vit alors qu'il ne pouvait compter que sur les hommes qu'il avait amenés avec lui ; mais, au dire du pape, ces hommes devaient lui suffire, les Français n'ayant échoué jusque là, dans leurs entreprises sur Naples, assurait Paul IV, que parce qu'ils avaient contre eux le souverain pontife. Or, cette fois, au lieu d'être contre les Français, le souverain pontife était avec eux et, grâce à cette coopération, toute morale et spirituelle qu'elle était, les Français ne pouvaient manquer de réussir. M. de Guise, mon cher connétable, continua Henri, est un peu comme vous sous ce rapport : il ne doute jamais de sa fortune tant qu'il a sa bonne épée au côté et quelques milliers de braves gens qui marchent derrière lui. Il pressa la venue de son armée et, dès qu'elle l'eut rejoint, il sortit de Rome, attaqua Campli, prit la ville d'assaut et, hommes, femmes, enfants, passa tout au fil de l'épée !
Le connétable accueillit la nouvelle de cette exécution par le premier signe visible d'approbation qu'il eût encore donné.
Le cardinal restait impassible.
- De Campli, reprit le roi, le duc alla mettre le siège devant Civitella qui est bâtie, à ce qu'il paraît, sur une colline escarpée, munie de bonnes fortifications. On commença par battre la citadelle ; mais, avant que la brèche fût praticable, notre armée, dans son impatience ordinaire, voulut risquer l'assaut. Par malheur, l'endroit qu'elle tentait de forcer était défendu de tous côtés par des bastions ; il en résulta que nos gens furent repoussés avec perte de deux cents tués et de trois cents blessés !
Un sourire de joie effleura les lèvres du connétable : l'invincible avait échoué devant une bicoque !
- Pendant ce temps, poursuivit le roi, le duc d'Albe, ayant rassemblé ses troupes à Chieti, marcha au secours des assiégés avec une armée de trois mille Espagnols, de six mille Allemands, de trois mille Italiens et de trois cents Calabrais. C'était plus du double de ce que possédait le duc de Guise ! Cette infériorité détermina le duc à lever le siège et à aller attendre l'ennemi en rase campagne, entre Fermo et Ascoli. Il espérait que le duc d'Albe accepterait la bataille qu'il lui présentait ; mais le duc d'Albe, sûr que nous nous ruinerions de nous-mêmes, continue de tenir la campagne et n'accepte ni rencontre, ni combat, ni bataille, ou les accepte dans de telles positions, qu'ils ne nous laissent aucune chance de succès. Dans cette situation, sans espoir d'obtenir du pape ni hommes, ni argent, M. de Guise m'envoie M. le duc de Nemours pour réclamer de moi un renfort considérable ou son congé de quitter l'Italie et de revenir. Votre avis, messieurs ? Faut-il faire un dernier effort, envoyer à notre bien-aimé duc de Guise les hommes et l'argent dont il a absolument besoin, ou bien faut-il le rappeler près de nous et, en le rappelant près de nous, renoncer à toute prétention à l'endroit de ce beau royaume de Naples que, sur la promesse de Sa Sainteté, j'avais déjà destiné à mon fils Charles ?
Le connétable fit un geste comme pour demander la parole, tout en indiquant cependant qu'il était prêt à céder la priorité au cardinal de Lorraine ; mais celui-ci, par un léger mouvement de tête lui donna à entendre qu'il pouvait parler.
C'était, du reste, une tactique habituelle au cardinal, que de laisser son adversaire parler le premier.
- Sire, dit le connétable, mon avis est qu'il ne faut pas abandonner une affaire si bien emmanchée et qu'il n'y a point d'effort qui doive coûter à votre majesté pour soutenir en Italie son armée et son général.
- Et vous, monsieur le cardinal ? dit le roi.
- Moi, dit Charles de Lorraine, j'en demande bien pardon à M. le connétable, mais je suis d'un avis absolument opposé au sien.
- Cela ne m'étonne pas, monsieur le cardinal, répondit le connétable avec aigreur ; ce serait la première fois que nous nous trouverions d'accord. Ainsi, à votre avis, monsieur, votre frère doit revenir ?
- Il serait, je crois, d'une bonne politique de le rappeler.
- Seul, ou avec son armée ? demanda le connétable.
- Avec son armée, jusqu'au dernier homme !
- Et pourquoi faire ? Trouvez-vous qu'il n'y ait pas assez de bandits courant par les grands chemins ? Moi, je trouve qu'il y en a foison.
- Il y a peut-être assez de bandits courant par les grands chemins, monsieur le connétable ; il y en a peut-être foison même, comme vous dites ; mais, ce dont il n'y a pas foison, c'est de braves hommes d'armes et de grands capitaines.
- Vous oubliez, monsieur le cardinal, que nous sommes en pleine paix et que, en pleine paix, on n'a que faire de si sublimes conquérants.
- Je prie votre majesté, dit le cardinal s'adressant au roi, de demander à M. le connétable s'il croit sérieusement à la durée de la paix.
- Morbleu ! si j'y crois, dit le connétable, belle demande !
- Eh bien moi, sire, dit le cardinal, non seulement je n'y crois pas, mais encore je pense que si votre majesté ne veut pas laisser au roi d'Espagne la gloire de l'attaquer, il faut qu'elle se hâte d'attaquer le roi d'Espagne.
- Malgré la trêve jurée solennellement ? s'écria le connétable avec une ardeur qui eût pu faire croire qu'il était de bonne foi ; mais oubliez-vous, monsieur le cardinal, que c'est un devoir de tenir son serment ? que la parole des rois doit être plus inviolable qu'aucune autre parole et que la France ne s'est jamais relâchée de cette fidélité, même à l'égard des Turcs et des Sarrasins ?
- Mais alors, puisqu'il en est ainsi, demanda le cardinal, pourquoi votre neveu M. de Châtillon, au lieu de se tenir tranquille dans son gouvernement de Picardie, a-t-il fait sur Douai une tentative de surprise et d'escalade dans laquelle il eût réussi sans une vieille femme qui passait par hasard près du lieu où l'on plantait les échelles et qui donna l'éveil aux sentinelles ?
- Pourquoi mon neveu a fait cela ? s'écria le connétable donnant dans le piège ; je vais vous le dire, pourquoi il a fait cela !
- écoutons, dit le cardinal.
Puis, se tournant vers le roi, et avec une intention marquée :
- écoutez, sire.
- Oh ! Sa Majesté le sait aussi bien que moi, mordieu ! dit le connétable ; car, tout occupé qu'il paraît de ses amours, apprenez, monsieur le cardinal, que nous ne laissons pas le roi ignorant des affaires de l'état.
- Nous écoutons, monsieur le connétable, reprit froidement le cardinal. Vous en êtes à nous dire quelle cause pouvait motiver l'entreprise de M. l'amiral sur Douai.
- Les causes ! je vous en dirai dix et non pas une, mordieu !
- Dites, monsieur le connétable.
- D'abord, reprit celui-ci, la tentative qu'avait faite lui-même M. le comte de Mégue, gouverneur de Luxembourg, par l'entremise de son maître d'hôtel qui corrompit, moyennant mille écus comptants et promesse d'une pension de pareille somme, trois soldats de la garnison de Metz, lesquels devaient livrer la ville...
- Que mon frère a si glorieusement défendue, c'est vrai, dit le cardinal ; nous avons entendu parler de cette tentative qui, comme celle de votre neveu l'amiral, a heureusement échoué. Mais cela ne fait qu'une excuse, et vous nous en avez promis dix, monsieur le connétable.
- Oh ! attendez. Ne savez-vous point encore, monsieur le cardinal, que ce même comte de Mégue avait suborné un soldat provençal de la garnison de Marienbourg qui, moyennant une grosse somme qu'il a reçue, s'était engagé à empoisonner tous les puits de la place et que l'entreprise n'a manqué que parce qu'il a craint qu'un seul homme ne suffît pas à toute la besogne, et que, s'étant adressé à d'autres, les autres ont éventé la mèche. Mordieu ! vous ne direz pas que la chose est fausse, M. le cardinal, puisque le soldat a été roué !
- Ce ne serait pas tout-à-fait une raison pour moi d'être convaincu : vous avez fait rouer et pendre dans votre vie, monsieur le connétable, pas mal de gens que je tiens pour aussi innocents et aussi martyrs que ceux que firent mourir dans leurs cirques ces empereurs païens que l'on nommait Néron, Commode et Domitien.
- Mordieu ! monsieur le cardinal, nieriez-vous, par hasard, cette entreprise de M. le comte de Mègue sur les puits de Marienbourg ?
- Au contraire, monsieur le connétable, je vous ai dit que je l'admettais ; mais vous nous avez promis dix excuses à l'entreprise de monsieur votre neveu, et n'en voici que deux encore !
- On vous les trouvera, mordieu ! on vous les trouvera ! Ignorez-vous, par exemple, que M. le comte de Barlemont, intendant des finances de Flandres, ait fait, avec deux soldats gascons, un complot par lequel ceux-ci s'engageaient, aidés du sieur de Vèze, capitaine d'une enseigne de gens de pied, à livrer au roi d'Espagne la ville de Bordeaux, pourvu qu'ils fussent secondés par cinq ou six cents hommes ? Dites un peu non à ce nouveau complot du roi catholique et je vous répondrai, moi, qu'un de ces deux soldats, arrêté près de Saint-Quentin par le gouverneur de la place, a tout dit, jusqu'à avouer qu'il avait reçu la récompense promise en présence d'Antoine Perrenot, évêque d'Arras. Voyons, mordieu ! dites non, monsieur le cardinal, dites non !
- Je m'en garderai bien ! fit le cardinal souriant, vu que c'est en effet la vérité, monsieur le connétable et que je ne m'amuserai pas à mettre mon âme en péril pour un si grand mensonge ; mais cela ne fait, de la part de Sa Majesté le roi d'Espagne, que trois infractions au traité de Vaucelles, et vous nous en avez promis dix.
- Encore une fois, on vous les fournira, vos dix, mordieu ! et, s'il le faut, on ira jusqu'à la douzaine ! Ah ! par exemple, maître Jacques la Flèche, un des meilleurs ingénieurs du roi Philippe II, n'a-t-il pas été surpris sondant les gués de la rivière d'Oise et conduit à la Fère, où il a confessé que le duc de Savoie Emmanuel Philibert lui avait fait compter de l'argent par M. de Barlemont pour tracer les plans de Montreuil, de Reux, de Doullens, de Saint-Quentin et de Mézières ; autant de places dont veulent s'emparer les Espagnols pour brider Boulogne et Ardres et empêcher de ravitailler Marienbourg ?
- Tout cela est parfaitement exact, monsieur le connétable ; mais nous ne sommes pas à dix.
- Eh ! mordieu ! est-il besoin d'être à dix pour voir que, en réalité, la trêve est rompue de la part des Espagnols et que si mon neveu M. l'amiral a fait une tentative sur Douai, il avait bien le droit de la faire !
- Aussi n'avais-je pas l'intention de vous amener à dire autre chose, monsieur le connétable, et me contenterai-je de ces quatre preuves pour être convaincu que la trêve est rompue par le roi Philippe II. Or, la trêve étant rompue, non pas une fois, mais quatre fois, c'est le roi d'Espagne qui a manqué à sa parole en rompant la trêve, et non le roi de France qui manquera à la sienne en rappelant d'Italie son armée et son général et en s'apprêtant à la guerre.
Le connétable mordit ses moustaches blanches : l'esprit rusé de son adversaire venait de lui faire avouer juste le contraire de ce qu'il avait voulu dire.
Au reste, le cardinal avait à peine cessé de parler et le connétable de mordre ses moustaches, que le son d'une trompette sonnant un air étranger retentit dans la cour du château de Saint-Germain.
- Oh ! oh ! dit le roi, quel est le mauvais plaisant de page qui vient me déchirer les oreilles avec un air anglais ? Informez-vous donc, monsieur de l'Aubépine, et que le petit drôle reçoive une bonne fessée pour cette joyeuseté.
M. de l'Aubépine sortit pour accomplir les ordres du roi.
Cinq minutes après, il rentra.
- Sire, dit-il, ce n'est ni un page, ni un écuyer, ni un piqueur qui a sonné l'air en question ; c'est un véritable trompette anglais qui accompagne un hérault que vous envoie votre cousine la reine Marie.
M. de l'Aubépine avait à peine achevé ces mots, qu'un autre air se fit entendre et que l'on reconnut une sonnerie espagnole.
- Ah ! ah ! dit le roi, après la femme, le mari, à ce qu'il paraît !
Puis, avec cette majesté que, dans l'occasion, savaient si bien puiser en eux-mêmes tous ces vieux rois de France :
- Messieurs, dit-il, dans la salle du trône. Prévenez vos officiers ; moi, je vais prévenir la cour. Quelque chose que nous mandent notre cousine Marie et notre cousin Philippe, il faut faire honneur à leur messager !

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1998-2010
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