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L'arbre de Noel

Mes chers enfants, il n'est pas que vous ne connaissiez Susse et Giroux, ces grands entrepreneurs du bonheur de la jeunesse ; on vous a conduits dans leurs splendides magasins, et l'on vous a dit, en vous ouvrant un crédit illimité : « Venez, prenez, choisissez. » Alors vous vous êtes arrêtés haletants, les yeux ouverts, la bouche béante, et vous avez eu un de ces moments d'extase que vous ne retrouverez jamais dans votre vie, même le jour où vous serez nommés académiciens, députés ou pairs de France. Eh bien, il en fut ainsi que de vous de Fritz et de Marie, quand ils entrèrent dans le salon et qu'ils virent l'arbre de Noel qui semblait sortir de la grande table couverte d'une nappe blanche, et tout chargé, outre ses pommes d'or, de fleurs en sucre au lieu de fleurs naturelles, et de dragées et de pralines au lieu de fruits ; le tout étincelant au feu de cent bougies cachées dans son feuillage, et qui le rendaient aussi éclatant que ces grands ifs d'illuminations que vous voyez les jours de fêtes publiques. à cet aspect, Fritz tenta plusieurs entrechats qu'il accomplit de manière à faire honneur à M. Pochette, son maître de danse, tandis que Marie n'essayait pas même de retenir deux grosses larmes de joie, qui, pareilles à des perles liquides, roulaient sur son visage épanoui comme sur une rose de mai.

Mais ce fut bien pis encore quand on passa de l'ensemble aux détails, que les deux enfants virent la table couverte de joujoux de toute espèce, que Marie trouva une poupée double de grandeur de mademoiselle Rose, et une petite robe charmante de soie suspendue à une patère, de manière qu'elle en pût faire le tour, et que Fritz découvrit, rangé sur la table, un escadron de hussards vêtus de pelisses rouges avec des ganses d'or, et montés sur des chevaux blancs, tandis qu'au pied de la même table était attaché le fameux alezan qui faisait un si grand vide dans ses écuries ; aussi, nouvel Alexandre, enfourcha-t-il aussitôt le brillant Bucéphale qui lui était offert tout sellé et tout bridé, et, après lui avoir fait faire au grand galop trois ou quatre fois le tour de l'arbre de Noël, déclara-t-il, en remettant pied à terre, que, quoique ce fût un animal très-sauvage et on ne peut plus rétif, il se faisait fort de le dompter de telle façon qu'avant un mois il serait doux comme un agneau.

Mais, au moment où il mettait pied à terre, et où Marie venait de baptiser sa nouvelle poupée du nom de mademoiselle Clarchen, qui correspond en français au nom de Claire, comme celui de Roschen correspond en allemand à celui de Rose, on entendit pour la seconde fois le bruit argentin de la sonnette ; les enfants se retournèrent du côté où venait ce bruit, c'est-à-dire vers un angle du salon.

Alors ils virent une chose à laquelle ils n'avaient pas fait attention d'abord, attirés qu'ils avaient été par le brillant arbre de Noel qui tenait le beau milieu de la chambre : c'est que cet angle du salon était coupé par un paravent chinois, derrière lequel il se faisait un certain bruit et une certaine musique qui prouvaient qu'il se passait en cet endroit de l'appartement quelque chose de nouveau et d'inaccoutumé. Les enfants se souvinrent alors en même temps qu'ils n'avaient pas encore aperçu le conseiller de médecine, et d'une même voix ils s'écrièrent :

– Ah ! parrain Drosselmayer !

à ces mots, et comme si, en effet, il n'eût attendu que cette exclamation pour faire ce mouvement, le paravent se replia sur lui-même et laissa voir non-seulement parrain Drosselmayer, mais encore ! ...

Au milieu d'une prairie verte et émaillée de fleurs, un magnifique château avec une quantité de fenêtres en glaces sur sa façade et deux belles tours dorées sur ses ailes. Au même moment, une sonnerie intérieure se fit entendre, les portes et les fenêtres s'ouvrirent, et l'on vit, dans les appartements éclairés de bougies hautes d'un demi-pouce, se promener de petits messieurs et de petites dames : les messieurs, magnifiquement vêtus d'habits brodés, de vestes et de culottes de soie, ayant l'épée au côté et le chapeau sous le bras ; les dames splendidement habillées de robes de brocart avec de grands paniers, coiffées en racine droite et tenant à la main des éventails, avec lesquels elles se rafraîchissaient le visage comme si elles étaient accablées de chaleur. Dans le salon du milieu, qui semblait tout en feu à cause d'un lustre de cristal chargé de bougies, dansaient au bruit de cette sonnerie une foule d'enfants : les garçons, en veste ronde ; les filles, en robe courte. En même temps, à la fenêtre d'un cabinet attenant, un monsieur, enveloppé d'un manteau de fourrure, et qui bien certainement ne pouvait être qu'un personnage ayant droit au moins au titre de sa transparence, se montrait, faisait des signes et disparaissait, et cela tandis que le parrain Drosselmayer lui-même, vêtu de sa redingote jaune, avec son emplâtre sur l'œil et sa perruque de verre, ressemblant à s'y méprendre, mais haut de trois pouces à peine, sortait et rentrait comme pour inviter les promeneurs à entrer chez lui.

Le premier moment fut pour les deux enfants tout à la surprise et à la joie ; mais, après quelques minutes de contemplation, Fritz, qui se tenait les coudes appuyés sur la table, se leva, et, s'approchant impatiemment :

– Mais, parrain Drosselmayer, lui dit-il, pourquoi entres-tu et sors-tu toujours par la même porte ? Tu dois être fatigué d'entrer et de sortir toujours par le même endroit. Tiens, va-t'en par celle qui est là-bas, et tu rentreras par celle-ci.

Et Fritz lui montrait de la main les portes des deux tours.

– Mais cela ne se peut pas, répondit le parrain Drosselmayer.

– Alors, reprit Fritz, fais-moi le plaisir de monter l'escalier, de te mettre à la fenêtre à la place de ce monsieur, et de dire à ce monsieur d'aller à la porte à ta place.

– Impossible, mon cher petit Fritz, dit encore le conseiller de médecine.

– Alors les enfants ont dansé assez ; il faut qu'ils se promènent tandis que les promeneurs danseront à leur tour.

– Mais tu n'es pas raisonnable, éternel demandeur ! s'écria le parrain qui commençait à se fâcher ; comme la mécanique est faite, il faut qu'elle marche.

– Alors, dit Fritz, je veux entrer dans le château.

– Ah ! pour cette fois, dit le président, tu es fou, mon cher enfant ; tu vois bien qu'il est impossible que tu entres dans ce château, puisque les girouettes qui surmontent les plus hautes tours vont à peine à ton épaule.

Fritz se rendit à cette raison et se tut ; mais, au bout d'un instant, voyant que les messieurs et les dames se promenaient sans cesse, que les enfants dansaient toujours, que le monsieur au manteau de fourrures se montrait et disparaissait à intervalles égaux, et que le parrain Drosselmayer ne quittait pas sa porte, il dit d'un ton fort désillusionné :

– Parrain Drosselmayer, si toutes tes petites figures ne savent pas faire autre chose que ce qu'elles font et recommencent toujours à faire la même chose, demain tu peux les reprendre, car je ne m'en soucie guère, et j'aime bien mieux mon cheval, qui court à ma volonté, mes hussards, qui manœuvrent à mon commandement, qui vont à droite et à gauche, en avant, en arrière, et qui ne sont enfermés dans aucune maison, que tous tes pauvres petits bonshommes qui sont obligés de marcher comme la mécanique veut qu'ils marchent.

Et, à ces mots, il tourna le dos à parrain Drosselmayer et à son château, s'élança vers la table, et rangea en bataille son escadron de hussards.

Quant à Marie, elle s'était éloignée aussi tout doucement ; car le mouvement régulier de toutes les petites poupées lui avait paru fort monotone. Seulement, comme c'était une charmante enfant, ayant tous les instincts du cœur, elle n'avait rien dit, de peur d'affliger le parrain Drosselmayer. En effet, à peine Fritz eut-il le dos tourné, que, d'un air piqué, le parrain Drosselmayer dit au président et à la présidente :

– Allons, allons, un pareil chef-d'œuvre n'est pas fait pour des enfants, et je m'en vais remettre mon château dans sa boîte et le remporter.

Mais la présidente s'approcha de lui, et, réparant l'impolitesse de Fritz, elle se fit montrer dans de si grands détails le chef-d'œuvre du parrain, se fit expliquer si catégoriquement la mécanique, loua si ingénieusement ses ressorts compliqués, que non-seulement elle arriva à effacer dans l'esprit du conseiller de médecine la mauvaise impression produite, mais encore que celui-ci tira des poches de sa redingote jaune une multitude de petits hommes et de petites femmes à peau brune, avec des yeux blancs et des pieds et des mains dorés. Outre leur mérite particulier, ces petits hommes et ces petites femmes avaient une excellente odeur, attendu qu'ils étaient en bois de cannelle.

En ce moment, mademoiselle Trudchen appela Marie pour lui offrir de lui passer cette jolie petite robe de soie qui l'avait si fort émerveillée en entrant, qu'elle avait demandé s'il lui serait permis de la mettre ; mais Marie, malgré sa politesse ordinaire, ne répondit pas à mademoiselle Trudchen, tant elle était préoccupée d'un nouveau personnage qu'elle venait de découvrir parmi ses joujoux, et sur lequel, mes chers enfants, je vous prie de concentrer toute votre attention, attendu que c'est le héros principal de cette très-véridique histoire, dont mademoiselle Trudchen, Marie, Fritz, le président, la présidente et même le parrain Drosselmayer ne sont que les personnages accessoires.

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