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Chapitre IX


« C'était le premier avertissement de la tempête : comme une ennemie généreuse, qui veut donner à son adversaire le temps de prendre des forces contre elle, elle parut consentir à nous donner quelques minutes de relâche.
« Tout était rentré dans l'obscurité, dans le silence, je dirais presque dans l'immobilité.
« Nous profitâmes de l'armistice pour nous asseoir, Ferdinand et moi, sur le matelas étendu en face de celui sur lequel Maria était couchée.
« Une lampe, suspendue au plafond, nous éclairait de sa lueur tremblante.
« Maria nous regardait alternativement l'un et l'autre et semblait se demander auquel de nous deux, au moment du danger, elle s'adresserait pour avoir du secours.
« Ferdinand était petit, mince et pâle : son organisation frêle et nerveuse donnait peu de garanties en cas de catastrophe ; tout au contraire, fortement taillé, vigoureusement bâti, n'éprouvant aucun malaise, même dans les gros temps, j'avais cet aspect de calme et de puissance qui, à tort ou à raison, appelle la confiance et affermit le coeur.
« Le regard de Maria finit par s'arrêter sur moi ; ce regard me disait clairement : « Vous savez que c'est sur vous que je compte ! »
« J'avoue que je me sentis tout enorgueilli de cette préférence, qui ne paraissait, du reste, inspirer à Ferdinand aucune jalousie.
« Ferdinand avait bien autre chose à faire que d'être jaloux ! Il avait le mal de mer.
« Je compris que son immobilité et sa pâleur ne venaient point de la crainte ; j'avais si souvent vu se développer autour de moi les symptômes de l'horrible indisposition qui l'envahissait peu à peu, que je ne m'y trompai pas un moment.
- Vous souffrez ? lui dis-je.
« Il me fit de la tête signe que oui.
« Tout est une fatigue dans cette situation, et un monosyllabe à prononcer est une grande affaire.
- Quelque temps qu'il fasse, lui dis-je, si vous avez le mal de mer, vous serez mieux dehors qu'ici..
- En effet, dit-il l'odeur de cette lampe me fait mal.
Il est incroyable en pareille circonstance, l'acuité que prend le sens de l'odorat ; on dirait qu'il s'est fortifié de l'affaiblissement des quatre autres. Cette odeur, que le baron prétendait lui être insupportable, je ne la sentais même pas.
« Ferdinand avait toutes ses forces pour prononcer la phrase qu'il venait de dire. Il saisit mon bras. Je me dressai sur mes jambes, et, en me dressant, je l'enlevai avec moi : deux ou trois fois nous faillîmes – tant le mouvement de notre barque était oscillatoire – tomber tous deux avant de gagner la porte. Enfin, je me cramponnai au rideau, et je parvins, tout en trébuchant, à m'accrocher à un cordage.
« Le capitaine, en nous voyant faire une sortie si mal assurée, comprit qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire, et accourut.
« Ferdinand le prit par le cou.
« Un homme qui se noie s'accrocherait, dit-on, à une barre de fer rouge. Un homme qui a le mal de mer est bien autrement tenace.
- Ah ! capitaine, dit Ferdinand me lâchant pour se cramponner au patron du speronare, emmenez-moi, par grâce, à l'autre bout du bâtiment.
« Il était évident que, non seulement dans la situation où il était, mais encore dans celle plus grave qu'il prévoyait, il ne se croirait jamais assez loin de Maria.
« Ses désirs furent exaucés. D'un pied aussi ferme qu'il était possible de le conserver dans une pareille tourmente, le capitaine emmena Ferdinand, et je vis celui-ci, en s'aidant non seulement de l'épaule du capitaine, mais encore de tout ce qu'il rencontrait sur sa route, hommes, agrès ou cordages, s'enfoncer dans l'obscurité.
« Autant que j'en pouvais juger et après ma longue expérience, j'estimai à deux ou trois heures de durée au moins les affaires que Ferdinand avait à régler à l'avant du sperorare.
« Je ne pouvais laisser Maria seule ; la tempête augmentant de moment en moment, elle pouvait avoir besoin de mon secours ; il n'y a pas que la peste de contagieuse.
« Je rentrai dans la cabine ; Maria était loin d'être rassurée, mais elle ne se sentait pas le moindre symptôme d'indisposition : elle en était à son cinquième ou sixième voyage sur mer, et, sous certains rapports, elle était aguerrie.
« Elle me revit avec un plaisir qu'elle ne chercha point à dissimuler.
- Ah ! me dit-elle, j'avais peur que vous ne revinssiez pas.
- Avez-vous entendu crier : « Un homme à la mer ? »
- Non, quoique j'écoutasse de toutes mes oreilles.
- Eh bien, alors, vous étiez bien sûre de me revoir.
- Vous pouviez être indisposé, comme Ferdinand.
- Et vous vous apprêtiez à rire de nous deux, vous la femme forte de l'Evangile.
- Non. Savez-vous ce que je me disais tout à l'heure en vous regardant l'un à côté de l'autre.
- Redites...
-Eh bien, je me disais que, s'il y avait danger c'est en vous que j'aurais confiance et non pas en lui.
« Je lui tendis la main, elle me la serra entre les siennes.
« Ce serrement de main correspondait juste à un effroyable coup de tonnerre. Sans doute elle trouva que j'étais trop bon conducteur ; car, me repoussant doucement :
- Là-bas, me dit-elle ; couchez-vous là-bas sur le matelas en face du mien ; vous ne pouvez rester debout par un pareil roulis.
« En effet, la lame, qui prenait le petit bâtiment en travers, lui imprimait une oscillation si violente, que deux ou trois fois déjà j'avais failli tomber.
« Comme, en effet, je sentais que le conseil que me donnait Maria était plein de prudence, et que plus je m'éloignerais d'elle, moins je risquerais de manquer aux saintes lois de l'amitié, je parvins sans trop de maladresse à me jeter sur mon matelas.
« Nous nous trouvâmes en face l'un de l'autre, séparés seulement par un espace d'un mètre qui s'étendait entre nos deux matelas :
« Elle, appuyée sur son coude droit, moi, sur mon coude gauche nous regardant et nous souriant.
« D'un moment à l'autre, la lampe, à bout d'huile, menaçait de s'éteindre.
« La tempête allait toujours augmentant de violence ; on entendait le piétinement des matelots, le craquement du mât et des agrès, les ordres brefs et saccadés de Nunzio.
« De temps en temps, Maria demandait de sa voix claire et sonore :
- Non c'è pericolo, capitano ?
- Et, d'un endroit ou de l'autre, le capitaine répondait.
- No, no, no, siete quieta, signora.
« Et un coup de vent plus violent, une lame plus forte venant démentir la parole du capitaine, faisaient pousser un petit cri à Maria.
« La lampe se mit à pétiller.
- Oh ! mon Dieu ! dit Maria, nous allons rester sans lumière.
- Nous ouvrirons nos rideaux, lui dis-je, et les éclairs remplaceront notre lampe.
- Non, dit-elle, j'aime encore mieux l'obscurité que cette lumière-là.
« Le mouvement du bâtiment, les grondements du tonnerre qui roulait sans interruption, les cris de Burrasca ! sirocco ! mistrale ! qui retentissaient, enchaînés les uns aux autres comme une annonce du danger que l'on avait à combattre, et comme un appel au courage des matelots tout cela allait croissant et avec un accent de plus en plus inquiet.
« Maria répétait presque machinalement la phrase.
- Non c'è pericolo capitano ?
« Pendant ce temps, notre lampe jetait en pétillant ses dernières lueurs.
« Tout à coup, les cris Burrasca ! burrasca ! redoublèrent. Le tonnerre éclata comme s'il tombait sur le petit bâtiment lui-même. Une vague énorme le souleva en le frappant en plein travers.
« Maria perdit l'équilibre, qu'elle ne conservait qu'à grand'peine sur son matelas, et, glissant sur la pente du plancher, inclinée comme celle d'un toit, se trouva dans mes bras.
« La lampe s'éteignit.
- Questa volta, c'è pericolo, lui dis-je en riant.
« En effet, le péril était grand ; seulement, il avait changé de nature.
- Ah ! me dit Maria en respirant, lorsque le péril fut passé, qui va se douter que, dans un pareil moment, vous ne soyez pas plus ému !
La tempête dura toute la nuit. Bienheureuse tempête ! elle ne se doutait guère que, parmi tous ceux qu'elle avait menacés de mort, il y avait un homme qui lui garderait une éternelle reconnaissance.
Au matin, la mer commença de calmir. J'avais remplacé Ferdinand à l'avant du navire, et je regardais en souriant ces montagnes qui nous soulevaient, ces vallées qui semblaient vouloir nous engloutir. Je respirais avec cette large haleine de l'homme jeune, fort et heureux.
Je sentis qu'un bras se glissait sous mon bras et s'appuyait au mien.
Je tournai doucement la tête et vis le doux visage de Maria, tout baigné de langueur.
- Il pericolo è sparito, lui dis-je en riant.
- Chut ! me répondit-elle, et causons sérieusement.
- Comment, sérieusement ?
- Mais oui, très sérieusement..
- Et Ferdinand ?
- Il est brisé de sa nuit et dort tout trempé.
- Voilà ce que c'est que d'avoir le mal de mer, lui dis-je.
- Ne riez pas, vous me faites peine.
- Vraiment ?
- Sans doute, pauvre garçon !
- Bon ! il est bien à plaindre !
- Vous ne savez pas comme il m'aime !
- Eh bien, qui lui dira jamais ce qui s'est passé ?
- Moi donc.
- Comment, vous ?
- Oui, moi ; croyez-vous que je vais épouser Ferdinand après ce qui s'est passé entre nous ?
- Diable ! c'est si grave que cela ?
- Mais oui, monsieur, c'est si grave que cela.
- Bon ! Un accident.
- Voilà justement où est le mal.
- Expliquez-moi cela.
- C'est que ce n'est pas tout à fait un accident.
- Bah !
- Tenez, du moment où je vous ai revu...
- Eh bien ?
- Eh bien, j'ai senti dans mon coeur qu'un jour en l'autre je serais à vous.
- Vraiment ?
- D'honneur ! Dès lors, ce n'était plus qu'une affaire de temps et de circonstance.
- De sorte que cette nuit...
- Quand vous m'avez tendu la main...
- Vous avez deviné que le temps était venu et la circonstance urgente.
- Si vous riez, non seulement je ne vous dis pas le reste, mais je ne vous reparle de ma vie.
- Dieu me garde de m'exposer à un pareil châtiment ! Tenez, je ne ris plus, je vous regarde.
« Je ne sais quelle expression avaient prise mes yeux, mais sans doute rendaient-ils ma pensée.
- Vous m'aimez donc un peu ? me dit-elle,
- Je vous adore tout simplement.
- Répétez-moi cela pour me consoler.
- Et vous, achevez ce que vous avez à me dire. Vous voyez bien que je ne ris plus.
- Eh bien, j'avais à vous dire que, cette nuit, je ne me suis pas si bien cramponnée à mon matelas que j'aurais du le faire, et qu'il y a, dans l'accident qui m'est arrivé, un peu moins de roulis que vous ne pourriez le croire.
- Oh ! dis-je que vous êtes bien l'adorable créature que j'avais pressentie dès Paris !
- Oui, me répondit-elle sérieusement ; mais, adorable ou non, cette créature est une honnête femme. Entre Ferdinand et moi, il avait été convenu qu'il ne serait jamais question du passé ; mais la tempête de cette nuit, c'est du présent j'ai donc manqué à ma parole, et ce mariage ne peut plus avoir lieu.
- Avouez que vous n'êtes pas fâchée d'avoir trouvé un prétexte.
- Voyons, seriez-vous fâché, vous, de passer un mois avec moi dans le plus beau pays du monde ?
- Non, car ce mois serait peut-être le plus heureux de ma vie.
- Eh bien, voici ce que vous allez faire en arrivant à Palerme.
- D'abord, je vous dirai que nous allons à Messine et non à Palerme.
- Pourquoi cela ?
- Parce que le vent nous pousse à Messine et non à Palerme, et que le capitaine vient de me dire que, si nous mettions le cap sur Messine, nous y serions demain au soir, tandis que, si nous nous obstinions à aller à Palerme, nous serions Dieu sait quand.
- Eh bien, soit ; allons à Messine, peu m'importe. Je ferai par terre le reste du voyage. Voici donc ce que vous allez faire en arrivant à Messine...
- Ordonnez, j'obéirai de point en point.
- Vous nous quitterez, Ferdinand et moi, pour continuer votre voyage ; vous parti, je lui dis tout.
« Je fis un mouvement involontaire.
- Oh ! soyez tranquille ! me dit-elle, je serai aussi franche avec lui que je l'ai été avec vous ; par le premier bateau à vapeur, il retournera à Naples.
- Vous vous laisserez attendrir...
- Non ; je suis inflexible quand je suis dans mon tort.
- Et moi, que deviendrai-je ?
- Vous, si vous n'êtes pas pressé de me revoir, vous ferez le tour de la Sicile : si vous êtes pressé, au contraire à Girgenti ou à Selinonte, vous prendrez des chevaux ou des mulets, vous traverserez la Sicile, et vous viendrez me rejoindre à Palerme.
- Je prendrai des chevaux ou des mulets, et j'irai vous rejoindre à Palerme.
- Bien sûr.
- Oh ! je vous réponds que vous pouvez y compter.
« Elle me tendit la main.
- J'y compte, dit-elle ; d'ici là, pas un mot, n'est-ce pas, pas une parole qui puisse donner le moindre soupçon de ce qui est arrivé. Il ne faut pas que l'on devine, il faut que j'avoue.
« Tout cela était d'une logique si pleine de délicatesse, qu'il n'y avait rien à redire.
« Je promis donc de me conformer en tout point aux instructions de Maria.
« Nous venions de conclure ce pacte lorsque Ferdinand reparut ; il avait l'air d'arriver de l'autre monde.
« Comme Maria n'était jamais bien démonstrative envers lui, elle n'eut rien à changer à ses manières.
« Je les laissai seuls. J'avoue que j'étais fort embarrassé en face de mon pauvre ami, quoique la faute ne fut pas à moi, mais à la tempête.
« Comme si elle n'était sortie de la grotte d'Eole que pour amener l'accident que j'ai raconté, elle se calmait rapidement. A tous ces vents accourant des quatre coins au ciel avait succédé une bonne brise de nord-ouest qui aplanissait la mer et balayait le ciel. Les rivages de la Calabre apparaissaient comme une ligne d'azur, et, vers les quatre heures du soir, nous longions la côte d'assez près pour que le capitaine nous dit le nom de toutes ces agglomérations de points blancs qui commençaient à se dessiner sur la rive.
« Le soir, lorsque le fils du capitaine dit l'Ave Maria, la mer était unie comme un miroir ; il n'y avait pas un nuage au ciel.
« Il va sans dire que cette nuit Ferdinand et moi fûmes exilés de la cabine, et couchâmes sur le pont.
« Rien de plus charmant que les orages d'été sur les côtes de Naples et de Sicile. Ils ont l'air de querelles d'amant et de maîtresse ; la nature crie, tempête, pleure, puis la paix se conclut, le calme renaît, le sourire du soleil reparaît sur le ciel bleu, les larmes se sèchent, les beaux jours sont revenus.
« Nous naviguâmes toute la journée, filant sept à huit noeuds à l'heure, de sorte que, vers quatre heures de l'après-midi, nous commençâmes de distinguer le cap Palmieri ; du point d'où nous venions, il semblait complètement fermer le passage ; le détroit de Messine était parfaitement invisible, et nous avions l'air de courir droit sur la côte.
« A notre gauche blanchissait le village de Scylla, pareil à une cascade de maisons, qui du haut de la colline se précipiterait dans la mer.
« A mesure que nous approchions, nous voyions la mer s'enfoncer comme un fer de lance entre les côtes de Sicile et celles de Calabre.
« Enfin nous distinguâmes le détroit.
« Nous passâmes sur Charybde, et allâmes jeter l'ancre dans l'ancien port de ­ancle, auquel sa forme, qui est celle d'une faux, avait fait donner ce nom.
« Il était trop tard pour débarquer.
« Nos matelots, enchantés d'être arrivés et d'avoir réglé leurs comptes avec la tempête, passèrent toute la soirée à chanter et à danser. Pendant ces danses et ces chants, Maria trouva moyen de me serrer la main en passant et de me dire tout bas :
- C'est convenu, vous partez demain matin. Ferdinand part par le premier bateau à vapeur, et nous nous retrouverons à Palerme.
« Je lui rendis son serrement de main en répétant :
« C'est convenu.
« La nuit s'écoula, merveilleuse, étoilée, transparente.La brise, douce comme une caresse, embaumée comme un parfum, semblait vouloir envelopper la terre entière de ses baisers.
« Je dormis peu ; mais ce qui faisait le charme de mon insomnie, c'est que je sentais, quoique éloigné d'elle, que Maria ne dormait guère plus que moi.
« Deux ou trois fois, enveloppée de son peignoir de mousseline, elle entrouvrit ses rideaux pour regarder le ciel et chercher à l'orient le premier rayon de l'aurore.
« Une fois elle sortit, s'avança sur le pont, légère comme une ombre, et passa assez près de mon matelas pour que je pusse prendre le bas de son peignoir et le baiser.
Ferdinand dormait les poings fermés, et se rattrapait des fatigues de l'orage.
« Deux ou trois fois dans la journée faisant allusion au prêtre que nous avions rencontré au moment de nous embarquer :
- Diable de prêtre ! avait-il dit. Je ne suis pas superstitieux, cependant il faut avouer que le capitaine avait raison.
« Qu'allait-il donc dire quand il saurait qu'il avait fait un voyage inutile ?
« Le jour vint ; le port s'éveilla le premier, la ville ensuite : les canots se détachèrent du rivage et vinrent visiter les bâtiments arrivés soit dans la soirée, soit dans la nuit. Le capitaine fit un signal, la Santé arriva. Les vérifications furent faites, et l'on put descendre.
« Le moment des adieux était venu. Je serrai, avec un certain sentiment de remords mêlé de honte, la main de Ferdinand. J'embrassai Maria, qui tout en recevant et en me rendant mon baiser, me dit tout bas :
- A Palerme !
« Elle descendit la première dans le canot, Ferdinand après elle. Le canot se détacha du speronare et rama vers Messine.
« Maria s'était assise de manière à ne pas me perdre de vue un instant. Elle me regardait et me souriait.Regard et sourire me disait visiblement : « Je suis calme, je suis heureuse, je compte sur toi.
« La femme la plus douce, la plus sensible à la pitié est cruelle quand elle n'aime pas. Maria se disait dans son coeur qu'elle faisait une chose honnête et selon sa conscience, en révélant tout à Ferdinand. Mais elle ne s'inquiétait en aucune façon de l'effet que produirait sa révélation sur l'homme qui l'aimait et qu'elle n'aimait pas ; elle avait accompli ce qu'elle regardait comme un devoir ; cela lui suffisait.
« Arrivée au port, elle me fit un dernier signe d'adieu avec son mouchoir ; je lui en fis un dernier avec mon chapeau ; elle sauta sur le rivage, refusa le bras de Ferdinand, je ne sais sous quel prétexte, marcha près de lui pendant une centaine de pas, se retourna une dernière fois, et pareille à une ombre, s'évanouit au coin d'une rue.
« Le capitaine les avait accompagnés ; il revint avec ses papiers en règle. Rien ne me retenait à Messine, l'une des villes les plus ennuyeuses du monde que, d'ailleurs, je connaissais.
« Nous fîmes donc provision de viande, de poisson et de légumes frais, et, profitant du vent qui était bon, nous remîmes à la voile le jour même.
« Huit jours après, j'étais à Girgenti, l'ancienne Agrigente ; je laissais mon bâtiment dans le port en donnant l'ordre qu'il fit le tour par Marsala et vint me rejoindre à Palerme ; je prenais des chevaux, je traitais avec un chef de bandits pour n'être point arrêté en route, et, après trois jours de voyage à travers terres, j'arrivais à Palerme et demandais l'hôtel des Quatre-Nations, où devait descendre Maria.
« Là, je m'informai. Elle était arrivée seule, avait eu un succès énorme, et logeait effectivement à l'hôtel.
« Elle venait de partir pour la répétition.
« Je pris une chambre au même étage qu'elle, ni trop près ni trop loin de son appartement.
« Puis je courus aux bains ; je tenais à être chez moi quand elle arriverait.
« J'y étais en effet, penché sur la rampe au haut de l'escalier. Lorsqu'on lui dit en bas qu'un monsieur s'était informé d'elle et l'attendait :
- Oh ! c'est lui ! s'écria-t-elle.
« Et elle s'élança par les degrés.
« Elle s'y jeta, s'inquiétant peu si les domestiques la suivaient, si les autres voyageurs la voyaient ou l'entendaient et entra dans son appartement en criant :
- Je suis libre ! je suis libre ! Oh ! comprends-tu ce qu'il y a de bonheur dans ce mot : libre, libre, libre !
« En effet, jamais oiseau dans l'air, cavale dans la plaine, chevreuil au bois, ne m'avaient donné une pareille idée de ta grandeur, je dirai presque de la majesté de ce mot : libre.
« Maria m'avait promis un mois de bonheur dans le plus beau pays du monde ; elle me donna quinze jours de plus qu'elle ne m'avait promis. Après vingt ans, je dis : Merci, Maria ! Jamais débiteur n'a payé comme vous intérêt et capital !
« Quant à Palerme, qu'en dire ? C'est le paradis du monde. Que la bénédiction des poètes soit sur Palerme !
« Au bout de six semaines, il fallut se séparer. Quinze jours s'étaient passés en luttes désespérées. Chaque jour, j'avais dû partir ; chaque jour, cette résolution s'était évanouie au milieu des larmes.
« Chaque jour, je disais : « je partirai demain. »
« Enfin, le moment du départ arriva : je remontai sur mon bâtiment, Maria ne le quitta qu'au moment où on levait l'ancre. Elle jouait le soir : elle dut être sublime.
« Le vent était favorable. Il me restait à voir celles des îles de l'archipel que je n'avais pas visitées à mon dernier voyage. Nous mîmes le cap sur Alicuri.
« Pendant quinze ou vingt milles, le vent continua de souffler de manière à nous faire faire cinq à six lieues à l'heure ; puis il tomba peu à peu, et nous nous sentîmes pris par le calme.
« Je regrettai alors de n'avoir pas retardé mon départ d'un jour de plus, puisque mon départ ne servait à rien.
« J'eus une de ces nuits merveilleuses où l'on jouit par tous les sens de tous les enchantements de la nature : ciel profond, mer transparente, étoilée, splendide, parfums de la plage, senteur des flots, frémissement de l'invisible autour du réel ; tout semblait réuni pour me faire oublier ce que je venais de perdre, ou pour me faire comprendre que ce que je venais de perdre me manquait seul pour faire de moi un des privilégiés de la création.
« Je m'endormis au jour, pensant à Maria, et me disant :
- Elle pense à moi !
« Vers les sept heures du matin, le capitaine me réveilla, en me disant qu'une barque venait sortir du port et se dirigeait de notre côté en faisant des signaux.
« Je m'élançai hors de la cabine, avec l'idée que cette barque m'apportait une lettre de Maria.
« C'était mieux que cela : elle m'apportait Maria elle-même.
« Au lever du jour, l'adorable femme s'était informée : elle avait appris qu'il faisait calme, que le speronare était encore en vue ; elle avait couru au port louer une barque, et elle était partie pour me dire encore une fois adieu.
« Je ne sais pas si dans toute ma vie j'ai eu une joie aussi vive que celle que j'éprouvai lorsque je la sentis palpitante sur mon coeur.
« Elle riait, pleurait, criait de joie. O nature ! que tu es belle dans tes floraisons, soit que la femme aime, soit que la fleur s'ouvre !
« Les matelots battaient des mains. Ils n'avaient pas oublié ce jour de chant et de danse que Maria leur avait donné.
« Oui, leur disait-elle, toute reconnaissante, oui, soyez tranquilles ; nous allons chanter, vous allez danser.
« Puis, se retournant vers moi, avec cette double passion tendre et furieuse à la fois de la gazelle et de la lionne :
- Et nous, nous allons nous aimer, n'est-ce pas ?
« Pour que la fête fût universelle, Maria avait chargé sa barque de viandes froides et de vin. Les viandes froides et le vin furent distribués aux deux équipages de la barque et du speronare.
« Un festin commença.
« Notre festin, à nous, c'étaient les regards pleins d'amour et de larmes, les demi-mots entrecoupés par les baisers, les soupirs joyeux, les soupirs tristes.
« La journée se passa en chants et en danses.
« La nuit vint. On avait amarré la barque au speronare. Les deux matelots palermitains s'étaient joints aux nôtres.
« Le calme continuait.
« Belle nuit, douce nuit, nuit trop courte, nuit dont la date est restée écrite au plus profond de mon coeur en lettres de feu !
« Le jour parut. Hélas ! avec le jour, la brise se leva.
« Il fallait se quitter : Maria jouait le soir.
« Elle voulait tout braver pour rester encore une heure de plus. C'était impossible.
« Comme le condamné, elle demanda une demi-heure, un quart d'heure, cinq minutes.
« Il fallut la prendre et l'emporter dans sa barque.
« Oh ! que la beauté dramatique et théâtrale est loin de la réalité !
« J'avais vu Maria dans Norma, dans Othello, dans Don Juan ; je l'avais applaudie de toutes les forces de mes mains.
« Mais qu'elle était bien autrement belle dans son vrai, dans son réel désespoir ! Chez moi, l'admiration le disputait à l'amour, et, à mesure qu'elle s'éloignait de moi, les bras tendus vers moi, et que je m'éloignais d'elle les bras tendus vers elle, je lui criais :
- Je t'aime, tu es belle ! Tu es belle ! je t'aime !
« La brise fraîchissait. Nous nous éloignions rapidement.
« De leur côté, les matelots de la barque faisaient force de rames. Ils craignaient qu'un trop grand vent ne les empêchât de rentrer au port.
« Elle, sans songer au danger, debout à l'arrière, secouait son mouchoir, et chaque mouvement de ce nuage blanc, qui allait s'effaçant de minute en minute, venait me dire :
« Je t'aime ! »
« Enfin, la distance effaça tout, la barque disparut.
« Je restai l'oeil fixé sur le port, bien longtemps, certes, après que Maria y fut rentrée.
« Je ne l'ai jamais revue.
« Je ne l'ai jamais revue, et il y a vingt ans de cela, et pas le plus petit nuage ne tache la splendeur de ce mois et demi passé à Palerme.
« Pendant un mois et demi, deux êtres n'ont eu qu'un coeur, qu'une existence, qu'une haleine.
« Oh ! pendant ce mois et demi, Dieu, j'en suis sûr, a regardé plus d'une fois du côté de Palerme ».

Je me retournai vers mes deux compagnes de voyage.
Elles me regardaient, souriant et respirant à peine.
- Voilà mon histoire, leur dis-je. Ne m'en demandez pas une seconde pareille. On n'en a qu'une comme celle-là dans sa vie.

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