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Chapitre VIII


« Nous nous éveillâmes avec le premier rayon du jour.
« Le navire, pendant toute la nuit, n'avait pas fait une lieue. Nous nous étions endormis en vue de Caprée. Il faisait un temps magnifique : le ciel était splendide ; les amoureux seuls, s'ils étaient pressés, pouvaient se plaindre d'un pareil temps.
« Maria passa sa tête blonde à travers les rideaux de la cabine.
- Eh bien ? demanda-t-elle.
- Eh bien, chère amie, lui dis-je, nous en avons pour huit jours.
- Avons-nous pour huit jours de provisions ?
- Dame, avec la pêche, nous pouvons faire face à une semaine de calme.
- Alors, va pour une semaine de calme.
« Et elle rentra sa tête dans la cabine ; les rideaux se refermèrent sur la blonde apparition.
- Et moi ! dit Ferdinand, il n'y a rien de plus pour moi ?
- Si fait, répondit la voix du fond de la cabine, mille tendresses.
- Hum ! fit Ferdinand, mille tendresses, c'est bien peu.
« Je m'approchai du capitaine.
- Et vous, lui demandai-je, pour combien de jours croyez-vous à ce temps là ?
- Je n'en sais rien, demandez au prophète. Mais, voyez-vous, nous avons rencontré un prêtre en embarquant, et je serais bien étonné si notre voyage s'accomplissait sans accident.
« Le prophète, c'était le pilote, vieux loup de mer, nommé Nunzio, qui avait été embarqué à dix ans et qui naviguait depuis quarante.
« Je m'approchai de lui.
- Beau temps, prophète ? lui demandai-je.
« Il regarda du côté du couchant.
- Il faudra voir, dit-il.
- Comment ! il faudra voir ?
- Oui.
- Quoi ?
- Ce que cela durera.
- S'il change pour nous donner un peu de vent, il n'y aura pas de mal.
- Oui : mais s'il change pour nous en donner beaucoup...
- Qu'appelez-vous beaucoup ?
- Beaucoup, cela veut dire trop.
- Ah ! ah ! vous craignez une tempête ?
- Non, une bourrasque ; mais ne parlez pas de cela à la dame.
- Pourquoi ?
- Peut-être ne chanterait-elle plus.
- Oh ! vieux prophète, on voit bien que nous sommes dans le pays des sirènes.
- Ah ! c'est que, hier, elle a chanté toute sorte d'airs de notre pays, et vous ne savez pas le plaisir que cela fait, quand on est entre le ciel et l'eau, d'entendre un chant de son pays.
- Eh bien, sois tranquille, elle chantera.
- Tâchez qu'elle chante le plus près possible du gouvernail.
- Je lui dirai ton désir, et, comme ton désir est un compliment, elle y accédera.
« En ce moment, je sentis comme une légère secousse. Nous n'avions plus que le foc et une espèce de misaine ; je crus à un retour du vent.
- Non, me dit Nunzio, qui s'aperçut de mon erreur ; ce sont les camarades qui vont essayer de ramer.
« Effectivement, six de nos matelots avaient tiré de l'entrepont six longues rames, et ils commençaient de nager.
« Les avirons, comme dans les bateaux ordinaires, s'amarraient à des taquets ; seulement, les hommes ramaient debout, afin que l'extrémité de leurs rames pût atteindre l'eau et mordre dessus.
« C'était un rude labeur ; mais bientôt ils en adoucirent la rudesse en chantant une chanson d'une mélancolie charmante, dont les premiers mots étaient :

          « Sparano la vela.

« A la fin du premier couplet, Maria était sortie de la cabine et se tenait debout, écoutant, tandis que Ferdinand, son album à la main, notait cette mélodie, d'une extrême simplicité.
« Au second couplet, Maria s'approcha de moi :
- Faites-moi donc des vers là-dessus, me dit-elle.
- Bon ! lui dis-je, vous ne chanterez pas cela dans un concert ?
- Non ; mais je me le chanterai à moi-même ; ce sera un souvenir.
- Convenez que je suis bien bon de vous aider à garder un souvenir de votre pèlerinage conjugal à Sainte-Rosalie ?
- Vous me refusez ?
- Dieu m'en garde !
- En vérité, je vous jure que vous eussiez eu tort ; car mon intention est d'isoler ce souvenir de tout le présent pour le rattacher à un autre souvenir du passé.
- Madame la baronne, madame la baronne !...
- Je ne le suis pas encore.
- Pas un petit peu ?
- Pas le moins du monde.
« Je m'inclinai.
- Vous aurez vos vers dans un quart d'heure.
« J'allai m'asseoir du côté opposé à Ferdinand, et, tandis qu'il copiait sa musique à bâbord, je scandais mes vers à tribord.
« Au bout d'un quart d'heure, Maria avait ses vers.
- Attendez, lui dis-je, il y a quelque chose à faire de mieux que cela.
- Quoi ?
- Copiez la chanson originale.
- Après ?
- Je vais faire un refrain qui se répétera en choeur.
- Après ?
- Ferdinand en fera la musique, séance tenante.
- Après ?
- Eh bien, après, ce sera tout ; vous chanterez les solos, et tous nos matelots reprendront le refrain en choeur.
- Tiens ! c'est une idée.
- Il m'arrive quelquefois d'en avoir, témoin celle que je vous communiquais hier.
- Où cela ?
- Au bord de la mer.
- Laquelle ?
- Que vous faites une sottise en vous mariant.
- Ne parlons plus de cela. Nous en ferions une autre.
- Oui ; mais au moins celle-là ne serait pas irréparable.
- Pourquoi ?
- Parce que nous ne serions pas assez bêtes pour nous marier, nous.
- Homme immoral que vous êtes ! Laissez-moi.
- Allez copier vos vers et en étudier la musique.
- Oh ! la musique, je la sais déjà.
« Et elle se mit à chanter l'air.
- Vous le voyez, lui dis-je, vous faites votre effet.
- Ne vous occupez pas de moi et composez votre refrain, vous.
« Je composai un refrain de deux vers italiens dans le sens de la chanson.
« Puis j'allai porter ces deux vers au capitaine, pour qu'il les fît passer en patois sicilien.
« Ce ne fut pas long. En Sicile comme en Calabre, tout le monde est poète et musicien.
« Mes deux vers patoisés, je les portai à Ferdinand, qui, en un instant, en eut fait la musique.
- Attention, maintenant, dis-je à nos rameurs.
« Ferdinand se leva et leur fit répéter le refrain.
« Alors Maria s'approcha d'eux, et, sur le pont, debout les yeux au ciel, elle commença la mélodieuse cantilène.
« Le premier couplet fini, les matelots chantèrent le refrain avec un admirable unisson.
« Puis Maria reprit.
« Il me serait impossible de rendre le charme de cette scène : le pilote était couché sur le toit de la cabine et avait complètement cessé de s'occuper du gouvernail ; chaque matelot avait passé sa rame sous sa jambe et la maintenait avec son jarret, afin d'avoir les deux mains libres pour applaudir ; quant à nous, nous regardions Maria, – Ferdinand, avec un amour indicible, – moi, avec une admiration réelle.
« Piétro, en sortant d'une écoutille avec un plat de chaque main et un pain sous son bras, eut seul le pouvoir de nous tirer de notre contemplation.
« Les matelots s'empressèrent de nous étendre et nous nous assîmes pour déjeuner à l'ombre de cette voile.
« Après le repas, je laissai causer Ferdinand avec Maria, et je m'approchai du pilote.
- Eh bien, ce fameux, vent, lui dis-je, il paraît qu'il ne se presse pas ?
- Avez-vous bien déjeuné ? demanda le pilote.
- Très bien.
- Alors, si j'ai un conseil à vous donner, dînez encore mieux.
- Pourquoi cela ?
- Parce que demain, vous ne serez guère en train de déjeuner, ni même de dîner.
- Bah ! vous riez.
- Les camarades ont dû vous dire que je ne riais jamais.
- Et vous dites, prophète ?...
- Je dis que nous aurons du bonheur si nous n'avons pas du bouillon cette nuit.
- Eh bien, pourquoi alors, à force de rames, ne gagnons-nous pas quelque crique de la côte de Calabre ?
« Nunzio jeta les yeux sur la côte de Pestum, qui apparaissait à notre gauche comme une ligne d'azur aux douces ondulations.
« Puis, secouant la tête :
- Jamais ils n'auraient le temps, dit-il ; il leur faudrait dix ou douze heures.
- Tandis qu'à la bourrasque, il ne lui en faudra que... combien ?
- Que sept ou huit.
« Je tirai ma montre.
- Alors, dis-je, ce sera pour neuf heures ?
- Oui, vers ce temps-là, dit Nunzio, une heure ou une heure et demie après l'Ave Maria....Mais n'en dites rien. C'est inutile de tourmenter d'avance la petite dame.
- Vieux prophète, lui dis-je en riant, tu as un faible pour elle.
- Je ne comprends pas, répondit-il.
- Je dis que tu es amoureux de notre belle voyageuse, quoi !
- Oui, mais comme je suis, amoureux de la madone.
« Et il salua comme on salue en passant devant une sainte image.
« J'allai rejoindre mes compagnons. La journée se passa à jouer de la guitare et à chanter. Je dis des vers d'Hugo, de Lamartine et d'Auguste Barbier, et j'entendis mes matelots qui ne me comprenaient pas, et qui croyaient, non pas que je répétais de mémoire, mais que je composais, m'appeler improvisatore.
« Cela leur donna une grande considération pour moi. A Naples, l'improvisateur est demi-dieu ; en Sicile, il est dieu tout à fait.
« Pendant l'après-midi, cet azur du ciel si profond et si transparent s'effaça peu à peu ; le firmament prit une teinte laiteuse et maladive ; le soleil se coucha dans des nuages qui ressemblaient aux vapeurs des marais Pontins.
« L'heure de l'Ave Maria était venue. Le pilote prit dans ses bras le fils du capitaine, le mit à genoux sur le toit de la cabine, et l'enfant dit pour lui et pour nous cette prière du soir si solennelle en Italie, plus solennelle en mer que partout ailleurs.
« Pendant que l'enfant disait sa prière, un gros nuage noir montait, poussé par un vent du sud-ouest.
« C'était le bouillon promis par Nunzio.
« Aussi, la prière finie, me toucha-t-il du coude, tout en mettant un doigt sur ses lèvres.
- Je le vois pardieu bien ! lui répondis-je.
« De temps en temps aussi, les matelots et même le capitaine tournaient les yeux du côté du nuage, qui s'avançait rapidement en étendant, comme eût fait un aigle gigantesque, une de ses ailes vers le nord, l'autre vers le sud.
« La lune apparaissait ou plutôt transparaissait au milieu d'une vapeur blafarde, qu'allait bientôt recouvrir ce nuage qui s'avançait à grands pas.
« Par moments, ses flancs obscurs se lézardaient et un éclair courait comme un serpent de feu dans ces épaisses ténèbres.
« On n'entendait pas encore la foudre, mais on la sentait venir.
« La mer, sans qu'un seul souffle de vent passât encore dans l'atmosphère, devenait clapoteuse comme si quelque feu souterrain, se croisant du Vésuve à l'Etna, la faisait frissonner.
« Bientôt, à l'horizon d'où venait le nuage, et paraissant marcher du même pas que lui, nous vîmes s'avancer une ligne d'écume, tandis que, de place en place, on voyait, à la surface des flots, se dessiner ces espèces de frémissements que les marins appellent des pattes de chat.
« Un souffle brûlant passa dans nos cordages, et fit frissonner la seule voile qui, avec le foc, restât au bâtiment.
- Prenez deux ris ! cria le pilote à l'équipage.
« En même temps, le capitaine, s'avançant vers nous, et s'adressant particulièrement à Maria :
- Signora, et vous, seigneurs, nous dit-il, je n'ai point de conseils à vous donner ; mais, à mon avis, vous feriez bien de rentrer dans la cabine.
- Y a-t-il danger ? demanda Maria d'un ton assez calme.
- Non ; mais nous allons avoir bourrasque, c'est-à-dire pluie et vent, et vous ne pourriez rester sur le pont, où vous seriez, en quelques instants, trempés jusqu'aux os, et où, d'ailleurs, vous gêneriez la manoeuvre.
« Je connaissais ces sortes de recommandations, et je me retournai vers Maria :
- Vous entendez, madame ? lui demandai-je. Voulez-vous bien nous donner l'hospitalité pour cette nuit ?
- Vous n'en doutez pas, dit-elle ; je l'espère du moins.
En ce moment, arriva, par le travers du speronare, une bouffée de vent si violente, que le bâtiment se pencha sur le côté, et trempa le bout de sa vergue dans l'eau.
« En même temps, un éclair, pendant la durée duquel on vit aussi clair qu'en plein jour, fendit le ciel.
- Rentrons, rentrons, dis-je à Maria. Le capitaine a raison, nous gênerions la manoeuvre.
« Au même instant, la voix de Nunzio se faisait entendre.
- Tutto a basso ! criait-il.
« Les matelots se précipitèrent vers la voile, qui faisait plier la vergue comme un roseau.
« Je fis entrer Maria dans la cabine. J'y poussai Ferdinand, et j'y rentrai derrière elle.
« A peine les rideaux étaient-ils retombés derrière moi qu'un effroyable coup de tonnerre éclatait, et que le bâtiment éprouvait une telle secousse, que Maria tombait sur son matelas en jetant un cri, tandis que nous ne restions debout, Ferdinand et moi, qu'en nous cramponnant l'un à l'autre.

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