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Chapitre VI


Nous arrivâmes vers neuf heures du soir à Coblence.
Ma compagne de voyage était si bien habituée à notre fraternité, qu'elle ne s'inquiétait plus de la topographie de nos chambres, et que, nous eût-on donné la même chambre, pourvu que cette chambre eût eu deux lits, elle n'eût point fait d'observation.
Nos chambres se trouvèrent contigus ; celle de Lilla avait deux lits.
Nous soupâmes tous trois ;– notre amie la dame viennoise avait accepté le triumfeminavirat.
Nous avions passé une après-midi adorable.
En vérité, si les hommes savaient tout ce qu'il y a de charmant dans l'amitié d'une femme, et même de deux femmes, ils verseraient peut-être une larme de plaisir, mais à coup sûr une larme de regret, le jour où ils franchiraient les limites de l'amitié pour mettre le pied dans les domaines de l'amour.
Nous passâmes une charmante soirée. On nous servit le thé dans la chambre de Lilla, et nous le prîmes près d'une large fenêtre s'ouvrant sur le Rhin d'abord, un peu au-dessus du pont qui va à la forteresse d'Ehrenbreitstein, puis, au delà du Rhin, sur les collines qui commencent à se changer en montagnes, la lune se leva, et fit ruisseler, le long des montagnes des flots de douce lumière qui vinrent aboutir au Rhin, et qui le changèrent en un immense miroir d'argent.
Que dîmes-nous en face de cette merveilleuse nature ? Je ne me le rappelle plus ; probablement parlâmes-nous de Shakespeare et d'Hugo, de Goethe et de Lamartine. Les grands poètes chantent les grands spectacles de la nature et, reconnaissants à coup sûr, les grands spectacles de la nature font penser aux grands poètes.
Sans doute pour continuer, autant qu'il était possible, cette bonne intimité, notre amie viennoise demanda à Lilla de partager sa chambre. Lilla se retourna de mon côté comme pour me demander si cela ne me contrarierait pas.
J'éclatai de rire.
Je me retirai dans la mienne et je laissai ces deux dames chez elles.
Pour voir cette belle lune de mon lit et quand ma bougie serait soufflée, j'avais laissé mes persiennes ouvertes et mes rideaux non tirés, de sorte qu'à travers mes carreaux, je voyais le firmament tout d'azur, coupé d'une large trace blanchâtre, – c'était la voie lactée tandis qu'au plus profond du ciel, je voyais trembler une étoile alternativement rouge, blanche et bleue, – c'était Aldébaran.
Combien de temps contemplai-je ce doux et mélancolique spectacle les yeux ouverts ou à demi fermés, je ne le sais. Je finis par m'endormir, et, quand je rouvris les yeux encore tout pleins de cet azur nocturne et de ces bluets de flamme, je crus être en face d'un incendie.
Tout ce qui était bleu la veille était maintenant de pourpre. Ce ciel si calme et si limpide quelques heures auparavant, semblait rouler des vagues de feu. L'aurore se levait annonçant le soleil.
J'étais en extase devant ce spectacle lorsque je crus m'entendre appeler de la chambre voisine.
Je prêtai l'oreille, et, en effet, mon prénom d'Alexandre vint jusqu'à moi.
- Est-ce vous, Lilla ? demandai-je à demi-voix de mon côté.
- Oui ; vous êtes éveillé, tant mieux ! continua-t-elle toujours à voix basse. Ne trouvez-vous pas magnifique la décoration que Dieu fait pour nous en ce moment ?
- Splendide ! Comme c'est fâcheux de voir un si beau ciel chacun de son côté !
- Qui vous empêche de venir le voir d'ici ?
- Mais notre Viennoise consent-elle ?
- Bah ! elle dort.
- Ouvrez-moi la porte, alors.
- Ouvrez-la vous-même : elle n'a jamais été fermée.
Je sautai à bas de mon lit, je passai un pantalon à pieds et ma robe de chambre, je chaussai mes pantoufles, et j'entrai le plus doucement que je pus dans la chambre de mes voisines.
Lilla, pour me servir de termes de théâtre était couchée au côté cour, et sa voisine au côté jardin. La haute fenêtre permettait à un rayon du jour naissant d'empourprer son lit et son visage, qui semblait nager dans une lumière rose. Je détachai un miroir, et, sans m'interposer entre le jour et elle, je le lui portai pour qu'elle s'y regardât.
Il ne me fut pas difficile de reconnaître à son sourire qu'elle m'était reconnaissante de se voir si belle.
- Eh bien, lui dis-je, embrassez-vous.
Et j'approchai la glace de ses lèvres.
- Non, dit-elle, embrassez-moi, cela vaudra mieux.
Je l'embrassai en lui souhaitant une longue suite d'aurores aussi belles que celle que nous voyions se lever, puis je reportai le miroir à son clou.
- Prenez une chaise et asseyez-vous près de mon lit dit-elle ; j'ai une prétention.
- Laquelle ?
- C'est que vous me racontiez une histoire qui, dans mon souvenir, restera éternellement mariée à celui de ce beau lever de soleil.
- Quelle histoire voulez-vous que l'on raconte en face d'une pareille solennité ? Vous connaissez Werther, vous connaissez Paul et Virginie...
- Ne m'avez-vous pas dit que vous deviez un des bons souvenirs de votre vie à une de mes compatriotes ?
- C'est vrai ; je vous ai dit cela.
- Ne m'avez-vous pas dit que ce souvenir n'était mêlé d'aucun trouble, et que les seules larmes que vous eussent coûtées trois mois de bonheur étaient celles répandues au moment où vous vous étiez quittés ?
- C'est encore vrai.
- Regardez-vous comme une indiscrétion de me raconter cette histoire ?
- Non, par malheur ; car il y a deux ans que la personne est morte.
- Vous m'avez dit que non seulement elle était ma compatriote, mais encore qu'elle était, comme moi, artiste dramatique.
- Oui ; seulement, elle était dramatique en chantant, elle.
- Racontez-moi cela, je vous en prie ; mais parlez à demi-voix, à cause de notre voisine qui dort.
- C'était en 1839 ; j'étais déjà vieux, comme vous voyez, j'avais trente-sept ans.
- Est-ce que vous serez jamais vieux, vous ?
- Dieu vous entende ! Je me trouvais pour la troisième fois à Naples, et toujours sous un nom supposé. Cette fois, je portais le nom assez peu poétique de M. Durand.
« Je voulais retourner à Sorrente, à Amalfi, à Pompéi, que j'avais mal vus à mon premier voyage, et que, d'ailleurs, on n'a jamais vus assez. En conséquence, fidèle à mes traditions, je me rendis au port et louai une de ces grandes barques siciliennes avec lesquelles j'avais déjà fait mon voyage de 1835.
« Cette fois, j'étais seul et je n'avais plus avec moi ces deux bons compagnons que l'on appelait, l'un Jadin, l'autre Milord.
« Cette fois, Duprez n'était plus à Naples, Malibran n'était plus à Naples, Persiani n'était plus à Naples.
« Aussi Naples m'avait-il paru fort triste.
« Cependant, la veille de ce jour où j'allais fréter une barque, j'avais assisté à une grande solennité musicale.
« Votre compatriote, madame D..., que vous me permettrez de ne vous désigner que sous son prénom de Maria, avait donné sa dernière représentation à Naples ; elle allait chanter au théâtre de Palerme.
« Madame D... était une grande et belle personne de trente ans, parlant comme vous toutes les langues, ayant une très belle voix, mais surtout une voix admirablement dramatique.
« Son triomphe était la Norma.
« Je l'avais connue à Paris, où on lui avait fait jouer des rôles comiques, celui de ­erlina entre autres, dans lequel elle avait eu un très grand succès.
« Je lui avais alors été présenté, après une représentation de Don Juan, et nous nous étions sentis pris d'une telle sympathie l'un pour l'autre, que, lorsque je lui avais tout simplement dit que je la trouvais charmante et que j'étais bien heureux qu'elle partit le surlendemain, elle m'avait naïvement répondu :
- Quel malheur, au contraire !
- Mais, m'empressai-je de lui dire, en deux jours il y a quarante-huit heures, en quarante-huit heures, deux mille huit cent quatre-vingts minutes ; c'est une éternité, quand on sait les mettre à profit.
« Mais elle avait secoué la tête et avait répondu :
- Non... En quarante-huit heures, j'aurais le temps de vous faire voir que vous me plaisez, mais pas celui de vous prouver que je vous aime.
« La réponse m'avait paru concluante je n'avais pas insisté. Je lui avais baisé la main en la quittant. Elle était partie pour l'Allemagne ; moi, j'étais parti pour l'Italie : nous ne nous étions pas revus.
« Le hasard nous réunissait à Naples.
« Seulement, comme j'y étais sous un nom supposé, comme j'y étais de la veille, elle ignorait que j'y fusse ; tandis que moi, je savais ses succès, ses applaudissements, ses triomphes. Son nom était non seulement sur toutes les affiches mais encore dans toutes les bouches.
« Je m'étais informé d'elle ; j'avais demandé où elle demeurait. On m'avait répondu : « Rue de Tolède, » et l'on m'avait donné son adresse précise. J'allais courir chez elle, quand on m'avait arrêté par ces quelques mots :
- Vous savez qu'elle va se marier ?
« Vous comprenez quelle douche d'eau glacée cette phrase me versait sur la tête !
- Se marier ! et avec, qui ?
- Avec un de vos compatriotes, un jeune compositeur que vous connaissez bien certainement, qui fait de la musique en amateur : le baron Ferdinand de S...
- Ah ! mon Dieu ! m'écriai-je.
« Et rien, en effet, ne pouvait m'étonner plus que cette alliance.
« Mais, comme les choses incroyables sont surtout celles auxquelles je crois tout d'abord, attendu qu'il faut qu'une chose incroyable soit pour que l'on dise qu'elle est, je demeurai étonné, mais convaincu.
« A partir de ce moment, je n'avais pas même eu l'idée de revoir Maria ; si elle n'avait pas jugé à propos de faire attention à moi quand elle allait partir dans deux jours, à plus forte raison ne me connaîtrait-elle plus quand elle allait se marier dans huit jours.
« Peut-être, sans cette nouvelle, serais-je resté quelques jours de plus à Naples, au risque de m'y faire arrêter comme la première fois ; mais, tout au contraire, cela hâta mon départ. J'allai donc, comme je l'ai dit, au port ; j'y louai le seul speronare qu'il y eût, et je repris le chemin de mon hôtel.
« Sur le môle, je me trouvai nez à nez avec Maria et Ferdinand.
« Tous deux poussèrent un cri d'étonnement.
- Comment êtes-vous ici et comment ne le savions-nous pas ? me demandèrent-ils tous deux d'une seule voix.
- Par la raison infiniment simple que tout le monde ignore que j'y suis, attendu la bienheureuse antipathie que Sa Majesté le roi de Naples professe pour votre très humble serviteur.
- Mais vous saviez que nous y étions, nous, me dit Ferdinand ; comment n'êtes-vous pas venu nous voir ?
- Je savais que madame y était, et, hier au soir, à San-Carlo, je lui ai payé mon tribut d'éloges.
- Et vous n'êtes pas venu me voir au théâtre ? me dit à son tour Maria.
- Non, et cela pour deux raisons.
- Je gage qu'il n'y en a pas une de bonne dans les deux.
- Je gage qu'elles sont bonnes toutes les deux, au contraire.
- Voyons !
- La première, c'est que, pour entrer au théâtre, il eût fallu dire mon nom ; qu'en disant mon vrai nom, c'est-à-dire Alexandre Dumas, j'étais pris à l'instant même et conduit à la police ; qu'en disant mon faux nom, Pierre Durand, personne ne me reconnaissait, c'est vrai, mais pas vous plus que les autres, et que, par conséquent, je n'arrivais pas jusqu'à votre loge.
- Hum ! fit Maria, je dois dire que, si la première raison n'est pas tout à fait bonne, elle n'est pas non plus tout à fait mauvaise. Voyons la seconde.
- La seconde, c'est qu'ayant appris votre futur mariage, je n'ai pas voulu me jeter au travers de vos amours pour y être reçu comme un chien dans un jeu de quilles.
- Et qui vous dit que vous eussiez été reçu comme cela ?
- Je ne connais pas les amoureux, n'est-ce pas, moi qui passe ma vie à en faire ?
- Venons-nous de vous recevoir comme cela ?
- Je crois bien, dans la rue ! Il ne vous manquerait plus que de me faire une scène, parce que je vous trouble, moi, quatre cent millième.
- J'en ai cependant bien envie, pour mon compte, dit le baron.
- Comment cela ?
- Parce que je suis furieux.
- Et vous, madame, êtes-vous furieuse ?
- Par contrecoup, moi.
- Par contrecoup seulement, merci.
- Que vous arrive-t-il ?
- Il nous arrive... Puisque vous savez que nous nous marions, je n'ai rien à vous apprendre de ce côté-là...
- Non.
- Seulement vous ne savez pas où nous voulions nous marier ?
- Je ne m'en doute pas.
- Eh bien, nous voulions nous marier à Sainte-Rosalie de Palerme, pour laquelle madame a une dévotion toute particulière. Vous savez ce que c'était que sainte Rosalie ?
- Parfaitement : c'était la fille d'un riche seigneur de Rome, descendant de Charlemagne, qui se retira dans une grotte du mont Pellegrino, où elle mourut vers le commencement du douzième siècle ou vers la fin du onzième.
- Est-il ferré sur sa sainte Rosalie, hein !
- Je le crois bien, parbleu ! J'étais à Palerme lors de sa fête, et comme elle est la patronne de la ville, je n'ai eu garde d'y manquer.
- Et voilà tout ce que vous savez de sainte Rosalie ?
- Pardon, je sais encore qu'elle remplit à Palerme les mêmes fonctions que certain forgeron remplit à Gretna-Green.
- Eh bien, voilà justement pourquoi nous voulions avoir affaire à sainte Rosalie de Palerme, c'était pour lui faire exercer ses fonctions à notre endroit.
- Ah ! parfaitement !... Eh bien, elle a refusé ?
- Non, pas le moins du monde.
- Vous dites que vous êtes furieux, cher ami.
- Je suis furieux, parce que nous comptions partir demain par le bateau à vapeur de Sicile.
- Bon ! il ne part pas ?
- Il est en réparation, il a une roue cassée.
- Ah ! le maladroit ! Eh bien, faites comme moi, alors.
- Qu'avez-vous fait, vous ?
- J'ai loué un speronare. Allez au port en louer un autre.
- Nous en venons : il n'y en a plus ; un M. Durand venait de fréter le seul qu'il y eût.. Ah ! mais j'y pense ! s'écria le baron.
- Quoi ? demanda Maria.
- Mais c'est lui, M. Durand ; il vient de nous le dire.
- Sans doute, c'est moi.
- Cédez-nous votre bateau.
- Eh bien, et moi ?
- Vous partirez plus tard ; vous n'êtes pas pressé, vous ne vous mariez pas.
- Heureuse ignorance !
- Cédez-nous votre bateau.
- Et si l'on me reconnaît, et si l'on m'arrête ?
- Diable ! Cédez-nous-le tout de même.
- Il y tient !
- Attendez donc ! et nous vous donnons passage gratis pour Messine ou pour Palerme.
- Mais je ne vais ni à Messine ni à Palerme.
- Vous y viendrez ; pardieu ! le grand malheur !
- Justement, il manque à Maria un témoin, vous lui en servirez.
- Que madame m'invite, et je verrai ce que j'ai à faire.
- Vous l'entendez, Maria ?
-Mais Maria se taisait, et, comme le sang lui montait au visage, elle devenait rouge jusqu'aux oreilles.
- Eh bien, fit le baron, vous ne dites rien.
- Je n'ose.
« L'embarras de madame D... était ma vengeance ; je résolus de la pousser à bout.
« Pour la première fois, je fus rancunier.
- Eh bien, lui dis-je, j'accepte, mais à une condition.
- Laquelle ?
- C'est que c'est moi qui vous conduirai, qui vous prêterai mon bateau, qui vous déposerai sur la terre de Sicile.
- Tope ! dit Ferdinand, j'accepte.
- Oh ! murmura Maria, c'est d'une indiscrétion...
- Dame ! qui veut la fin, veux les moyens, et je veux la fin.
- Taisez-vous donc.
- Mais non, je ne veux pas me taire. Je veux le crier sur les toits, au contraire, et la chose est d'autant plus commode qu'ici les toits sont plats.
- Allons madame, dis-je à Maria, laissez-vous convaincre.
- Comment ! vous aussi ?
- Sans doute, moi aussi, moi tout le premier.
- Non, s'il vous plaît, vous le second.
- C'est juste. Et quand partons-nous ?
- Quand comptez-vous partir ?
- Au jour, si le vent est bon.
- Partons demain au jour.
- Nous ne devions partir qu'après-demain.
- Avec le speronare, nous mettrons bien un jour de plus qu'avec le bateau à vapeur ; cela reviendra au même.
- Mais ma toilette ?
- Il est convenu que vous vous mariez en robe grise et en chapeau.
- Mais nos passeports ?
- Mon cher Dumas, prenez le bras de madame, promenez-vous un instant avec elle à Chiala ; je passe à l'ambassade française, puis au ministère des affaires étrangères, et je rapporte nos passeports.
- Ferdinand ! Ferdinand !
« Ferdinand était déjà loin.
« Je pris le bras de Maria, que je sentis frissonner au contact du mien, et je m'acheminai avec elle à travers Chiaja.
« Nous arrivâmes, sans prononcer une seule parole, jusqu'à la jetée contre laquelle vient battre la mer.
« Puis nous nous arrêtâmes silencieux, les yeux noyés dans l'étendue.
« Au bout d'un instant, je poussai un soupir auquel Maria répondit par un soupir.
- Je crois, ma chère Maria, lui dis-je, que vous faites une grande folie tous les deux.
- Vous le croyez, me dit-elle, et, moi, j'en suis sûre...
En ce moment, notre amie viennoise fit un mouvement dans son lit. Je me retournai de son côté.
- Ne faites pas attention, me dit Lilla, c'est pour mieux respirer.
- Ne serait-ce pas, lui dis-je, pour mieux entendre ?
- Vous êtes fou ! elle dort comme Eve avant le péché.
- Allons donc ! comme Eve avant le péché ! non seulement je vois une pomme, mais j'en vois deux.
Il n'en était absolument rien : ce qui n'empêcha pas notre Viennoise de pousser un grand cri et de faire un prodigieux mouvement pour ramener son drap jusqu'à ses yeux.
- Ah ! lui dis-je, je vous y prends, curieuse !
Elle sortit ses deux mains du lit, et les joignit comme eût fait un enfant.
- Je vous en supplie ! dit-elle.
- Soit ; mais je ne puis à la fois parler pour deux personnes, parler à droite et regarder à gauche ; le moins qui puisse m'arriver, c'est de gagner un torticolis.
- Alors que demandez-vous ? fit la belle Viennoise.
- Je ne demande pas, j'exige.
- Oh ! vous exigez ? fit Lilla.
- Oui, j'exige ou je me tais.
- Non, non, non... Qu'exigez-vous ? demanda la Viennoise.
- Je vais fermer les yeux, vous viendrez vous mettre dans le même lit que votre amie. Je deviendrai peut-être fou de voir deux pareilles têtes sur le même oreiller ; mais, au moins, je n'attraperai pas de torticolis.
- Faut-il faire ce qu'il veut, Lilla ?
- Sans doute, puisque vous vous êtes mise à sa discrétion.
- Mais vous fermerez les yeux ?
- Parole d'honneur !
- Tiendra-t-il sa parole d'honneur, Lilla ?
- J'en réponds pour lui.
- Fermez les yeux, alors.
J'entendis marcher comme une ombre, je sentis passer comme un parfum ; puis une petite voix toute tremblotante me dit :
- C'est fait, vous pouvez regarder.
Les deux charmantes femmes étaient l'une près de l'autre, les bras enlacés, la joue de la Viennoise sur la tête de Lilla.
Ah ! si j'avais pu dire comme Corrége : Anch'io son pitiore !

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