Une Aventure d'amour Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre II


Pendant un mois, je dînai deux ou trois fois par semaine avec madame Bulyowsky, et, deux ou trois fois par semaine je la conduisis au spectacle.
Je dois dire que nos étoiles l'éblouirent peu, à part Rachel.
Madame Ristori n'était point à Paris.
Un matin, elle arriva chez moi.
- Je pars demain, dit-elle.
- Pourquoi partez-vous demain ?
- Parce qu'il me reste juste assez d'argent pour retourner à Pesth.
- En voulez-vous ?
- Non ; j'ai vu à Paris tout ce que je voulais y voir.
- Combien vous reste-t-il ?
- Mille francs.
- C'est plus qu'il ne vous faut, de moitié.
- Non ; car je ne vais pas directement à Vienne.
- Voyons votre itinéraire ?
- Voici : je vais à Bruxelles, à Spa, à Cologne ; je remonte le Rhin jusqu'à Mayence, et, de là, à Mannheim.
- Que diable allez-vous faire à Mannheim ? Werther s'est brûlé la cervelle et Charlotte est trépassée.
- Je vais voir madame Schroeder.
- La tragédienne ?
- Oui ; la connaissez-vous ?
- Je l'ai vue jouer une fois à Francfort, mais j'ai beaucoup connu ses deux fils et sa fille.
- Ses deux fils ?
- Oui.
- Je n'en connais qu'un, Devrient.
- Le comédien ; moi, je connais l'autre le prêtre, qui demeure à Cologne, derrière l'église Saint-Gédéon ; si vous voulez, je vous donnerai une lettre pour lui.
- Merci, c'est à sa mère que j'ai affaire.
- Que lui voulez-vous ?
- Je suis Hongroise, je vous l'ai dit ; je joue la comédie, le drame et la tragédie en hongrois. Eh bien, je suis lassée de ne parler qu'à six ou sept millions de spectateurs ; je voudrais jouer la comédie en allemand, pour parler à trente ou quarante millions d'hommes. Pour cela, je veux voir madame Schroeder, répéter en allemand une scène devant elle, et, si elle me donne l'espoir qu'avec un an de travail je puis perdre ce que j'ai d'accent, je vends quelques diamants, j'habite les villes qu'elle habitera, je la suis comme dame de compagnie, comme femme de chambre, si elle veut, et, au bout d'un an, je me lance sur les théâtres de l'Allemagne... Eh bien, qu'y a-t il ?
- Il y a que je vous admire.
- Non, vous ne m'admirez pas ; vous trouvez cela tout simple ; je suis horriblement ambitieuse, j'ai eu de grands succès, j'en veux de plus grands encore.
- Avec cette volonté-là, vous les aurez.
- Maintenant, nous dînons ensemble, n'est-ce pas ? Nous allons au spectacle une dernière fois ; vous me donnez des lettres pour Bruxelles, où je m'arrête un jour ou deux et d'où j'expédie tout mon bagage à Vienne ; nous nous disons adieu, et je pars.
- Pourquoi nous disons-nous adieu ?
- Mais, je vous le répète, parce que je pars.
- Il m'est venu une idée.
- Laquelle ?
- J'ai affaire à Bruxelles. Or, au lieu de vous donner des lettres, je pars avec vous ; seule, vous vous ennuieriez à mourir, soyez franche.
Elle se mit à rire.
- J'étais sûre que vous alliez me proposer cela, me dit-elle.
- Et vous étiez d'avance décidée à l'accepter.
- Ma foi, oui. En vérité, je vous aime beaucoup.
- Et qui sait si nous nous reverrons jamais ! Ainsi, c'est convenu, nous partons demain.
- Demain ; par quel train ?
- Par celui de huit heures du matin. Je me sauve.
- J'ai énormément à faire ; vous comprenez, un dernier jour... A propos...
- Quoi ?
- Nous ne partons pas ensemble, nous nous rencontrons là-bas par hasard...
- Pourquoi cela ?
- Parce que je pars avec des gens de ma connaissance.
- Des Viennois ?
- Oui.
- Votre conscience ne vous suffit donc plus ?
- Ce sont des imbéciles.
- Faisons mieux que cela.
- Le mieux est l'ennemi du bien.
- Au lieu de partir demain matin, partez demain au soir.
- Ils ne partiront que demain au soir ; ils sont décidés à partir avec moi.
- Et jusqu'où vont-ils comme cela ?
- Jusqu'à Bruxelles seulement.
- Attendez ; voici ce que nous faisons : nous partons demain au soir.
- Vous insistez ?
- J'insiste : vous ferez bien cela pour moi, que diable ! vous n'êtes pas en avance.
- Vous me le reprochez ?
- Non, je le constate.
- Eh bien, dites, nous verrons après.
- Nous partons donc par le train du soir ; nous ne nous rencontrons même pas ; vous montez dans un wagon quelconque avec vos Viennois ; je vous vois monter et vous désigne à l'un des employés ; moi, je monte dans un wagon tout seul ; à la deuxième ou troisième station, vous vous plaignez d'étouffer ; l'employé du chemin de fer vous propose de venir dans un wagon moins habité ; vous acceptez, vous venez dans le mien, où vous prenez tout l'air qu'il vous faut et où vous dormez tranquille toute la nuit.
- Et où je dors tranquille ?
- Parole d'honneur.
- En effet, cela peut s'arranger ainsi.
- Donc cela s'arrange ?
- Parfaitement.
- Alors, à ce soir ?
- Non, à demain.
- Nous dînons demain ensemble ?
- Impossible ; partant le soir, je suis obligée de dîner avec mes Viennois.
- Ainsi, nous ne nous verrons qu'au chemin de fer ?
- Je tâcherai de venir vous serrer la main dans la journée.
- Venez.
Je commençais à m'habituer à découvrir un charmant camarade sous ce taffetas et sous cette soie où j'avais cru trouver une jolie femme.
Nous nous donnâmes une poignée de main, et Lilla partit. Le lendemain, je reçus ce petit mot :

« Impossible d'aller vous voir, je bataille avec mes tailleuses et mes marchandes de modes. J'emballe de quoi monter un magasin à Pesth. Je ne sais pas comment j'aurais fait si j'avais dû partir ce matin.
« A ce soir. Bonne nuit.
                    « Lilla. »

Le mot bonne nuit, fortement souligné, me paraissait passablement ironique.
- Bonne nuit ! répétai-je ; cependant, on ne sait pas ce qui peut arriver.
Le soir, j'étais au chemin de fer, une demi-heure d'avance. Je ne sais si jamais je trouverai une occasion de remercier les chemins de fer en masse de toutes les attentions dont je suis l'objet de la part des employés, dès qu'on me voit apparaître dans un de ces couloirs sur la porte desquels, sont écrits en grosses lettres ces mots sacramentels :
          Le public n'entre pas ici.
J'allai trouver le chef de gare ; je lui expliquai la situation.
Il se mit à rire.
- Eh bien, non, lui dis-je.
- Vraiment ?
- Parole d'honneur !
- Oh ! oui ; mais pendant la route...
- Je ne crois pas.
- N'importe, Bonne chance !
- Prenez garde : on ne souhaite pas bonne chasse à un chasseur.
Je montai dans mon wagon, où le chef de gare m'enferma hermétiquement, en suspendant à la poignée de ma portière une pancarte sur laquelle étaient écrits en grosses lettres ces mots :
          Caisse louée
Lorsque j'entendis le bruit que faisaient les voyageurs en accourant prendre leurs places, je passai la tête par la portière, j'appelai le chef de train et lui montrai madame Bulyowsky montant dans un wagon avec ses trois Viennois et ses quatre Viennoises, lui expliquant ce que j'attendais de sa complaisance.
- Laquelle est-ce ? me demanda-t-il.
- La plus jolie.
- Alors, celle qui a un chapeau à la mousquetaire.
- Justement.
- Vous n'êtes pas maladroit, vous !
- C'est votre opinion ?
- Dame !
- Eh bien, ce n'est pas la mienne.
Le chef de train me regarda d'un air narquois et s'éloigna en secouant la tête.
- Secouez la tête tant que vous voudrez, c'est comme cela, lui dis-je, tout dépité de ne pouvoir faire croire à mon innocence.
Le train partit. A la station de Pontoise, il faisait nuit close.
Ma portière s'ouvrit, et j'entendis la voix du chef de gare qui disait :
- Montez, madame ; c'est ici.
J'étendis la main et j'aidai ma belle compagne de voyage à enjamber les deux degrés.
- Ah ! vous voilà enfin ! m'écriai-je.
- Le temps vous a semblé long ?
- Je crois bien, j'étais seul.
- Eh bien, moi, tout au contraire, il m'a semblé long parce que j'étais avec quelqu'un. Heureusement que je fermais les yeux et que je pensais à vous.
- Vous pensiez à moi ?
- Pourquoi pas ?
- Ce n'est pas moi qui vous querellerai à ce sujet. Seulement, de quelle façon pensiez-vous à moi ?
- De la façon la plus tendre possible.
- Bah !
- Oui, je vous jure que je vous suis profondément reconnaissante de la façon dont vous vous conduisez avec moi.
- Ah ! vraiment ?
- Parole d'honneur !
- C'est toujours cela. Seulement, arrivée à Vienne, vous vous moquerez de moi.
- Non, attendu que non seulement je suis une honnête femme, mais encore parce que je crois être une femme d'esprit.
- Et moi, suis-je un homme d'esprit ?
- Avec tout le monde et pour tout le monde, oui.
- Oui, mais pour vous ?
- Pour moi, vous êtes mieux que cela : vous êtes un homme de coeur. Maintenant, embrassez-moi et souhaitez-moi une bonne nuit ; je me sens très fatiguée.
Je l'embrassai à l'allemande ou à l'anglaise, comme on voudra. Elle me rendit un baiser qui, pour une Française, eût été fort significatif : puis elle s'arrangea dans son coin.
Je la regardai faire, en me disant que, bien certainement, lorsqu'un homme manquait de respect à une femme, c'est que la femme le voulait bien.
Elle changea deux ou trois fois de position, se plaignit doucement, rouvrit les yeux, me regarda et dit :
- Décidément. je crois que je serai mieux la tête appuyée sur votre épaule.
- Peut-être serez-vous mieux, lui répondis-je en riant ; mais, à coup sûr, moi, je serai plus mal.
- De sorte que vous me refusez ?
- Peste ! je n'ai garde.
Nous étions en face l'un de l'autre. Je changeai de place et m'assis près d'elle. Elle ôta son chapeau, noua un mouchoir de soie sous son cou, s'accommoda sur mon épaule, et, au bout d'un instant :
- Je suis très bien comme cela, me dit-elle ; et vous ?
- Moi, je n'ai pas d'opinion.
- Alors, à demain matin ; peut-être vous en serez-vous fait une. La nuit porte conseil.
Puis elle fit encore deux ou trois petits mouvements, comme l'oiseau qui arrange son cou sous son aile, chercha ma main de sa main, la serra doucement en signe de bonsoir, remua les lèvres pour m'adresser une parole inintelligible et s'endormit.
Je n'ai jamais éprouvé une plus singulière sensation que celle qui s'empara de moi lorsque les cheveux de cette charmante créature s'appuyèrent sur mes joues, lorsque son souffle passa sur mon visage. Sa physionomie avait pris une expression enfantine, virginale, tranquille, que je n'avais jamais vue à aucune femme dormant sur ma poitrine.
Je restai longtemps à la regarder ; puis, peu à peu, mes yeux se fermèrent, se rouvrirent, se refermèrent. J'appuyai mes lèvres sur son front, en murmurant à mon tour : « Bonne nuit ! » et je m'endormis doucement et délicieusement.
A Valenciennes, le chef de train en personne ouvrit notre voiture en criant :
- Valenciennes, vingt minutes d'arrêt !
Nous ouvrîmes les yeux en même temps, et nous nous mîmes à rire.
- En vérité, je crois que je n'ai jamais si bien dormi, me dit Lilla.
- Ma foi, lui dis-je, ce que je vais vous répondre n'est peut-être pas très galant : mais ni moi non plus.
- Vous êtes un homme charmant, me dit-elle, et vous avez un grand mérite.
- Lequel ?
- Celui d'être mal connu ; ce qui ménage des surprises à ceux qui font votre connaissance.
- Vous promettez de me réhabiliter près de Saphir ?
- Je vous le jure.
- Et de m'envoyer des pratiques ?
- Oh ! quant à cela, non, je vous le promets.
- Cependant, si je me conduisais avec vos recommandées comme je me conduis avec vous ?
- J'en serais horriblement peinée.
- Et si je me conduisais d'une façon tout opposée ?
- J'en serais horriblement furieuse.
- Mais enfin, que préféreriez-vous ?
- Inutile de vous le dire, puisque je ne vous enverrai personne.
- Descendez-vous, ou restez-vous ?
- Je reste, je suis trop bien. Seulement, laissez-moi changer de place et me mettre sur votre épaule droite.
- Vous trouvez que, comme saint Laurent, je suis assez rôti du côté gauche, n'est-ce pas ? Allons, faites.
Elle s'accommoda sur mon épaule droite comme elle avait fait sur mon épaule gauche, s'endormit de nouveau et ne se réveilla qu'à Bruxelles.
- Descendez-vous ? me dit-elle.
- Bon ! et vos Viennois, que diront-ils en nous voyant ensemble ?
- C'est vrai, je les avais oubliés. Où logez-vous d'habitude ?
- A l'hôtel de l'Europe ; mais on y a si mauvaise opinion de moi, que, pour vous, j'aimerais mieux aller ailleurs.
- Choisissez.
- Alors à l'hôtel de Suède.
- Eh bien, comme vous serez arrivé avant moi, vu mes dix ou douze colis, faites-moi préparer ma chambre.
- Soyez tranquille.
- Vous ne m'embrassez pas ?
- Ma foi, non ; c'est à vous de m'embrasser si l'envie vous en tient.
- Vous êtes bien l'être le plus exigeant que je connaisse dit-elle.
Et elle m'embrassa en éclatant de rire.
Une heure après, elle était à l'hôtel de Suède. Je la conduisais à sa chambre, je lui baisais respectueusement la main et je sortais en murmurant :
- Comme ce serait charmant si l'on pouvait avoir une femme pour ami !
Il va sans dire que j'avais fait préparer ma chambre de l'autre côté du carré.
Je pris un bain et me couchai.
Lorsque je me réveillai, je m'informai de ma compagne de voyage. Elle était déjà sortie et avait fait charger ses dix ou douze colis, qui devaient s'en aller par la petite vitesse, tandis qu'elle ferait sa tournée artistique à la recherche de madame Schroeder.
Comme tous les artistes qui ont l'habitude des locomotions rapides, ma compagne de voyage avait cela d'admirable qu'elle n'était pas plus embarrassante qu'un homme, qu'elle faisait et ficelait ses malles, qu'elle bourrait et fermait ses sacs de voyage, et qu'elle était toujours prête cinq minutes avant l'heure ; ce qu'il ne faut jamais prendre la peine de demander à une femme du monde. Pendant que je m'informais d'elle, elle revint.
- Ah ! par ma foi, lui dis-je, je vous croyais envolée.
- Je l'étais, en effet.
- Oui, mais pour toujours.
- Je suis de la nature des hirondelles, je reviens au nid.
- Qu'avez-vous fait ?
- J'ai embarqué toutes mes malles, j'en ai pris des reçus : de sorte que je reste avec la robe que j'ai sur moi, une autre dans mon sac de nuit et six chemises. Un étudiant, vous le voyez, ne ferait pas mieux.
- Et quand partez-vous ?
- Quand vous voudrez.
- Vous voulez voir Bruxelles cependant ?
- Qu'y a-t-il à voir à Bruxelles ?
- L'église Sainte-Gudule, la place de l'Hôtel-de-Ville et le passage Saint Hubert.
- Et puis ?
- Et puis l'Allée-Verte.
- Et puis ?
- Et puis c'est tout.
- Eh bien, menez-moi dans un cabaret quelconque : je vous y donne à déjeuner.
- Vous ?
- Oui... Mes colis me coûtent moins cher de port que je ne croyais : je suis riche. Que mange-t-on ici ?
- Des huîtres d'Ostende, du boeuf fumé, des écrevisses.
- Et que boit-on ?
- Du faro et du lambic.
- Allons boire du faro et du lambic, et manger des écrevisses, du boeuf fumé et des huîtres d'Ostende.
- Allons.
Nous partîmes.
Je vous jure que, si ma compagne avait eu un pantalon et une redingote, au lieu d'avoir une robe et un burnous, j'aurais été dupe de mon illusion et me serais cru le mentor d'un beau jeune homme, au lieu d'être le cavalier d'une charmante femme.
Nous déjeunâmes ; puis nous visitâmes l'église Sainte-Gudule, le passage Saint-Hubert, la place de l'Hôtel-de-Ville, nous fîmes un tour à l'Allée Verte, et nous revînmes à l'hôtel de Suède.
- Alors, nous avons vu tout ce qu'il y a à voir à Bruxelles ? me demanda ma compagne de voyage.
- Tout, excepté le Musée.
- Qu'y a-t-il au Musée ?
- Il y a quatre ou cinq Rubens magnifiques, et deux ou trois Van Dyck merveilleux.
- Pourquoi ne me disiez-vous pas cela tout de suite ?
- Je l'avais oublié.
- Beau cicérone !... Allons voir le Musée.
Nous allâmes voir le Musée. La grande artiste, qui connaissait Shakespeare comme Schiller, Victor Hugo comme Shakespeare, Calderon comme Victor Hugo, connaissait Rubens et Van Dyck comme Calderon, et parlait peinture comme elle parlait théâtre.
Nous restâmes deux bonnes heures au Musée.
- Eh bien, me dit-elle, en sortant, qu'ai-je encore à voir dans la capitale de la Belgique ?
- Madame Pleyel, si vous voulez.
- Madame Pleyel ! madame Pleyel la grande artiste ? celle dont Liszt m'a tant parlé ?
- Elle-même.
- Vous la connaissez ?
- Parfaitement.
- Et vous pouvez me présenter à elle ?
- Dans une demi-heure.
- Une voiture !
Et mon enthousiaste Hongroise fit signe à un cocher, qui accourut, et qui, m'ayant reconnu, ouvrit sa portière avec empressement.
Un des étonnements de ma compagne de voyage était cette popularité qui fait que non seulement dans les rues de Paris, sur dix personnes près desquelles je passe, cinq me saluent de la tête ou de la main, mais qui, après m'avoir accompagné en province, passe avec moi la frontière et m'escorte à l'étranger. Or, nous étions arrivés à Bruxelles, et à Bruxelles, cochers compris, ce n'étaient plus cinq, mais huit personnes sur dix qui me connaissaient.
Nous montâmes en voiture ; madame Pleyel demeurait fort loin, au fond du faubourg de Schaerbeek ; de sorte que ma belle compagne eut tout le temps de m'interroger sur la grande artiste que nous allions visiter, et que j'eus tout le temps, moi, de répondre à ses interrogations.
Il y avait quelque chose comme vingt-cinq ans que je connaissais madame Pleyel. Un jour, on me l'annonça, lorsqu'elle n'avait encore d'autre auréole que la célébrité commerciale de son mari. Je ne la connaissais pas personnellement ; je vis entrer chez moi une jeune femme maigre, brune, avec des dents blanches, des yeux noirs magnifiques et une incroyable mobilité de physionomie.
A la première vue, je compris que j'avais affaire à une artiste.
Et, en effet, flottant dans l'indécision, sentant battre en elle un coeur enthousiaste, elle ignorait encore vers quel art elle était entraînée, et venait me demander conseil sur ce qu'elle devait faire.
A cette époque elle croyait voir son avenir au théâtre.
J'étais en train de faire Kean. J'allai à ma table, je pris mon manuscrit, je l'ouvris à la scène entre Kean et Anna Damby, et je la lui lus ; la situation était identique.
En outre, madame Pleyel n'était pas libre : elle avait un mari ; il fallait, pour qu'elle entrât au théâtre, rompre avec des convenances sociales dont l'arrachement est toujours saignant et douloureux.
J'eus le bonheur de la convaincre, momentanément du moins, que tous les triomphes de la scène ne valent pas la tranquille monotonie du ménage.
« Elle fila de la laine et demeura à la maison », écrivaient les anciens Romains sur le tombeau de leurs matrones.
Je n'avais plus entendu parler de madame Pleyel pendant un an ou deux. Tout à coup, j'appris qu'un malheur lui était arrivé.
J'ai oublié de quel piège infâme elle avait été victime.
Elle était obligée de s'exiler.
Elle ne pensa point à moi dans son malheur, – si grand, qu'elle ne pensa à rien qu'à quitter la France.
Elle partit avec sa mère.
Toutes deux étaient à Hambourg, près de mourir de faim lorsqu'un jour, en passant devant un marchand d'instruments de musique, il prit à madame Pleyel une véritable envie d'entrer dans ce magasin, comme si elle voulait acheter un piano afin de rafraîchir son coeur avec un peu d'harmonie.
Elle n'était point alors l'admirable artiste qu'elle est aujourd'hui ; cependant, le malheur avait avivé chez elle la flamme du génie. Elle s'assit devant l'instrument, laissa tomber ses doigts sur le clavier, et en tira, dès les premiers accords, des cris déchirants.
Le marchand, qui, ne la connaissant point, n'avait eu pour elle que la courtoisie mercantile que l'on a pour une cliente ordinaire, s'approcha d'elle et écouta.
Elle ne jouait aucun air connu : elle improvisait. Mais, dans cette improvisation, il y avait tout ce qu'elle avait souffert depuis trois mois : déception d'amour, douleurs, désillusions, larmes, exil : il y avait jusqu'aux terribles cris de ce vautour qui planait sur elle et que l'on appelle la faim.
- Qui êtes-vous et que puis-je faire pour vous ? lui demanda le marchand quand elle eut fini.
Elle fondit en larmes et lui raconta tout.
Alors l'excellent homme lui fit comprendre quel sévère mais sublime instituteur est la douleur ; il lui montra la voie mystérieuse par laquelle la Providence la poussait à la fortune, à l'illustration, à la gloire peut-être, elle doutait d'elle-même : il la rassura, fit porter chez elle son meilleur piano, et la poussa à donner un concert.
Un concert ! donner un concert, elle qui la veille encore ignorait son génie !
Le marchand insista, se chargeant de tous les frais, répondant enfin de tout.
Elle se décida, la pauvre Marie.
Elle s'appelait Marie, comme Malibran. comme Dorval.
J'ai été l'ami intime de ces trois illustres et malheureuses femmes. J'ai tort de dire malheureuses : c'est l'épithète d'heureuse, au contraire, qu'il faut accoler au nom de Marie Pleyel.
Heureuse, car son concert réussit ; car alors elle entrevit l'avenir de succès qui lui était réservé.
Pendant dix ans, Saint-Pétersbourg, Vienne, Dresde retentirent de ses succès. Elle revint dans la Belgique, sa patrie, et, contre toutes les traditions reçues, justice lui fut rendue.
Un la nomma professeur au Conservatoire.
Ce fut alors qu'elle revint à Paris, où sa réputation l'avait précédée : elle donna des concerts et fit fureur.
Je la revis.
Puis, à mon tour, après le 2 décembre, j'allai en Belgique et, pour la troisième fois, je la retrouvai.
Lorsque nous sonnâmes à sa porte, madame Bulyowsky la connaissait aussi bien que moi.
Sa femme de chambre jeta un cri de joie en me reconnaissant.
- Oh ! que madame va être contente ! s'écria-t-elle.
Et, sans penser à refermer la porte derrière nous, elle s'élança dans le salon, en criant mon nom.
- Eh bien, demandai-je à ma compagne de voyage, doutez-vous encore que nous soyons bien reçus ?
Elle n'avait pas eu le temps de répondre, que Marie Pleyel venait au-devant de nous, majestueuse comme une reine, gracieuse comme une artiste.
- Embrassez-vous d'abord, dis-je aux deux femmes, vous ferez connaissance après.
Ma compagne de voyage jeta ses deux bras au cou de Marie Pleyel, et un instant je restai à admirer ces deux créatures si différentes d'aspect et si réellement belles, chacune d'une beauté opposée à celle de l'autre.
Madame Bulyowsky, mince, flexible, blonde et rose, pleine d'effusion, comme les Allemandes et les Hongroises.
Madame Pleyel, grande, aux formes admirablement accusées, brune, calme, presque sévère.
Un sculpteur qui aurait pu rendre ce groupe, reproduire ces deux natures si opposées, eût eu un splendide succès.
L'accolade donnée, je les pris chacune sous un bras. J'entrai avec elles au salon, les fis asseoir l'une à ma droite, l'autre à ma gauche, et m'assis à côté d'elles.
Puis j'expliquai notre visite à madame Pleyel.
- C'est-à-dire que vous avez envie de m'entendre ? dit madame Pleyel à la visiteuse.
- J'en meurs !
- C'est bien facile, mon Dieu ! Vous êtes avec un homme qui a le privilège de me faire faire tout ce qu'il veut.
Je lui sautai au cou ; je ne l'avais pas embrassée encore, moi.
- Que voulez-vous que je lui joue, à votre tragédienne ? me demanda-t-elle tout bas.
- Quelque, chose dans le genre de ce que vous avez joué chez votre marchand de pianos de Hambourg.
Elle sourit de ce triste et charmant sourire qui rappelle les souffrances passées, et jeta au vent un éblouissant prélude.
- Ah ! Marie, Marie, lui dis-je, vous êtes heureuse ! Ce n'est pas du bonheur que nous vous demandons.
- Et si mon coeur éclate comme celui d'Antonia ?
- Bon ! je mettrai ma main dessus et l'empêcherai de se briser.
Elle me regarda, haussa doucement les épaules :
- Fat ! me dit-elle.
Et elle commença.
Je n'essayerai pas de vous dire ce que la grande artiste nous joua. Jamais, sous aucune main, l'ivoire et le bois n'ont rendu de pareils accords ; sans interruption, pendant une heure, les plus poignantes sensations, les plus enivrantes douleurs se succédèrent ; l'instrument lui-même semblait souffrir, se plaindre, gémir, se lamenter.
Enfin, au bout d'une heure, elle se leva avec un cri.
- Vous n'avez pas pitié de moi, me dit-elle ; ne voyez-vous pas que vous me tuez ?
Je regardai madame Bulyowsky. Elle était pâle, frissonnante, presque évanouie.
Auditeur et instrumentiste étaient dignes l'un de l'autre.
Les deux femmes s'embrassèrent de nouveau ; j'entraînai madame Bulyowsky ; je craignais plus pour cette nature frêle et nerveuse que pour la vigoureuse et puissante nature de Marie Pleyel.
- Eh bien, lui demandai-je une fois dans la rue, voulez-vous encore voir quelque chose à Bruxelles.
- Et que voulez-vous que je voie, après avoir vu et entendu cette admirable femme ? me demanda-t-elle.
- Alors que faisons-nous ?
- Moi, je pars pour Spa... Et vous ?
- Parbleu ! moi, je vous suis.
Un quart d'heure après, nous étions au chemin de fer et nous partions pour la ville des eaux et des jeux, que je n'avais pas eu la curiosité d'aller visiter pendant mes trois ans de séjour en Belgique.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente