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Chapitre XI


Nous eûmes bientôt perdu de vue le château de Holzenfels, – je me rappelle maintenant que c'est ainsi que se nomme le château dont Son Altesse royale me faisait les honneurs. Puis, un peu plus loin, nous laissâmes la ville d'Orberlahnstein, toute hérissée de tours, puis la ville de Rheinsel, où était autrefois le fameux Koenigstuhl.
Si vous n'êtes pas familiers avec la langue allemande, vous allez me demander, chers lecteurs, ce que c'est que ce fameux Koenigstuhl. Je décomposerai donc le mot pour vous faire plaisir et vous dirai que koenigs veut dire du roi, et stuhl, siège ; autrement dit : siège du roi.
J'offre de parier que, malgré l'explication, vous n'en êtes guère plus avancés.
Ecoutez donc et instruisez-vous.
C'était là, au milieu de la rivière, à la place où l'on voit aujourd'hui quatre pierres de moyenne dimension, que se réunissaient les électeurs du Rhin pour délibérer sur les intérêts de l'Allemagne : et ils se réunissaient là parce que les quatre territoires des quatre électeurs s'y touchaient comme les rayons d'une étoile : du haut des sièges, on voyait en même temps quatre petites villes, Lahnstein, sur le territoire de Mayence ; Capellen, sur celui de Trèves ; Rheinsel, sur celui de Cologne ; et enfin, Braubach, fief palatin.
C'est dans la petite chapelle en face qu'en 1400, les électeurs, après avoir terminé leur délibération sur le Koenigstuhl déclarèrent l'empereur Venceslas déchu du trône.
Le Koenigstuhl subsista jusqu'en 1802. En 1802, les Français le démolirent.
Ce qu'il y a de souverainement triste dans les conquêtes et les révolutions, ce n'est point le sort des rois qu'elles renversent, puisque, un peu plus tôt ou un peu plus tard, ces rois doivent mourir : c'est celui des monuments qu'elles détruisent ; quand ils ne savent plus à quoi s'en prendre, le peuple et les soldats s'en prennent aux pierres, et, que ces pierres aient été taillées par M. Fontaine ou sculptées par Phidias, peu leur importe, ils renversent ; et, quand ils ont passé dessus, ils croient avoir conquis une liberté nouvelle ou remporté une nouvelle victoire.
Puis vient Saint-Goar, charmant petit port dominé par les ruines d'un château dont nous avons fait sauter un pan de mur en 1794. Cette fois, la conquête a été faite – chose dont les ingénieurs étaient loin de se douter – au profit d'un aubergiste ; il est entré par la brèche et y a bâti une auberge.
Ma compagne de voyage prétendit que c'était cette auberge qui avait été désignée par Uhland dans sa belle ballade de la Fille de l'hôtesse.
Au reste, nous étions arrivés dans le véritable royaume de la ballade : après la Fille de l'hôtesse, venait la fée Lore, plus connue sous le nom de la Loreley ou la Lore du Rocher.
Et disons que la sirène du moyen âge avait choisi la partie la plus pittoresque du Rhin pour en faire sa demeure. Le sommet du rocher sur lequel elle se tenait d'habitude, sa harpe à la main, et attirant les pécheurs par la séduisante douceur de sa voix, surplombe le Rhin de plus de quatre cents pieds. L'abîme où s'engloutissaient les imprudents aboie encore comme Scylla, tourbillonne encore comme Charybde au pied de ce rocher. Le Rhin, resserré dans un espace de deux cents pas, roule furieusement sur une déclivité de cinq pieds sur quatre cents mètres, et l'écho répète indéfiniment le bruit qu'on lui livre : son de cor ou fracas de canon.
Aussi est-ce l'habitude, au moment du passage des bateaux à vapeur, de faire feu d'une petite pièce pour donner aux voyageurs le plus rare de tous les plaisirs, celui de l'étonnement.
C'était la troisième ou quatrième fois que je faisais le voyage du Rhin ; c'était la première fois que le faisaient mes belles compagnes. J'avais écrit tout un livre sur les légendes qui côtoient les deux rives du vieux fleuve allemand. j'étais donc devenu un précieux cicérone.
Après le plaisir de visiter une localité pittoresque pour la première fois, vient le plaisir, plus grand encore, de la revoir une seconde avec des gens que l'on aime et à qui l'on fait voir ce que l'on a vu comme on l'a vu. J'avais, à chacun de mes bras, une charmante créature, la tête renversée en arrière, l'oeil souriant, écoutant ce que je racontais ; le temps était beau ; le ciel, diapré de quelques nuages, faisait tomber sur cette gigantesque nature de grandes parties de lumière et d'ombre. La poésie était devant moi, autour de moi, en moi ; j'avais à la fois, pour le plaisir des sens, à l'horizon de vieux châteaux, à mes côtés de jeunes femmes ; l'air était doux, et le respirais, imprégné de bienveillance et de tendresse. S'il était permis à l'homme de dire : « je suis heureux ! » je dirais : j'étais heureux.
La journée passa comme une heure ; puis vint le soir avec tous ses enchantements, avec ces rouges reflets dans les eaux du Rhin, ces tons de ciel, ces verts jaunâtres qu'aucune palette ne peut rendre, ces douces langueurs qu'amène la pensée que l'on va bientôt se quitter, si sympathique que l'on soit les uns aux autres, pour ne se revoir jamais peut-être ; tous ces sentiments enfin que fait naître cette heure de la soirée qui depuis longtemps n'est plus le jour et qui n'est pas encore la nuit, et qui tremblent confusément au fond du coeur en voyant monter à l'horizon ce bluet de flamme qui s'appelle Vénus le soir et Lucifer le matin.
Enfin, une masse noire trouée de points de feu parut à l'horizon ; c'était Mayence.
Là, une partie de nous se détachait de nous. Notre belle viennoise, qui s'était déjà écartée de sa route, aimantée qu'elle était, d'un côté par Lilla, de l'autre par moi., devait nous dire adieu. Nous prenions, nous, le chemin de fer de Mannheim, but de notre course.
Nous arrivâmes à Mayence vers dix heures du soir ; dix minutes après, nous étions assis à une table prenant du thé, boisson devenue, grâce aux Anglais, à peu près universelle. Ces dames, comme à Coblence, avaient demandé une chambre à deux lits, et, moi, j'avais choisi une chambre voisine de la leur.
Il faut que la vitalité française soit bien puissante, même transportée à l'étranger. En France seulement, on cause ; ailleurs, on discute, on pérore, on déclame, on rêve, on s'ennuie. Eh bien là, là où est un Français, avec lui il transporte, si l'on peut se servir de cette expression, l'électricité de la conversation. Mettez un Italien à ma place, il aurait chanté ; un Anglais, il aurait bu ; un Allemand, il aurait dormi ; un Russe, il aurait joué : nous causâmes, nous, jusqu'à deux heures du matin. De quoi ? Oh ! ma foi, demandez au vent de quel côté il soufflait ce soir-là, et le vent ne saura pas plus de quel côté il soufflait que je ne sais, moi, ce que nous dîmes ; seulement, la pendule tinta deux fois. Nous crûmes que, comme celle du Chapeau de l'horloger de ma pauvre amie Delphine de Girardin, elle sonnait des heures folles. Nous consultâmes nos montres ; chose à laquelle n'avait pas pu arriver Charles-Quint, elles s'accordaient toutes trois et donnaient raison à la pendule.
Il fallut se quitter. C'était la première fois que la nuit nous semblait une absence ; c'est qu'en effet, le lendemain avait lieu une première séparation, laquelle n'était que le prélude de la seconde.
Cette fois, Lilla ne pouvait guère me réveiller pour voir se lever le soleil : le soleil était tout près de se lever au moment où nous nous couchions.
Pour passer encore quelques instants ensemble, il avait été décidé que nous ne partirions que par le convoi de onze heures du matin ; or, à huit heures, tout le monde était sur pied.
Plus nous approchions de l'heure de la séparation, moins la causerie était animée ; les doux sourires, les regards tristes l'avaient remplacée. Les anciens, qui ne connaissaient pas la mélancolie, ne connaissaient donc pas l'absence ?
Notre amie vint nous conduire jusqu'à l'embarcadère. Là, on dut bien certainement croire qu'elle se séparait d'un père et d'une soeur, car elle fondit littéralement en larmes.
Si les modernes avaient à représenter la Nécessité, au lieu de la placer, comme les anciens, à l'angle d'une place avec des coins de fer dans les mains, ils la mettraient dans une gare de chemin de fer, avec une pendule au cou.
Il fallut monter en wagon. Notre amie monta avec nous pour profiter du dernier sursis accordé aux voyageurs : mais, au bruit de la sonnette, il fallut descendre, et elle sauta à terre au moment où s'ébranlait le train.
Nous nous essayâmes les yeux, nous nous regardâmes, et je dis à Lilla :
- La charmante femme ! Comment s'appelle-t-elle ?
- Je n'en sais rien, répondit celle-ci.
Je l'avais prise pour son amie : intime ; ce n'était pas même une connaissance.
Qu'était-ce donc ?
Eh ! mon Dieu, c'était tout simplement ce qu'il y a de plus puissant au monde : une sympathie.

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