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Chapitre IV


L'ordre et la tranquillité étaient entrés dans la famille depuis quelques jours, lorsque l'on reçut une lettre portant le timbre de Nantes.
Le père l'ouvrit.
Elle était d'un oncle habitant Saint-Nazaire, frère de la mère.
Cet oncle avait lui-même une femme et sept enfants..
Sa lettre était désespérante. Sans place pour lui, sans travail pour sa femme et ses enfants, il criait véritablement comme le mourant : - Du fond de l'abîme !
Le père lut la lettre tout haut. Puis, comme le chef de famille, il dit tout simplement :
- C'est un malheur, mais il faut les faire venir.
Et toutes les voix, celles des petits comme celles des grands enfants, applaudirent à cette détermination.
On était onze, et nous l'avons avoué, on avait bien de la peine à vivre.
On allait être vingt, mais qu'importe ! Ce sont de ces considérations qui arrêtent les riches, mais devant lesquelles les pauvres n'hésitent pas un seul instant.
Par malheur, ce n'était pas le tout de dire : il faut les faire venir.
Par où ? Comment les ferait-on venir ? Le voyage de Saint-Nazaire à Paris coûtait vingt-cinq francs en troisième.
Un seul des enfants, au-dessous de quatre ans, ne payait pas.
C'était donc pour les huit personnes restant, une affaire de deux cents francs.
Je donnai une lettre pour un bon et excellent ami, que j'ai au chemin de fer de l'Ouest, toujours prêt aux bonnes actions, que je lui ai vu accomplir de sa poche plus d'une fois, quand les règlements trop rigides du chemin de fer se refusaient de plier.
Pourquoi ne le nommerais-je pas ? tous ceux qui le connaissent, l'aiment, ils l'aimeront encore davantage, voilà tout.
Cet ami s'appelle Coindard.
Jane, que je lui avais expédiée, revint avec huit autorisations de ne payer que demi-place, cela faisait cent francs.
La famille de Saint-Nazaire vendit quelques hardes moins nécessaires que les autres, un prêtre protestant donna vingt francs, la famille de Paris en réunit cinquante, et, quatre jours après, frère et sœur, oncle, neveux et nièces, tout ce monde réuni pleurait de joie dans les bras les uns des autres, plus heureux que des riches.
Ils étaient vingt, nous l'avons dit, toute une tribu.
On mena les neuf voyageurs dans la maison de la rue Myrrha, où on loge onze et où il n'y a place que pour quatre.
On avait mis un immense pot-au-feu pour réchauffer tout ce monde, et, ce jour-là, jour de fête, il y eut du bouillon, du bœuf et du vin pour tout le monde.
Les voyageurs étaient arrivés à quatre heures du matin.
Eux seuls se couchèrent. De cette façon, il y eut de la place dans les lits.
On resta quatre jours ainsi, avant d'avoir trouvé un logement. Enfin, on en trouva un près du Panthéon.
Il fallut s'installer.
Ici, la mémoire me manque volontairement pour dire à quelles ressources on puisa ; mais enfin, bien ou mal, les nouveaux arrivants furent installés.
Huit jours après, toujours grâce à Coindard, un des enfants était placé. Il gagnait quarante sous par jour pour nourrir son père, sa mère et ses six frères.
Sa sœur, âgée de vingt ans, trouva une place chez une couturière et gagna de son côté deux francs. C'était déjà près de dix sous par personne.
Vous voyez bien que Dieu n'avait pas tout à fait de la pauvre famille détourné les yeux.
Mais pendant qu'il regardait en souriant la famille du Panthéon, il avait détourné les yeux de la famille de la rue Myrrha : la maladie en avait profité pour rentrer plus acharnée dans la maison.
Nous avons parlé d'un petit frère malade et grelottant dans un coin.
Ce petit frère est âgé de treize ans. Je vous ai promis un tableau de misère, et de misère honorable : je vais vous le faire, et complet.
D'où lui venait cette maladie ? Nous allons vous le dire.
Il y a quatre ans que le malheureux enfant, au lieu d'aller à son école gratuite, était, par un froid de quatre ou cinq degrés, allé jouer au bord du canal. Il tomba à l'eau, faillit se noyer et fût sauvé par miracle. Mais, nous l'avons dit, il avait fait l'école buissonnière ; au lieu de revenir à la maison et de se réchauffer près d'un bon feu, en supposant toutefois qu'il y eût du feu dans la maison, attendit sur une borne, où ses habits se glacèrent à son corps, que l'heure de la sortie de l'école sonnât, et à sept heures il rentra, transi, mourant, à moitié gelé.
à partir de ce moment, il demeura pendant sept ou huit mois dans un état maladif, mais sans que rien se déclarât. Au bout de ce temps, deux maladies firent éclater leur symptômes ; une hypertrophie du cœur et une phtisie pulmonaire. Un peu de mieux pendant un mois ou deux avait écartés les médecins ; une rechute, qui eut lieu le surlendemain du jour où l'oncle était installé dans son appartement du Panthéon, nécessitait d'appeler un nouveau docteur.
Celui-ci, sans promettre la guérison, donna plus d'espérance que les autres ; seulement, il ordonna des bains de lait.
Les pauvres parents écoutèrent l'ordonnance la tête basse ; ils n'avaient pas osé demander au médecin s'il n'y avait pas quelque médicament moins coûteux qui équivalût à celui-là ; mais une fois le médecin sorti, ils se regardèrent.
- Des bains de lait ! Combien allaient coûter des bains de lait ?
On envoya chercher une baignoire, la plus petite qu'on pût trouver, et qu'on loua moyennant trois francs par mois, puis on alla chercher la laitière, on mit l'enfant dans un bain d'eau tiède et l'on mesure, d'après les litres d'eau tiède, ce qu'il faudrait de litres de lait.
Il en faudrait cinquante litres ! cinquante litres de lait coûtent dix francs.
On supplia la laitière de faire l'avance du premier bain. On avait pour la nourriture de la journée trois francs en tout dans la maison.
Les parents désespérés se demandaient comment faire ? L'enfant pleurait, et disait – il me faut des bains de lait pour me guérir ; je ne veux pas aller dans la terre avec ma sœur, il fait trop froid.
Jane avait quelques pratiques en retard. Il lui était dû une centaine de francs. Elle sortit, courut à pied par tout Paris, fit quatre ou cinq lieues ; elle rentra avec vingt et un francs ; elle n'avait pas voulu distraire six sous pour prendre un omnibus ; il y avait deux bains assurés et vingt sous à ajouter aux trois francs que possédait déjà la maison.

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