Le dévouement des pauvres Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre I


Nous avons dit dans notre dernier numéro quelle était la bienfaisance des riches : disons, dans celui-ci, quel est le dévouement des pauvres.
Il y a dans un des vieux quartiers de Montmartre, dans un des quartiers les plus pauvres du Paris actuel, une famille composée de dix personnes : le père, la mère, huit enfants.
Je connais cette famille, et je vais vous dire à quelle occasion j'ai fait sa connaissance.
Un matin, vers neuf heures, mon valet de chambre ouvrit la porte de ma chambre à coucher. Je ne dormais pas, mais tout y était encore sombre. Souvent je rêve le matin, n'ayant pas pu dormir pendant la nuit.
- Monsieur est-il éveillé ? demanda-t-il.
- Que me voulez-vous ?
- Une jeune fille désire parler à monsieur.
- Son nom ?
- Je le lui ai demandé, elle dit que vous ne la connaissez pas.
- Son âge ?
- Elle peut avoir dix-huit ou vingt ans.
- Demandez-lui dix minutes, le temps de me lever, à moins qu'elle ne craigne pas d'entrer dans une chambre à coucher de garçon.
Mon valet de chambre disparut.
- Monsieur, dit-il en rentrant, elle est très pressée, et demande à vous voir le plus vite possible.
- Ouvrez partout, et faites entrer.
Tomaso tira les rideaux et ouvrit la fenêtre toute grande.
Un beau rayon de soleil, un de ces rayons de soleil de février qui sentent déjà l'approche du printemps, envahit ma chambre, un peu triste de sa tenture verte et ses corniches noires, et l'égaya.
Deux moineaux curieux vinrent se poser sur ma balustrade, regardèrent ce que je faisais dans mon lit, et s'envolèrent.
à l'instant, la jeune fille entrait par la porte. Autre oiseau, oiseau tout noir, mince et svelte, ayant sous son voile l'air d'une hirondelle.
Je fus près de lui dire :
- Ce n'est pas encore votre avril, cher petit oiseau, que venez-vous faire ici avant le printemps ?
Mais je compris que, ne sachant pas ce qui se passait dans ma pensée, ma demande l'embarrasserait fort. Je me contentai seulement, la voyant toute émue et toute troublée, de lui tendre les deux mains et de lui demander :
- Quel bon vent vous amène, mon bel enfant ?
Je voulus l'attirer à moi, voyant qu'elle était intimidée et qu'elle hésitait à me répondre ; mais elle, se laissant glisser sur ses deux genoux, me prit et me serra les mains que je lui tendais, et se mit à pleurer.
- Ah ! monsieur, dit-elle, je ne vous connais pas, mais, sans doute, par une révélation du ciel, il m'a semblé que vous deviez me sauver.
- Que vous arrive-t-il, mon enfant ?
- Mon frère est tombé à la conscription, et maman mourra de chagrin s'il faut qu'il parte.
- Mais vous ne venez pas me demander de l'empêcher de partir, n'est-ce pas ?
- Au contraire, monsieur, je n'espère qu'en vous.
- Mon cher enfant, vous me demandez la chose la plus difficile qu'il y ait au monde, la chose impossible. Rien qu'une mauvaise constitution, et par conséquent une réforme, ne peut empêcher un conscrit de rejoindre ses drapeaux.
- Ah ! monsieur, vous connaissez tant de monde, et on vous dit si bon.
Ses larmes redoublaient. Je mourais d'envie de lui rendre service, mais je ne voyais aucun moyen. Parfois j'avais obtenu des congés, mais les soldats étaient sous les drapeaux ; parfois j'avais obtenu des abréviations de service, mais les soldats avaient servi quatre ans, cinq ans ; parfois enfin j'avais fait rester des jeunes gens aux dépôts de Paris, mais pas dans les moments où le thermomètre politique était à la guerre.
Et cependant, je le répète, je mourais d'envie de faire quelque chose pour elle.
- écoutez, lui dis-je, j'ai au ministère de la Guerre un ami ; je le connais depuis cinquante ans. S'il y a un homme au monde qui puisse sauver votre frère, c'est lui. D'abord parce que son cœur le portera à faire une bonne action, et ensuite parce que je suis convaincu qu'il sera heureux de me rendre service. Voulez-vous vous risquer ? Je vous donnerai une lettre pour lui, mais je ne vous promet rien.
- C'est la seule ressource qui me reste, n'est-ce pas ?
- La seule.
- Donnez-moi la lettre, j'irai.
- Et en revenant, vous me direz comment vous avez été reçue ?
- Oh ! donnez ! donnez !
J'écrivis la lettre et la lui remis, sans grand espoir de réussite.
Deux heures après, elle revint.
J'interrogeai son visage ; il n'était pas tout à fait désespéré.
- Eh bien ? demandai-je, que vous a-t-il répondu ?
- Que c'était bien difficile, mais qu'il n'en allait pas moins tâcher de faire ce que vous lui demandiez. Seulement, si vous ne le pressez pas vous-même, il nous oubliera.
J'étais assez de son avis ; j'invitai mon ami à dîner pour le surlendemain, et là, j'insistai moi-même.
- Laisse-moi huit jours, me dit-il ; dans huit jours, je te donnerai une réponse.
Comme rien ne pressait autrement, que la révision n'avait pas encore eu lieu, je lui accordai ces huit jours.
Le neuvième jour, avec une ponctualité toute militaire, je reçus ce mot :
« Ton protégé est attaché au dépôt de Vincennes ; il portera l'habit militaire mais ne partira pas.
« Cela suffit à sa mère éplorée ? »
Je pris une voiture et je courus annoncer cette bonne nouvelle à la famille.
Elle en avait grand besoin. La mère, le père et les huit enfants pleuraient.
C'est qu'une neuvième enfant, jeune femme de vingt-deux ans, mariée depuis neuf mois, s'en allait mourant de la poitrine.
Cependant la nouvelle que j'apportais répandit quelque baume sur la blessure commune, et quelque chose comme un sourire reparut sur tous ces visages humides de larmes.
- Si vous étiez bien bon, dit la jeune fille, qui était venue chez moi, vous monteriez chez ma sœur, qui demeure dans la maison à côté, pour lui annoncer cette bonne nouvelle. Elle sera si heureuse, avant de mourir, de voir celui qui aura probablement empêché son frère d'être tué.
Je n'avais garde de me refuser à ce pieux désir, je me laissai embrasser par toute la famille, et même par un pauvre petit malade qui tremblait la fièvre dans un coin ; et, guidé par la jeune fille, je montai les quatre étages de la maison voisine.
La mourante était seule, assise dans un grand fauteuil de paille, raccommodant des habits d'enfant, s'interrompant pour tousser à chaque aiguille qu'elle tirait. Dans un pauvre berceau d'osier, à côté d'elle et à portée de sa main, était couchée une petite créature de deux mois, qui semblait être née la veille. Elle était venue avant le terme, c'est-à-dire à sept mois ; elle n'avait rien trouvé dans le sein de sa mère, tari par la fièvre, et buvait de temps en temps quelques gouttes de lait au biberon.
- Ma bonne Ernestine, dit la jeune fille en entrant, c'est M. Dumas qui a voulu t'annoncer lui-même la bonne nouvelle. Léon ne partira pas, et, quoique soldat, fera son temps de service à Vincennes ou à Paris, c'est-à-dire près de nous.
Une faible rougeur passa sur son visage, un mélancolique sourire effleura ses lèvres.
- Oh ! pauvre mère, dit-elle, tant mieux ! C'eût été trop de deux à la fois ; et cela sans compter mon petit frère. Comment va-t-il le pauvre Jules ?
C'était l'enfant que j'avais vu tremblant la fièvre dans la maison d'à côté.
La jeune fille haussa tristement les épaules, d'un air qui voulait dire :
- Tu sais bien que nous n'y comptons plus.
Pendant ce temps, la malade m'avait pris les mains et, de ses doigts osseux, les avaient approchés de ses lèvres pâles.
Je les lui ôtai doucement, et j'allai au berceau de l'enfant.
Tout cela était navrant.
La jeune fille tenait sa sœur embrassée, toutes deux pleuraient. Il y a des douleurs qui n'ont pas de consolations, et pour lesquelles on ne trouve pas une parole, parce que l'on comprend qu'elles sont inconsolables.
La jeune fille sentit que je devais souffrir énormément du spectacle que j'avais sous les yeux.
- Allons, dit-elle, tu voulais voir M. Dumas, qui nous a rendu la joie à tous ; tu l'as vu, sous heureuse.
La mourante me tendit la main.
Je la pris et la serrai doucement.
- Je vais prier pour vous, me dit-elle.
Et elle me fit un signe de la tête, qui se termina par un regard du ciel.
Je sortis avec sa sœur ; je m'arrêtai sur le palier, ne pouvant aller plus loin. J'étouffais.
La jeune fille me regarda profondément dans les yeux.
- Il n'y a plus d'espoir pour elle, n'est-ce- pas ? me dit-elle.
- Aucun, lui répondis-je. Le mieux est vous, qui me paraissez la plus forte de la famille, de vous préparer à cette perte, et d'y préparer votre mère.
- Mon dieu ! croyez-vous que ce soit si proche que cela ? Vous le voyez, elle est encore debout.
- Ces sortes de maladies, ma chère enfant, vous livrent tout vivant, pour ainsi dire, à la mort. Ainsi donc, ne vous abusez pas, et attendez-vous d'un moment à l'autre...
- C'est une affaire de jours, à ce que vous croyez ?
- C'est une affaire d'heures, mon pauvre petit ange. Dans tous les cas, quelque chose qui arrive, si je puis vous être utile, pensez à moi.
Le soir, vers onze heures, la porte de ma chambre s'ouvrit.
- C'est la jeune fille en noir, me dit Tomaso.
J'allai au-devant d'elle.
- Eh bien ? lui demandai-je.
- Elle est morte il y a une demi-heure, dit-elle en se jetant dans mes bras.
- Et je puis vous être bon à quelque chose ?
- Oh ! oui, à pleurer tout à mon aise.
Et, en effet, jusqu'à une heure du matin, elle pleura appuyée sur mon épaule.
à une heure du matin, mon valet de chambre la reconduisit chez elle.

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