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Chapitre V
Le capitaine-lieutenant Pravdine au lieutenant Nil-Paulovitch, à Cronstadt

Je pars, je pars demain, je pars pour rejoindre, mon cher Nil. Qu'ai-je, en vérité, à faire à Saint-Pétersbourg, dans cette ville « de neige peinte, » comme dit Byron ?

Quel est le fou qui a inventé l'amour, et quel est le démon qui m'a entraîné à aimer une femme du monde ? Aimer ! aimer ! quel singulier son a ce mot dans la société ! Semblable à l'écho des cavernes, on répète bien des fois après vous : « Aimer ! » Mais qui vous répond ? Les pierres... pas même les pierres... le désert ! Je tremble d'indignation !... Comment ai-je pu penser, ai-je pu croire que l'amour pouvait se loger dans un cœur pétri par les mains du monde ? Fou ! fou que j'étais ! On trouverait plus facilement du sentiment au fond de la boîte dorée d'un enfant, sur le couvercle de laquelle est écrit : Sucreries, et qui contient, à l'intérieur, quelques bonbons, mais aussi du bois, de l'amidon, enveloppés d'oripeaux brillants.

Pourquoi parler de ce qui est passé ? Mon amour non plus ne reviendra pas ! Félicite-moi. Nilouchka, je suis guéri ; j'ai jeté loin de moi ma passion pour la princesse Flora, en même temps que les hochets de la mode.

Maintenant, plus tôt je serai sur mer, plus tôt je serai heureux. La terre brûle sous mes pieds ; mon cœur brûle dans ma poitrine, et j'ai besoin des brumes de l'Océan pour l'éteindre.

Parlons affaires. Tu m'écris que l'Amirauté est avare d'ouvriers, et ne donne que de mauvais matériaux. En vérité, tous ces messieurs commencent à lasser ma patience ; j'adresserai mes plaintes en plus haut lieu. Se figurent-ils qu'après l'orage ils auront d'abondantes fenaisons ?... Ils n'ont qu'à rester dans cette conviction. Le temps n'est plus où les ouvriers de la marine bâtissaient des maisons avec le bois de mâture, et faisaient les toits avec le cuivre de doublure... Aujourd'hui, ils n'en voleraient pas assez pour une potence. T'es-tu préparé à faire changer l'artimon ? Le beaupré est-il à sa place ? Fais-y pendre dix, vingt tonneaux d'eau s'il fait l'obstiné. Je ne puis souffrir un beaupré qui lève le nez, comme un gentilhomme de la chambre en son jour de service. Tu as demandé le dessin d'un filet pour la batayole ; non, ces tresses historiées me rappellent les dentelles des dames... Au dernier bal, la princesse en était couverte. Tu penseras pour sûr qu'une fois arrivé je l'ai vue, et j'ai été vaincu. Je l'ai vue, et elle ne m'a inspiré que de l'aversion, mon ami... Cela mérite la peine de t'être raconté ; peut-être cela sera-t-il une curiosité pour toi, et un souvenir pour moi ! Tu as été bien étonné d'apprendre que j'allais au bal ; que sera-ce lorsque je te dirai que je me suis rendu à un bal où je n'étais point invité, chez des gens que je ne connaissais nullement ; que j'y ai été pour la regarder, mais pour la regarder hostilement !

Je t'ai déjà fait part de mes soupçons ; je désirais depuis longtemps avec ardeur d'avoir l'occasion de les vérifier ou de les dissiper ; mais je n'avais pu la rencontrer ni chez elle, ni nulle part. Enfin, j'apprends que la princesse Flora s'est rendue à une grande soirée hors la ville, chez le comte T... Comment faire ? J'y suis inconnu, et, par conséquent, pas invité ; mon impatience était devenue intolérable, ma jalousie avait atteint la démence. Je résolus d'y perdre plutôt la vie, mais de la voir. Je me jette dans une voiture de louage et me fais mener à treize verstes d'ici, par la route de Peterhoff... J'arrive, j'entre, je rencontre le maître de la maison.

Pendant le trajet, j'avais combiné le prétexte à donner à ma visite : le comte, amateur passionné de livres rares, possède une bibliothèque remarquable ; je m'accrochai à cela.

– Pardonnez, comte, à un marin original l'inopportunité de sa visite, mais j'espère que la nécessité sera une excuse pour moi. Je ne puis disposer que de l'heure présente, et, passant par Oranienbaum, je me suis décidé à entrer chez vous avec une prière. Voici l'affaire : J'écris une histoire de la navigation, et le voyage de l'Espagnol Guerera dans l'océan du Sud me serait nécessaire. Il dépend de vous de me venir en aide en m'en permettant la lecture ; car je sais que l'original se trouve dans votre admirable bibliothèque, que toute la Russie connaît de réputation.

Le comte parut on ne peut plus satisfait ; il me prit sous le bras et m'entraîna dans sa bibliothèque. Là, je fus obligé de m'émerveiller bravement sur des sottises de tous les formats : des raretés typographiques reliées en veau et en chagrin, devenues précieuses parce que personne ne les lisait plus depuis longtemps.

J'éternuais au milieu de cette vieille poussière remuée, je me frottais les yeux et maudissais du fond de mon cœur l'imprimerie et les bibliophiles ; mais le propriétaire de ce musée fut inexorable, et je dus, sans en passer un seul, lire le titre de chaque volume. Enfin, après m'avoir confié les récits peu véridiques de l'Espagnol, il m'invita à passer dans la salle de danse, c'était tout ce que j'attendais. Couvrant mon cœur de mon chapeau comme un pigeon que l'on a peur de voir s'envoler, je m'avançai. De ravissantes têtes passaient près de moi, emportées par une valse furieuse, couvertes de plumes, de fleurs ou de diamants. Mais comme, entre mille étoiles, j'aurais pu montrer celle que j'aimais, de même, au milieu de la foule, mes yeux reconnurent instantanément la princesse Flora... Jamais encore elle ne m'avait semblé aussi belle, aussi aérienne, aussi idéale ! L'amour animait tout son être ; il brillait dans ses yeux, sortait avec le souffle de ses lèvres, étendait ses rayons autour d'elle.

Pourquoi la fausseté peut-elle être si séduisante ? Tout à coup, je remarquai à qui s'adressaient ces regards qui l'animaient d'un charme inusité. Mon cœur devint de glace, ma tête de feu... Affreux instant ! où tout ce qu'on m'avait dit, où tout ce que je soupçonnais se fit certitude ! Ainsi, je l'avais perdue, je n'avais plus de droits sur elle !... Sans me remarquer, elle s'assit à côté de son éternel rival, et ils parlèrent à demi-voix ; ils souriaient tous deux de plaisir. Par moments, elle inclinait la tête, et ses yeux indiquaient une vague rêverie... Oh ! combien je maudis alors la musique, qui m'empêchait d'entendre leur conversation !... Oh ! que le ciel préserve mon rival des tourments de la jalousie ! Et quelle jalousie ! une jalousie que je n'avais point le droit de ressentir, et encore moins celui de montrer ; mais pouvais-je être maître de moi en un pareil moment ? Je crois que mon visage devait être effrayant, car une scène effrayante se passait dans mon âme. Ils se levèrent : c'était leur tour de valser. Lorsque je la vis lui donner la main, je m'élançai comme un tigre sur sa proie, et me plaçai devant elle comme un fantôme accusateur ; et c'est avec jouissance que je vis son trouble ; je souris en contemplant son regard à présent éteint, et qui, il y a une minute, avait plus de feu que ses diamants ; je la vis pâlir, et la voix s'éteignit sur ses lèvres ! Oh ! c'est une douce, une bien douce chose, que la vengeance !... Ce n'est pas à tort qu'Homère l'a appelée le plaisir des dieux... Que n'en peut-on dire autant de la jalousie ? Pourquoi cette passion de l'enfer ne contient-elle pas une seule goutte consolante qui rappelle les cieux ?

Je détournai ma tête de Méduse du couple effrayé, et m'éclipsai. Je m'enfuis à toutes brides... Roule, isvotschik, crève tes chevaux ; cinq, dix, vingt roubles seront ton pourboire ! Je volais ; les roues brûlaient le pavé ; je désirais, par la rapidité, faire naître l'oubli de moi-même et n'y parvenais point !

Mille sentiments bizarres s'étaient déchaînés dans mon sein : tantôt je les contemplais, elle et lui, du haut des sommets glacés du dédain. Mérite-t-elle non seulement un soupir, mais même un regard, la femme qui se laisse éblouir par le clinquant, captiver par de vulgaires flatteries ? Puis une profonde et brûlante envie pénétrait dans mon âme. Qu'enviais-je ? La brillante nullité de ces amoureux de salon, leurs manières de poupée, leur ramage d'oiseau près des dames. Ce n'est pas tout, j'enviais aussi la séduisante fortune du sot, l'amitié des mauvais sujets, le talent de faire des dettes énormes, le savoir du joueur à gagner aux cartes, la bassesse de se vendre cher ou l'adresse de voler poliment les autres, tous les moyens enfin qui m'eussent donné la facilité de me trouver fréquemment près d'elle, de l'étonner, de briller dans un monde où l'or, de quelque manière qu'il soit acquis, donne tous les droits de souveraineté !...

Il est vrai que tous ces vils désirs ne traversèrent mon âme qu'une minute durant, mais plains-moi de ce qu'ils aient pu même l'effleurer. ô amour, amour ! tu es la mère et la marâtre de l'âme humaine ! Tu peux l'élever jusqu'à l'étoile et l'abaisser jusqu'au bourbier. Tu fais des héros ou des criminels de ceux qui ont l'âme vigoureuse ; des ambitieux ou des misérables, de ceux qui l'ont faible... Je t'abhorre, je te maudis ; je m'enfuis loin de tes sentiers ! ô indigne faiblesse ! Je pleure sur mon joug brisé... Ce n'est rien d'avoir pu pleurer, si je puis encore raisonner !

Saint-Pétersbourg, août 1829.

4 - « This famed capital of painted swon [sic] », Childe Harolds pilgrinage.

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