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Chapitre VII
La chartreuse de Seillon

Sans doute, de même que le premier affilié rencontré sur la route de Sue par celui qui venait de se donner le titre de prophète, le moine qui avait ouvert la porte n'occupait qu'un rang secondaire dans la confrérie car, saisissant la bride du cheval, il le maintint tandis que le cavalier mettait pied à terre, rendant ainsi au jeune homme le même service que lui eût rendu un palefrenier.

Morgan descendit, détacha la valise, tira les pistolets de leurs fontes, les passa à sa ceinture, près de ceux qui y étaient déjà, et, s'adressant au moine d'un ton de commandement

– Je croyais, dit-il, trouver les frères réunis en conseil.

– Ils sont réunis, en effet, répondit le moine.

– Où cela ?

– Dans la Correrie ; on a vu, depuis quelques jours, rôder autour de la chartreuse des figures suspectes, et des ordres supérieurs ont ordonné les plus grandes précautions.

Le jeune homme haussa les épaules en signe qu'il regardait ces précautions comme inutiles, et, toujours du même ton de commandement :

– Faites mener ce cheval à l'écurie et conduisez-moi au conseil, dit-il.

Le moine appela un autre frère aux mains duquel il jeta la bride du cheval, prit une torche qu'il alluma à une lampe brûlant dans la petite chapelle que l'on peut, aujourd'hui encore, voir à droite sous la grande porte, et marcha devant le nouvel arrivé.

Il traversa le cloître, fit quelques pas dans le jardin, ouvrit une porte conduisant à une espèce de citerne, fit entrer Morgan, referma aussi soigneusement la porte de la citerne qu'il avait refermé celle de la rue, poussa du pied une pierre qui semblait se trouver là par hasard, démasqua un anneau et souleva une dalle fermant l'entrée d'un souterrain dans lequel on descendait par plusieurs marches.

Ces marches conduisaient à un couloir arrondi en voûte et pouvant donner passage à deux hommes s'avançant de front.

Nos deux personnages marchèrent ainsi pendant cinq à six minutes, après lesquelles ils se trouvèrent en face d'une grille. Le moine tira une clef de dessous sa robe et l'ouvrit. Puis, quand tous deux eurent franchi la grille et que la grille se fut refermée :

– Sous quel nom vous annoncerai-je ? demanda le moine.

– Sous le nom de frère Morgan.

– Attendez ici ; dans cinq minutes je serai de retour.

Le jeune homme fit de la tête un signe qui annonçait qu'il était familiarisé avec toutes ces défiances et toutes ces précautions. Puis il s'assit sur une tombe – on était dans les caveaux mortuaires du couvent –, et il attendit.

En effet, cinq minutes ne s'étaient point écoulées, que le moine reparut.

– Suivez-moi, dit-il : les frères sont heureux de votre présence ; ils craignaient qu'il ne vous fût arrivé malheur.

Quelques secondes plus tard, frère Morgan était introduit dans la salle du conseil.

Douze moines l'attendaient, le capuchon rabattu sur les yeux ; mais, dès que la porte se fut refermée derrière lui et que le frère servant eut disparu, en même temps que Morgan lui-même ôtait son masque, tous les capuchons se rabattirent et chaque moine laissa voir son visage.

Jamais communauté n'avait brillé par une semblable réunion de beaux et joyeux jeunes gens.

Deux ou trois seulement, parmi ces étranges moines, avaient atteint l'âge de quarante ans.

Toutes les mains se tendirent vers Morgan ; deux ou trois accolades furent données au nouvel arrivant.

– Ah ! par ma foi, dit l'un de ceux qui l'avaient embrassé le plus tendrement, tu nous tires une fameuse épine hors du pied : nous te croyions mort ou tout au moins prisonnier.

– Mort, je te le passe, Amiet ; mais prisonnier, non, citoyen, comme on dit encore quelquefois – et comme on ne dira bientôt plus, j'espère – il faut même dire que les choses se sont passées de part et d'autre avec une aménité touchante : dès qu'il nous ont aperçus, le conducteur a crié au postillon d'arrêter ; je crois même qu'il a ajouté : « Je sais ce que c'est ». – Alors, lui ai-je dit, si vous savez ce que c'est, mon cher ami, les explications ne seront pas longues. – L'argent du gouvernement ? a-t-il demandé. – Justement, ai-je répondu. Puis, comme il se faisait un grand remue-ménage dans la voiture : « Attendez, mon ami, ai-je ajouté ; avant tout, descendez, et dites à ces messieurs, et surtout à ces dames, que nous sommes des gens comme il faut, qu'on ne les touchera pas – ces dames, bien entendu – et que l'on ne regardera que celles qui passeront la tête par la portière. » Une s'est hasardée, ma foi ! il est vrai qu'elle était charmante... Je lui ai envoyé un baiser ; elle a poussé un petit cri et s'est réfugiée dans la voiture, ni plus ni moins que Galatée ; mais comme il n'y avait pas de saules, je ne l'y ai pas poursuivie. Pendant ce temps, le conducteur fouillait dans sa caisse en toute hâte, et il se hâtait si bien, qu'avec l'argent du gouvernement, il m'a remis, dans sa précipitation, deux cents louis appartenant à un pauvre marchand de vin de Bordeaux.

– Ah ! diable ! fit celui des frères auquel le narrateur avait donné le nom d'Amiet, qui probablement, comme celui de Morgan, n'était qu'un nom de guerre, voilà qui est fâcheux ! Tu sais que le Directoire, qui est plein d'imagination, organise des compagnies de chauffeurs qui opèrent en notre nom, et qui ont pour but de faire croire que nous en voulons aux pieds et aux bourses dès particuliers, c'est-à-dire que nous sommes de simples voleurs.

– Attendez donc, reprit Morgan, voilà justement ce qui m'a retardé ; j'avais entendu dire quelque chose de pareil à Lyon, de sorte que j'étais déjà à moitié chemin de Valence quand je me suis aperçu de l'erreur par l'étiquette. Ce n'était pas bien difficile, il y avait sur le sac, comme si le bonhomme eût prévu le cas : Jean Picot, marchand de vin à Fronsac, près Bordeaux.

– Et tu lui as renvoyé son argent ?

– J'ai mieux fait, je le lui ai reporté.

– à Fronsac ?

– Oh ! non, mais à Avignon. Je me suis douté qu'un homme si soigneux devait s'être arrêté à la première ville un peu importante pour prendre des informations sur ses deux cents louis. Je ne me trompais pas : je m'informe à l'hôtel si l'on connaît le citoyen Jean Picot ; on me répond que non seulement on le connaît, mais qu'il dîne à table d'hôte. J'entre. Vous devinez de quoi l'on parlait : de l'arrestation de la diligence. Jugez de l'effet de l'apparition ! le dieu antique descendant dans la machine ne faisait pas un dénouement plus inattendu. Je demande lequel de tous les convives s'appelle Jean Picot ; celui qui porte ce nom distingué et harmonieux se montre. Je dépose devant lui les deux cents louis en lui faisant mes excuses, au nom de la société, de l'inquiétude que lui ont causée les compagnons de Jéhu. J'échange un signe d'amitié avec Barjols, un salut de politesse avec l'abbé de Rians, qui étaient là ; je tire ma révérence à la compagnie et je sors. C'est peu de chose ; mais cela m'a pris une quinzaine d'heures : de là le retard. J'ai pensé que mieux valait être en retard et ne pas laisser sur nos traces une fausse opinion de nous. Ai-je bien fait, mes maîtres ?

La société éclata en bravos.

– Seulement, dit un des assistants, je trouve assez imprudent, à vous, d'avoir tenu à remettre l'argent vous-même au citoyen Jean Picot.

– Mon cher colonel, répondit le jeune homme, il y a un proverbe d'origine italienne qui dit : « Qui veut va, qui ne veut pas envoie. » Je voulais, j'ai été.

– Et voilà un gaillard qui, pour vous remercier, si vous avez un jour la mauvaise chance de tomber entre les mains du Directoire, se hâterait de vous reconnaître ; reconnaissance qui aurait pour résultat de vous faire couper le cou.

– Oh ! Je l'en défie bien de me reconnaître.
– Qui l'en empêcherait ?

– Ah çà ! mais vous croyez donc que je fais mes équipées à visage découvert ? En vérité, mon cher colonel, vous me prenez pour un autre. Quitter mon masque, c'est bon entre amis ; mais avec les étrangers, allons donc. Ne sommes-nous pas en plein carnaval ? Je ne vois pas pourquoi je ne me déguiserais pas en Abellino ou en Karl Moor, quand MM. Gohier, Sieyès, Roger Ducos, Moulin et Barras se déguisent en rois de France.

– Et vous êtes entré masqué dans la ville ?

– Dans la ville, dans l'hôtel, dans la salle de la table d'hôte. Il est vrai que, si le visage était couvert, la ceinture était découverte, et, comme vous voyez, elle était bien garnie.

Le jeune homme fit un mouvement qui écarta son manteau, et montra sa ceinture, à laquelle étaient passés quatre pistolets et suspendu un court couteau de chasse.

Puis, avec cette gaieté qui semblait un des caractères dominants de cette insoucieuse organisation :

– Je devais avoir l'air féroce, n'est-ce pas ? Ils m'auront pris pour feu Mandrin descendant des montagnes de la Savoie. à propos, voilà les soixante mille francs de Son Altesse le Directoire.

Et le jeune homme poussa dédaigneusement du pied la valise qu'il avait déposée à terre et dont les entrailles froissées rendirent ce son métallique qui indique la présence de l'or.

Puis il alla se confondre dans le groupe de ses amis, dont il avait été séparé par cette distance qui se fait naturellement entre le narrateur et ses auditeurs.
Un des moines se baissa et ramassa la valise.

– Méprisez l'or tant que vous voudrez, mon cher Morgan, puisque cela ne vous empêche pas de le recueillir ; mais je sais de braves gens qui attendent les soixante mille francs que vous crossez dédaigneusement du pied, avec autant d'impatience et d'anxiété que la caravane égarée au désert attend la goutte d'eau qui l'empêchera de mourir de soif.

– Nos amis de la Vendée, n'est-ce pas ? répondit Morgan ; grand bien leur fasse ! Les égoïstes, ils se battent, eux. Ces messieurs ont choisi les roses et nous laissent les épines. Ah çà ! mais ils ne reçoivent donc rien de l'Angleterre ?

– Si fait, dit gaiement un des moines ; à Quiberon, ils ont reçu des boulets et de la mitraille.

– Je ne dis pas des Anglais, reprit Morgan, je dis de l'Angleterre.

– Pas un sou.

– Il me semble, cependant, dit un des assistants, qui paraissait posséder une tête un peu plus réfléchie que celles de ses compagnons, il me semble que nos princes pourraient bien envoyer un peu d'or à ceux qui versent leur sang pour la cause de la monarchie ! Ne craignent-ils pas que la Vendée finisse par se lasser, un jour ou l'autre, d'un dévouement qui, jusqu'au-jourd'hui, ne lui a pas encore valu, que je sache, même un remerciement ?

– La Vendée, cher ami, reprit Morgan, est une terre généreuse et qui ne se lassera pas, soyez tranquille ; d'ailleurs, quel serait le mérite de la fidélité, si elle n'avait point affaire à l'ingratitude ? Du moment où le dévouement rencontre la reconnaissance, ce n'est plus du dévouement : c'est un échange, puisqu'il est récompensé. Soyons fidèles toujours, soyons dévoués tant que nous pourrons, messieurs, et prions le ciel qu'il fasse ingrats ceux auxquels nous nous dévouons, et nous aurons, croyez-moi, la belle part dans l'histoire de nos guerres civiles.

à peine Morgan achevait-il de formuler cet axiome chevaleresque et exprimait-il un souhait qui avait toute chance d'être accompli, que trois coups maçonniques retentirent à la même porte par laquelle il avait été introduit lui-même.

– Messieurs, dit celui des moines qui paraissait remplir le rôle de président, vite les capuchons et les masques ; nous ne savons pas qui nous arrive.

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