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Chapitre XXVII
La peau des ours

Et, avec une rapidité et une complaisance qui faisaient honneur à sa courtoisie, il s'approcha des candélabres qui brûlaient sur la cheminée.

Le gilet et le pantalon paraissaient être de la même étoffe ; mais quelle était cette étoffe ? c'était là que le connaisseur le plus expérimenté se fût trouvé dans l'embarras.

Le pantalon était un pantalon collant ordinaire, de couleur tendre, flottant entre le chamois et la couleur de chair ; il n'offrait rien de remarquable que d'être sans couture aucune et de coller exactement sur la chair.

Le gilet avait, au contraire, deux signes caractéristiques qui appelaient plus particulièrement l'attention sur lui : il était troué de trois balles dont on avait laissé les trous béants, en les ravivant avec du carmin qui jouait le sang à s'y méprendre.

En outre, au côté gauche était peint le cœur sanglant qui servait de point de reconnaissance aux Vendéens.

Morgan examina les deux objets avec la plus grande attention, mais l'examen fut infructueux.

– Si je n'étais pas si pressé, dit-il, je voudrais en avoir le cœur net et ne m'en rapporter qu'à mes propres lumières ; mais, vous avez entendu, il est probablement arrivé quelques nouvelles au comité ; c'est de l'argent que vous pouvez annoncer à Cadoudal : seulement, il faut l'aller prendre. Je commande d'ordinaire ces sortes d'expéditions, et, si je tardais, un autre se présenterait à ma place. Dites-moi donc quel est le tissu dont vous êtes habillé ?

– Mon cher Morgan, dit le Vendéen, vous avez peut-être entendu dire que mon frère avait été pris aux environs de Bressuire et fusillé par les bleus ?

– Oui, je sais cela.

– Les bleus étaient en retraite ; ils laissèrent le corps au coin d'une haie ; nous les poursuivions l'épée dans les reins, de sorte que nous arrivâmes derrière eux. Je retrouvai le corps de mon frère encore chaud. Dans une de ses blessures était plantée une branche d'arbre avec cette étiquette : « Fusillé comme brigand, par moi, Claude Flageolet, caporal au 3e bataillon de Paris. » Je recueillis le corps de mon frère ; je lui fis enlever la peau de la poitrine, cette peau qui, trouée de trois balles, devait éternellement crier vengeance devant mes yeux, et j'en fis faire mon gilet de bataille.

– Ah ! ah ! fit Morgan avec un certain étonnement dans lequel, pour la première fois, se mêlait quelque chose qui ressemblait à de la terreur ; ah ! ce gilet est fait avec la peau de votre frère ? Et le pantalon ?

– Oh ! répondit le Vendéen, le pantalon, c'est autre chose : il est fait avec celle du citoyen Claude Flageolet, caporal au 3e bataillon de Paris.

En ce moment la même voix retentit, appelant pour la seconde fois, et dans le même ordre, les noms de Morgan, de Montbar, d'Adler et de d'Assas.

Morgan s'élança hors du cabinet.

Morgan traversa la salle de danse dans toute sa longueur et se dirigea vers un petit salon situé de l'autre côté du vestiaire.

Ses trois compagnons, Montbar, Adler et d'Assas l'y attendaient déjà.

Avec eux se trouvait un jeune homme portant le costume d'un courrier de cabinet à la livrée du gouvernement, c'est-à-dire l'habit vert et or.

Il avait les grosses bottes poudreuses, la casquette-visière et le sac de dépêches qui constituent le harnachement essentiel d'un courrier de cabinet.

Une carte de Cassini, sur laquelle on pouvait relever jusqu'aux moindres sinuosités de terrain, était étendue sur une table.

Avant de dire ce que faisait là ce courrier et dans quel but était étendue cette carte, jetons un coup d'œil sur les trois nouveaux personnages dont les noms venaient de retentir dans la salle du bal, et qui sont destinés à jouer un rôle important dans la suite de cette histoire.

Le lecteur connaît déjà Morgan, l'Achille et le Pâris tout à la fois de cette étrange association. Morgan avec ses yeux bleus, ses cheveux noirs, sa taille haute et bien prise, sa tournure gracieuse, vive et svelte, son œil qu'on n'avait jamais vu sans un regard animé ; sa bouche aux lèvres fraîches et aux dents blanches, qu'on n'avait jamais vue sans un sourire ; sa physionomie si remarquable, composée d'un mélange d'éléments qui semblaient étrangers les uns aux autres, et sur laquelle on retrouvait tout à la fois la force et la tendresse, la douceur et l'énergie, et tout cela mêlé à l'étourdissante expression d'une gaieté qui devenait effrayante parfois lorsqu'on songeait que cet homme côtoyait éternellement la mort, et la plus effrayante de toutes les morts, celle de l'échafaud.

Quant à d'Assas, c'était un homme de trente-cinq à trente-huit ans, aux cheveux touffus et grisonnants, mais aux sourcils et aux moustaches d'un noir d'ébène ; pour ses yeux, ils étaient de cette admirable nuance des yeux indiens tirant sur le marron. C'était un ancien capitaine de dragons, admirablement bâti pour la lutte physique et morale, dont les muscles indiquaient la force, et la physionomie l'entêtement. Au reste, d'une tournure noble, d'une grande élégance de manières, parfumé comme un petit-maître, et respirant par manie ou par manière de volupté, soit un flacon de sel anglais, soit une cassolette de vermeil contenant les parfums les plus subtils.

Montbar et Adler, dont on ne connaissait pas plus les véritables noms que l'on ne connaissait ceux de d'Assas et de Morgan, étaient généralement appelés dans la compagnie les inséparables. Figurez-vous Damon et Pythias, Euryale et Nisus, Oreste et Pylade à vingt-deux ans ; l'un joyeux, loquace, bruyant ; l'autre triste, silencieux, rêveur, partageant tout, dangers, argent, maîtresses ; se complétant l'un par l'autre, atteignant à eux deux les limites de tous les extrêmes ; chacun dans le péril s'oubliant lui-même pour veiller sur l'autre, comme les jeunes Spartiates du bataillon sacré, et vous aurez une idée de Montbar et d'Adler.

Il va sans dire que tous trois étaient compagnons de Jéhu.

Ils étaient convoqués, comme s'en était douté Morgan, pour affaire de la compagnie.

Morgan, en entrant, alla droit au faux courrier et lui serra la main.

– Ah ! ce cher ami ! dit celui-ci avec un mouvement de l'arrière-train indiquant qu'on ne fait pas impunément, si bon cavalier que l'on soit, une cinquantaine de lieues à franc étrier sur des bidets de poste ; vous vous la passez douce, vous autres Parisiens, et, relativement à vous, Annibal à Capoue était sur des ronces et des épines ! Je n'ai fait que jeter un coup d'œil sur la salle de bal, en passant, comme doit faire un pauvre courrier de cabinet portant les dépêches du général Masséna au citoyen premier consul ; mais vous avez là, il me semble, un choix de victimes parfaitement entendu ; seulement, mes pauvres amis, il faut pour le moment dire adieu à tout cela ; c'est désagréable, c'est malheureux, c'est désespérant, mais la maison de Jéhu avant tout.

– Mon cher Hastier, dit Morgan.

– Holà ! dit Hastier, pas de noms propres, s'il vous plaît, messieurs. La famille Hastier est une honnête famille de Lyon faisant négoce, comme on dit, place des Terreaux, de père en fils, et qui serait fort humiliée d'apprendre que son héritier s'est fait courrier de cabinet, et court les grands chemins avec la besace nationale sur le dos. Lecoq, tant que vous voudrez, mais Hastier point ; je ne connais pas Hastier. Et vous, messieurs, continua le jeune homme s'adressant à Montbar, à Adler et à d'Assas, le connaissez-vous ?

– Non, répondirent les trois jeunes gens, et nous demandons pardon pour Morgan, qui a fait erreur.

– Mon cher Lecoq, fit Morgan.

– à la bonne heure, interrompit Hastier, je réponds à ce nom-là. Eh bien, voyons, que voulais-tu me dire ?

– Je voulais te dire que, si tu n'étais pas l'antipode du dieu Harpocrate, que les égyptiens représentaient un doigt sur la bouche, au lieu de te jeter dans une foule de divagations plus ou moins fleuries, nous saurions déjà pourquoi ce costume et pourquoi cette carte.

– Eh ! pardieu ! si tu ne le sais pas encore, reprit le jeune homme, c'est ta faute et non la mienne. S'il n'avait point fallu t'appeler deux fois, perdu que tu étais probablement avec quelque belle Euménide, demandant à un beau jeune homme vivant vengeance pour de vieux parents morts, tu serais aussi avancé que ces messieurs, et je ne serais pas obligé de bisser ma cavatine. Voici ce que c'est : il s'agit tout simplement d'un reste du trésor des ours de Berne, que, par ordre du général Masséna, le général Lecourbe a expédié au citoyen premier consul. Une misère, cent mille francs, qu'on n'ose faire passer par le Jura à cause des partisans de M. Teysonnet, qui seraient, à ce que l'on prétend, gens à s'en emparer, et que l'on expédie par Genève, Bourg, Mâcon, Dijon et Troyes ; route bien autrement sûre, comme on s'en apercevra au passage.

– Très bien !

– Nous avons été avisés de la nouvelle par Renard, qui est parti de Gex à franc étrier, et qui l'a transmise à l'Hirondelle, pour le moment en station à Châlons-sur-Saône, lequel ou laquelle l'a transmise à Auxerre, à moi, Lecoq, lequel vient de faire quarante-cinq lieues pour vous la transmettre à son tour. Quant aux détails secondaires, les voici. Le trésor est parti de Berne octodi dernier, 28 nivôse an VIII de la République triple et divisible. Il doit arriver aujourd'hui duodi à Genève ; il en partira, demain tridi avec la diligence de Genève à Bourg ; de sorte qu'en partant cette nuit même, après-demain quintidi, vous pouvez, mes chers fils d'IsraĆ«l, rencontrer le trésor de MM. les ours entre Dijon et Troyes, vers Bar-sur-Seine ou Châtillon. Qu'en dites-vous ?

– Pardieu ! fit Morgan, ce que nous en disons, il me semble qu'il n'y a pas de discussions là-dessus ; nous disons que jamais nous ne nous serions permis de toucher à l'argent de messeigneurs les ours de Berne tant qu'il ne serait pas sorti des coffres de Leurs Seigneuries ; mais que, du moment où il a changé de destination une première fois, je ne vois aucun inconvénient à ce qu'il en change une seconde. Seulement comment allons-nous partir ?

– N'avez-vous donc pas la chaise de poste ?

– Si fait, elle est ici, sous la remise.

– N'avez-vous pas des chevaux pour vous conduire jusqu'à la prochaine poste ?

– Ils sont à l'écurie.

– N'avez-vous pas chacun votre passeport ?

– Nous en avons chacun quatre.

– Eh bien ?

– Eh bien, nous ne pouvons pas arrêter la diligence en chaise de poste ; nous ne nous gênons guère, mais nous ne prenons pas encore nos aises à ce point-là.

– Bon ! pourquoi pas ? dit Montbar ; ce serait original. Je ne vois pas pourquoi, puisqu'on prend un bâtiment à l'abordage avec une barque, on ne prendrait pas aussi une diligence à l'abordage avec une chaise de poste ; cela nous manque comme fantaisie ; en essayons-nous, Adler ?

– Je ne demanderais pas mieux, répondit celui-ci ; mais le postillon, qu'en feras-tu ?

– C'est juste, répondit Montbar.

– Le cas est prévu, mes enfants, dit le courrier ; on a expédié une estafette à Troyes : vous laisserez votre chaise de poste chez Delbauce ; vous y trouverez quatre chevaux tout sellés qui regorgeront d'avoine ; vous calculerez votre temps, et, après-demain, ou plutôt demain, car minuit est sonné, demain, entre sept et huit heures du matin, l'argent de MM. Les ours passera un mauvais quart d'heure.

– Allons-nous changer de costumes ? demanda d'Assas.

– Pour quoi faire ? dit Morgan ; il me semble que nous sommes fort présentables comme nous voici ; jamais diligence n'aura été soulagée d'un poids incommode par des gens mieux vêtus. Jetons un dernier coup d'œil sur la carte, faisons apporter du buffet dans les coffres de la voiture un pâté, une volaille froide et une douzaine de bouteilles de vin de Champagne, armons-nous à l'arsenal, enveloppons-nous dans de bons manteaux, et fouette cocher !

– Tiens, dit Montbar, c'est une idée, cela.

– Je crois bien, continua Morgan ; nous crèverons les chevaux s'il le faut ; nous serons de retour ici à sept heures du soir, et nous nous montrerons à l'Opéra.

– Ce qui établira un alibi, dit d'Assas.

– Justement, continua Morgan avec son inaltérable gaieté ; le moyen d'admettre que des gens qui applaudissent mademoiselle Clotilde et M. Vestris à huit heures du soir, étaient occupés le matin, entre Bar et Châtillon, à régler leurs comptes avec le conducteur d'une diligence ? Voyons, mes enfants, un coup d'œil sur la carte, afin de choisir notre endroit.

Les quatre jeunes gens se penchèrent sur l'œuvre de Cassini.
– Si j'avais un conseil topographique à vous donner, dit le courrier, ce serait de vous embusquer un peu en-deçà de Massu ; il y a un gué en face des Riceys... tenez, là !

Et le jeune homme indiqua le point précis sur la carte.

– Je gagnerais Chaource, que voilà ; de Chaource, vous avez une route départementale, droite comme un I, qui vous conduit à Troyes ; à Troyes, vous retrouvez votre voiture, vous prenez la route de Sens au lieu de celle de Coulommiers ; les badauds – il y en a en province – qui vous ont vus passer la veille, ne s'étonnent pas de vous voir repasser le lendemain ; vous êtes à l'Opéra à dix heures, au lieu d'y être à huit, ce qui est de bien meilleur ton, et ni vu ni connu, je t'embrouille.

– Adopté pour mon compte, dit Morgan.

– Adopté ! répétèrent en chœur les trois autres jeunes gens.

Morgan tira une des deux montres dont les chaînes se balançaient à sa ceinture ; c'était un chef-d'œuvre de Petitot comme émail, et sur la double boîte qui protégeait la peinture était un chiffre en diamants. La filiation de ce merveilleux bijou était établie comme celle d'un cheval arabe : elle avait été faite pour Marie-Antoinette, qui l'avait donnée à la duchesse de Polastron, laquelle l'avait donnée à la mère de Morgan.

– Une heure du matin, dit Morgan ; allons, messieurs, il faut qu'à trois heures nous relayions à Lagny.

à partir de ce moment, l'expédition était commencée, Morgan devenait le chef ; il ne consultait plus, il ordonnait.

D'Assas – qui en son absence commandait – lui présent, obéissait tout le premier.
Une demi-heure après, une voiture enfermant quatre jeunes gens enveloppés de leurs manteaux était arrêtée à la barrière Fontainebleau par le chef de poste, qui demandait les passeports.

– Oh ! la bonne plaisanterie ! fit l'un d'eux en passant sa tête par la portière et en affectant l'accent à la mode ; il faut donc des passeports pour sasser à Grosbois, chez le citoyen Baas ? Ma paole d'honneur panachée, vous êtes fou, mon ché ami ! Allons, fouette cocher !

Le cocher fouetta et la voiture passa sans difficulté.

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