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Chapitre XXV
Une communication importante

Quelque temps après cette révolution militaire, qui avait eu un immense retentissement dans toute l'Europe, dont elle devait un instant bouleverser la face comme la tempête bouleverse la face de l'Océan ; quelque temps après, disons-nous, dans la matinée du 30 nivôse, autrement et plus clairement dit pour nos lecteurs, du 20 janvier 1800, Roland, en décachetant la volumineuse correspondance que lui valait sa charge nouvelle, trouva, au milieu de cinquante autres demandes d'audience, une lettre ainsi conçue :

« Monsieur le gouverneur,

« Je connais votre loyauté, et vous allez voir si j'en fais cas.

« J'ai besoin de causer avec vous pendant cinq minutes ; pendant ces cinq minutes, je resterai masqué.

« J'ai une demande à vous faire.

« Cette demande, vous me l'accorderez ou me la refuserez ; dans l'un et l'autre cas, n'essayant de pénétrer dans le palais du Luxembourg que pour l'intérêt du premier consul Bonaparte et de la cause royaliste, à laquelle j'appartiens, je vous demande votre parole d'honneur de me laisser sortir librement comme vous m'aurez laissé entrer.

« Si demain, à sept heures du soir, je vois une lumière isolée à la fenêtre située au-dessous de l'horloge, c'est que le colonel Roland de Montrevel m'aura engagé sa parole d'honneur, et je me présenterai hardiment à la petite porte de l'aile gauche du palais, donnant sur le jardin.

« Afin que vous sachiez d'avance à qui vous engagez ou refusez votre parole, je signe d'un nom qui vous est connu, ce nom ayant déjà, dans une circonstance que vous n'avez probablement pas oubliée, été prononcé devant vous

« MORGAN,

« Chef des compagnons de Jéhu. »

Roland relut deux fois la lettre, resta un instant pensif ; puis, tout à coup, il se leva, et, passant dans le cabinet du premier consul, il lui tendit silencieusement la lettre.

Celui-ci la lut sans que son visage trahît la moindre émotion, ni même le moindre étonnement, et, avec un laconisme tout lacédémonien :

– Il faut mettre la lumière, dit-il.

Et il rendit la lettre à Roland.

Le lendemain, à sept heures du soir, la lumière brillait à la fenêtre, et, à sept heures cinq minutes, Roland, en personne, attendait à la petite porte du jardin.

Il y était à peine depuis quelques instants, que trois coups furent frappés à la manière des francs-maçons, c'est-à-dire deux et un.

La porte s'ouvrit aussitôt : un homme enveloppé d'un manteau se dessina en vigueur sur l'atmosphère grisâtre de cette nuit d'hiver ; quant à Roland, il était absolument caché dans l'ombre.

Ne voyant personne, l'homme au manteau demeura une seconde immobile.

– Entrez, dit Roland.

– Ah ! c'est vous, colonel.

– Comment savez-vous que c'est moi ? demanda Roland.

– Je reconnais votre voix.

– Ma voix ! mais, pendant les quelques secondes où nous nous sommes trouvés dans la même chambre, à Avignon, je n'ai point prononcé une seule parole.

– En ce cas, j'aurai entendu votre voix ailleurs.

Roland chercha où le chef des compagnons de Jéhu avait pu entendre sa voix.

Mais celui-ci, gaiement :

– Est-ce une raison, colonel, parce que je connais votre voix, pour que nous restions à cette porte ?

– Non pas, dit Roland ; prenez-moi par le pan de mon habit, et suivez-moi ; j'ai défendu à dessein qu'on éclairât l'escalier et le corridor qui conduisent à ma chambre.

– Je vous sais gré de l'intention ; mais, avec votre parole, je traverserais le palais d'un bout à l'autre, fût-il éclairé a giorno, comme disent les Italiens.

– Vous l'avez, ma parole, répondit Roland ; ainsi, montez hardiment.

Morgan n'avait pas besoin d'être encouragé, il suivit hardiment son guide.

Au haut de l'escalier, celui-ci prit un corridor aussi sombre que l'escalier lui-même, fit une vingtaine de pas, ouvrit une porte et se trouva dans sa chambre.

Morgan l'y suivit.

La chambre était éclairée, mais par deux bougies seulement.

Une fois entré, Morgan rejeta son manteau et déposa ses pistolets sur une table.

– Que faites-vous ? demanda Roland.

– Ma foi, avec votre permission, dit gaiement son interlocuteur, je me mets à mon aise.

– Mais ces pistolets dont vous vous dépouillez... ?

– Ah çà ! croyez-vous que ce soit pour vous que je les ai pris ?

– Pour qui donc ?

– Mais pour dame Police ; vous entendez bien que je ne suis pas disposé à me laisser prendre par le citoyen Fouché, sans brûler quelque peu la moustache au premier de ses sbires qui mettra la main sur moi.

– Alors, une fois ici, vous avez la conviction de n'avoir plus rien à craindre ?

– Parbleu ! dit le jeune homme, puisque j'ai votre parole.

– Alors, pourquoi n'ôtez-vous pas votre masque ?

– Parce que ma figure n'est que moitié à moi ; l'autre moitié est à mes compagnons. Qui sait si un seul de nous, reconnu, n'entraîne pas les autres à la guillotine ? car vous pensez bien, colonel, que je ne me dissimule pas que c'est là le jeu que nous jouons.

– Alors, pourquoi le jouez-vous ?

– Ah ! que voilà une bonne question ! Pourquoi allez-vous sur le champ de bataille ; où une balle peut vous trouer la poitrine ou un boulet vous emporter la tête ?

– C'est bien différent, permettez-moi de vous le dire : sur un champ de bataille, je risque une mort honorable.

– Ah çà ! vous figurez-vous que, le jour où j'aurai eu le cou tranché par le triangle révolutionnaire, je me croirai déshonoré ? Pas le moins du monde : j'ai la prétention d'être un soldat comme vous ; seulement, tous ne peuvent pas servir leur cause de la même façon : chaque religion a ses héros et ses martyrs ; bienheureux dans ce monde les héros, mais bienheureux dans l'autre les martyrs !

Le jeune homme avait prononcé ces paroles avec une conviction qui n'avait pas laissé que d'émouvoir ou plutôt d'étonner Roland.

– Mais, continua Morgan, abandonnant bien vite l'exaltation, et revenant à la gaieté qui paraissait le trait distinctif de son caractère, je ne suis pas venu pour faire de la philosophie politique ; je suis venu pour vous prier de me faire parler au premier consul.

– Comment ! au premier consul ? s'écria Roland.

– Sans doute ; relisez ma lettre : je vous dis que j'ai une demande à vous faire ?

– Oui.

– Eh bien, cette demande, c'est de me faire parler au général Bonaparte.

– Permettez, comme je ne m'attendais point à cette demande...

– Elle vous étonne : elle vous inquiète même. Mon cher colonel, vous pourrez, si vous ne vous en rapportez pas à ma parole, me fouiller des pieds à la tête, et vous verrez que je n'ai d'autres armes que ces pistolets, que je n'ai même plus, puisque les voilà sur votre table. Il y a mieux : prenez-en un de chaque main, placez-vous entre le premier consul et moi, et brûlez-moi la cervelle au premier mouvement suspect que je ferai. La Condition vous va-t-elle ?

– Mais si je dérange le premier consul pour qu'il écoute la communication que vous avez à lui faire, vous m'assurez que cette communication en vaut la peine ?

– Oh ! quant à cela, je vous en réponds !

Puis, avec son joyeux accent :

– Je suis pour le moment, ajouta-t-il, l'ambassadeur d'une tête couronnée, ou plutôt découronnée, ce qui ne la rend pas moins respectable pour les nobles cœurs ; d'ailleurs, je prendrai peu de temps à votre général, monsieur Roland, et, du moment où la conversation traînera en longueur, il pourra me congédier ; je ne me le ferai pas redire à deux fois, soyez tranquille.

Roland demeura un instant pensif et silencieux.

– Et c'est au premier consul seul que vous pouvez faire cette communication ?

– Au premier consul seul, puisque, seul, le premier consul peut me répondre.

– C'est bien, attendez-moi, je vais prendre ses ordres.

Roland fit un pas vers la chambre de son général ; mais il s'arrêta, jetant un regard d'inquiétude vers une foule de papiers amoncelés sur sa table.

Morgan surprit ce regard.

– Ah ! bon ! dit-il, vous avez peur qu'en votre absence je ne lise ces paperasses ? Si vous saviez comme je déteste lire ! c'est au point que ma condamnation à mort serait sur cette table, que je ne me donnerais pas la peine de la lire ; je dirais : C'est l'affaire du greffier, à chacun sa besogne. Monsieur Roland, j'ai froid aux pieds, je vais en votre absence me les chauffer, assis dans votre fauteuil ; vous m'y retrouverez à votre retour, et je n'en aurai pas bougé.

– C'est bien, monsieur, dit Roland.

Et il entra chez le premier consul.

Bonaparte causait avec le général Hédouville, commandant en chef des troupes de la Vendée.

En entendant la porte s'ouvrir, il se retourna avec impatience.

– J'avais dit à Bourrienne que je n'y étais pour personne.

– C'est ce qu'il m'a appris en passant, mon général ; mais je lui ai répondu que je n'étais pas quelqu'un.

– Tu as raison. Que me veux-tu ? dis vite.

– Il est chez moi.

– Qui cela ?

– L'homme d'Avignon.

– Ah ! ah ! et que demande-t-il ?

– Il demande à vous voir.

– à me voir, moi ?

– Oui ; vous, général ; cela vous étonne ?

– Non ; mais que peut-il avoir à me dire.

– Il a obstinément refusé de m'en instruire ; mais j'oserais affirmer que ce n'est ni un importun ni un fou.

– Non ; mais c'est peut-être un assassin.

Roland secoua la tête.

– En effet, du moment où c'est toi qui l'introduis...

– D'ailleurs, il ne se refuse pas à ce que j'assiste à la conférence : je serai entre vous et lui.

Bonaparte réfléchit un instant.

– Fais-le entrer, dit-il.

– Vous savez, mon général, qu'excepté moi...

– Oui ; le général Hédouville aura la complaisance d'attendre une seconde ; notre conversation n'est point de celles que l'on épuise en une séance. Va, Roland.

Roland sortit, traversa le cabinet de Bourrienne, rentra dans sa chambre, et retrouva Morgan, qui se chauffait les pieds comme il avait dit.

– Venez ! le premier consul vous attend, dit le jeune homme.

Morgan se leva et suivit Roland.

Lorsqu'ils rentrèrent dans le cabinet de Bonaparte, celui-ci était seul.

Il jeta un coup d'œil rapide sur le chef des compagnons de Jéhu, et ne fit point de doute que ce ne fût le même homme qu'il avait vu à Avignon.

Morgan s'était arrêté à quelques pas de la porte, et, de son côté, regardait curieusement Bonaparte, et s'affermissait dans la conviction que c'était bien lui qu'il avait entrevu à la table d'hôte le jour où il avait tenté cette périlleuse restitution des deux cents louis volés par mégarde à Jean Picot.

– Approchez, dit le premier consul.

Morgan s'inclina et fit trois pas en avant.

Bonaparte répondit à son salut par un léger signe de tête.

– Vous avez dit à mon aide de camp, le colonel Roland, que vous aviez une communication à me faire.

– Oui, citoyen premier consul.

– Cette communication exige-t-elle le tête-à-tête ?

– Non, citoyen premier consul, quoiqu'elle soit d'une telle importance...

– Que vous aimeriez mieux que je fusse seul..

– Sans doute, mais la prudence...

– Ce qu'il y a de plus prudent en France, citoyen Morgan, c'est le courage.

– Ma présence chez vous, général, est une preuve que je suis parfaitement de votre avis.

Bonaparte se retourna vers le jeune colonel.

– Laisse-nous seuls, Roland, dit-il.

– Mais, mon général !... insista celui-ci.

Bonaparte s'approcha de lui ; puis, tout bas :

– Je vois ce que c'est, reprit-il : tu es curieux de savoir ce que ce mystérieux chevalier de grand chemin peut avoir à me dire, sois tranquille, tu le sauras...

– Ce n'est pas cela ; mais, si, comme vous le disiez tout à l'heure, cet homme était un assassin ?

– Ne m'as-tu pas répondu que non ? Allons, ne fais pas l'enfant, laisse-nous.

Roland sortit.

– Nous voilà seuls, monsieur dit le premier consul ; parlez !

Morgan, sans répondre, tira une lettre de sa poche et la présenta au général.

Le général l'examina : elle était à son adresse et fermée d'un cachet aux trois fleurs de lis de France.

– Oh ! oh ! dit-il, qu'est-ce que cela, monsieur ?

– Lisez, citoyen premier consul.

Bonaparte ouvrit la lettre et alla droit à la signature.

– « Louis » dit-il.

– Louis, répéta Morgan.

– Quel Louis ?

– Mais Louis de Bourbon, je présume.

– M. le comte de Provence, le frère de Louis XVI ?

– Et, par conséquent, Louis XVIII depuis que son neveu le Dauphin est mort.

Bonaparte regarda de nouveau l'inconnu ; car il était évident que ce nom de Morgan, qu'il s'était donné, n'était qu'un pseudonyme destiné à cacher son véritable nom.

Après quoi, reportant son regard sur la lettre, il lut :

« 3 janvier 1800,

« Quelle que soit leur conduite apparente, monsieur, des hommes tels que vous n'inspirent jamais d'inquiétude ; vous avez accepté une place éminente, je vous en sais gré : mieux que personne, vous savez ce qu'il faut de force et de puissance pour faire le bonheur d'une grande nation : Sauvez la France de ses propres fureurs, et vous aurez rempli le vœu de mon cœur ; rendez-lui son roi, et les générations futures béniront votre mémoire. Si vous doutez que je sois susceptible de reconnaissance, marquez votre place, fixez le sort de vos amis. Quant à mes principes, je suis Français ; clément par caractère, je le serai encore par raison. Non, le vainqueur de Lodi, de Castiglione et d'Arcole, le conquérant de l'Italie et de l'égypte ne peut préférer à la gloire une vaine célébrité. Ne perdez pas un temps précieux : nous pouvons assurer la gloire de la France, je dis nous parce que j'ai besoin de Bonaparte pour cela et qu'il ne le pourrait sans moi. Général, l'Europe vous observe, la gloire vous attend, et je suis impatient de rendre le bonheur à mon peuple.

« LOUIS. »

Bonaparte se retourna vers le jeune homme, qui attendait debout, immobile et muet comme une statue.

– Connaissez-vous le contenu de cette lettre ? demanda-t-il.

Le jeune homme s'inclina.

– Oui, citoyen premier consul.

– Elle était cachetée, cependant.

– Elle a été envoyée sous cachet volant à celui qui me l'a remise, et, avant même de me la confier, il me l'a fait lire afin que j'en connusse bien toute l'importance.

– Et peut-on savoir le nom de celui qui vous l'a confiée ?

– Georges Cadoudal.

Bonaparte, tressaillit légèrement.

– Vous connaissez Georges Cadoudal ? demanda-t-il.

– C'est mon ami.

– Et pourquoi vous l'a-t-il confiée, à vous, plutôt qu'à un autre ?

– Parce qu'il savait qu'en me disant que cette lettre devait vous être remise en main propre, elle serait remise comme il le désirait.

– En effet, monsieur, vous avez tenu votre promesse.

– Pas encore tout à fait, citoyen premier consul.

– Comment cela ? ne me l'avez-vous pas remise ?

– Oui ; mais j'ai promis, de rapporter une réponse.

– Et si je vous dis que je ne veux pas en faire ?

– Vous aurez répondu, pas précisément comme j'eusse désiré que vous le fissiez ; mais ce sera toujours une réponse.

Bonaparte demeura quelques instants pensif. Puis, sortant de sa rêverie par un mouvement d'épaules :

– Ils sont fous ! dit-il.

– Qui cela, citoyen ? demanda Morgan.

– Ceux qui m'écrivent de pareilles lettres ; fous, archifous ! Croient-ils donc que je suis de ceux qui prennent leurs exemples dans le passé, qui se modèlent sur d'autres hommes ? Recommencer Monk ! à quoi bon ? Pour faire un Charles II ! Ce n'est, ma foi, pas la peine. Quand on a derrière soi Toulon, le 13 vendémiaire, Lodi, Castiglione, Arcole, Rivoli, les Pyramides, on est un autre homme que Monk, et l'on a le droit d'aspirer à autre chose qu'au duché d'Albemarle et au commandement des armées de terre et de mer de Sa Majesté Louis XVIII.

– Aussi, vous dit-on de faire vos conditions, citoyen premier consul.

Bonaparte tressaillit au son de cette voix comme s'il eût oublié que quelqu'un était là.

– Sans compter, reprit-il, que c'est une famille perdue, un rameau mort d'un tronc pourri ; les Bourbons se sont tant mariés entre eux, que c'est une race abâtardie, qui a usé sa sève et toute sa vigueur dans Louis XIV. Vous connaissez l'histoire, monsieur ? dit Bonaparte en se tournant vers le jeune homme.

– Oui, général, répondit celui-ci ; du moins, comme un ci-devant peut la connaître.

– Eh bien, vous avez dû remarquer dans l'histoire, dans celle de France surtout, que chaque race a son point de départ, son point culminant et sa décadence. Voyez les Capétiens directs : partis de Hugues, ils arrivent à leur apogée avec Philippe-Auguste et Louis IX, et tombent avec Philippe V et Charles IV. Voyez les Valois : partis de Philippe VI, ils ont leur point culminant dans François Ier et tombent avec Charles IX et Henri III. Enfin, voyez les Bourbons : partis de Henri IV, ils ont leur point culminant dans Louis XIV et tombent avec Louis XV et Louis XVI ; seulement, ils tombent plus bas que les autres : plus bas dans la débauche avec Louis XV, plus bas dans le malheur avec Louis XVI. Vous me parlez des Stuarts, et vous me montrez l'exemple de Monk. Voulez-vous me dire qui succède à Charles II ? Jacques II ; et à Jacques II ? Guillaume d'Orange, un usurpateur. N'aurait-il pas mieux valu, je vous le demande, que Monk mît tout de suite la couronne sur sa tête ? Eh bien, si j'étais assez fou pour rendre le trône à Louis XVIII, comme Charles II, il n'aurait pas d'enfants, comme Jacques II, son frère Charles X lui succéderait, et, comme Jacques II, il se ferait chasser par quelque Guillaume d'Orange. Oh ! non, Dieu n'a pas mis la destinée d'un beau et grand pays qu'on appelle la France entre mes mains pour que je la rende à ceux qui l'ont jouée et qui l'ont perdue.

– Remarquez, général, que je ne vous demandais pas tout cela.

– Mais, moi, je vous le demande...

– Je crois que vous me faites l'honneur de me prendre pour la postérité.

Bonaparte tressaillit, se retourna, vit à qui il parlait, et se tut.

– Je n'avais besoin, continua Morgan avec une dignité qui étonna celui auquel il s'adressait, que d'un oui ou d'un non.

– Et pourquoi aviez-vous besoin de cela ?

– Pour savoir si nous continuerions de vous faire la guerre comme à un ennemi, ou si nous tomberions à vos genoux comme devant un sauveur.

– La guerre ! dit Bonaparte, la guerre ! insensés ceux qui me la font ; ne voient-ils pas que je suis l'élu de Dieu ?

– Attila disait la même chose.

– Oui ; mais il était l'élu de la destruction, et moi, je suis celui de l'ère nouvelle ; l'herbe séchait où il avait passé : les moissons mûriront partout où j'aurai passé la charrue. La guerre ! dites-moi ce que sont devenus ceux qui me l'ont faite Ils sont couchés dans les plaines du Piémont, de la Lombardie ou du Caire.

– Vous oubliez la Vendée. La Vendée est toujours debout.

– Debout, soit ; mais ses chefs ? mais Cathelineau, mais Lescure, mais La Rochejacquelein, mais d'Elbée, mais Bonchamp, mais Stofflet, mais Charrette ?

– Vous ne parlez là que des hommes : les hommes ont été moissonnés, c'est vrai ; mais le principe est debout, et tout autour de lui combattent aujourd'hui d'Autichamp, Suzannet, Grignon, Frotté, Châtillon, Cadoudal ; les cadets ne valent peut-être pas les aînés ; mais pourvu qu'ils meurent à leur tour, c'est tout ce que l'on peut exiger d'eux.

– Qu'ils prennent garde ! si je décide une campagne de la Vendée, je n'y enverrai ni des Santerre ni des Rossignol !

– La Convention y a envoyé Kléber, et le Directoire Hoche...

– Je n'enverrai pas, j'irai moi-même.

– Il ne peut rien leur arriver de pis que d'être tués, comme Lescure, ou fusillés, comme Charette.

– Il peut leur arriver que je leur fasse grâce.

– Caton nous a appris comment on échappait au pardon de César.

– Ah ! faites attention : vous citez un républicain !

– Caton est un de ces hommes dont on peut suivre l'exemple, à quelque parti que l'on appartienne.

– Et si je vous disais que je tiens la Vendée dans ma main ?...

– Vous ?

– Et que, si je veux, dans trois mois elle sera pacifiée ?

Le jeune homme secoua la tête.

– Vous ne me croyez pas ?

– J'hésite à vous croire.

– Si je vous affirme que ce que je dis est vrai ; si je vous le prouve en vous disant par quel moyen, ou plutôt par quels hommes, j'y arriverai ?

– Si un homme comme le général Bonaparte m'affirme une chose, je la croirai, et si cette chose qu'il m'affirme est la pacification de la Vendée, je lui dirai à mon tour : Prenez garde ! mieux vaut pour vous la Vendée combattant que la Vendée conspirant : la Vendée combattant, c'est l'épée ; la Vendée conspirant c'est le poignard.

– Oh ! je le connais, votre poignard, dit Bonaparte ; le voilà !

Et il alla prendre dans un tiroir le poignard qu'il avait tiré des mains de Roland et le posa sur une table, à la portée de la main de Morgan.

– Mais, ajouta-t-il, il y a loin de la poitrine de Bonaparte au poignard d'un assassin ; essayez plutôt.

Et il s'avança sur le jeune homme en fixant sur lui son regard de flamme.

– Je ne suis pas venu ici pour vous assassiner, dit froidement le jeune homme ; plus tard, si je crois votre mort indispensable au triomphe de la cause, je ferai de mon mieux, et, si alors je vous manque, ce n'est point parce que vous serez Marius et que je serai le Cimbre... Vous n'avez pas autre chose à me dire, citoyen premier consul ? continua le jeune homme en s'inclinant.

– Si fait ; dites à Cadoudal que, lorsqu'il voudra se battre contre l'ennemi au lieu de se battre contre des Français, j'ai dans mon bureau son brevet de colonel tout signé.

– Cadoudal commande, non pas à un régiment, mais à une armée ; vous n'avez pas voulu déchoir en devenant, de Bonaparte, Monk ; pourquoi voulez-vous qu'il devienne, de général, colonel ?... Vous n'avez pas autre chose à me dire, citoyen premier consul ?

– Si fait ; avez-vous un moyen de faire passer ma réponse au comte de Provence ?

– Vous voulez dire au roi Louis XVIII ?

– Ne chicanons pas sur les mots ; à celui qui m'a écrit.

– Son envoyé est au camp des Aubiers.

– Eh bien ! je change d'avis, je lui réponds ; ces Bourbons sont si aveugles, que celui-là interpréterait mal mon silence.

Et Bonaparte, s'asseyant à son bureau, écrivit la lettre suivante avec une application indiquant qu'il tenait à ce qu'elle fût lisible.

« J'ai reçu, monsieur, votre lettre ; je vous remercie de la bonne opinion que vous y exprimez sur moi. Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France, il vous faudrait marcher sur cent mille cadavres ; sacrifiez votre intérêt au repos et au bonheur de la France, l'histoire vous en tiendra compte. Je ne suis point insensible aux malheurs de votre famille, et j'apprendrai avec plaisir que vous êtes environné de tout ce qui peut contribuer à la tranquillité de votre retraite.

« BONAPARTE. »

Et, pliant et cachetant la lettre, il écrivit l'adresse : à monsieur le comte de Provence, la remit à Morgan, puis appela Roland, comme s'il pensait bien que celui-ci n'était pas loin.

– Général ?... demanda le jeune officier, paraissant en effet au même instant.

– Reconduisez monsieur jusque dans la rue, dit Bonaparte ; jusque-là, vous répondez de lui.

Roland s'inclina en signe d'obéissance, laissa passer le jeune homme, qui se retira sans prononcer une parole, et sortit derrière lui.

Mais, avant de sortir, Morgan jeta un dernier regard sur Bonaparte.

Celui-ci était debout, immobile, muet et les bras croisés, l'œil fixé sur ce poignard, qui préoccupait sa pensée plus qu'il ne voulait se l'avouer à lui-même.

En traversant la chambre de Roland, le chef des compagnons de Jéhu reprit son manteau et ses pistolets.

Tandis qu'il les passait à sa ceinture :

– Il paraît, lui dit Roland, que le citoyen premier consul vous a montré le poignard que je lui ai donné.

– Oui, monsieur, répondit Morgan.

– Et vous l'avez reconnu ?

– Pas celui-là particulièrement... tous nos poignards se ressemblent.

– Eh bien ! fit Roland, je vais vous dire d'où il vient.

– Ah !... Et d'où vient-il ?

– De la poitrine d'un de mes amis, où vos compagnons, et peut-être vous-même l'aviez enfoncé.

– C'est possible, répondit insoucieusement le jeune homme ; mais votre ami se sera exposé à ce châtiment.

– Mon ami a voulu voir ce qui ce passait la nuit dans la chartreuse de Seillon.

– Il a eu tort.

– Mais, moi, j'avais eu le même tort la veille, pourquoi ne m'est-il rien arrivé ?

– Parce que sans doute quelque talisman vous sauvegardait.

– Monsieur, je vous dirai une chose : c'est que je suis un homme de droit chemin et de grand jour ; il en résulte que j'ai horreur du mystérieux.

– Heureux ceux qui peuvent marcher au grand jour et suivre le grand chemin, monsieur de Montrevel.

– C'est pour cela que je vais vous dire le serment que j'ai fait, monsieur Morgan. En tirant le poignard que vous avez vu de la poitrine de mon ami, le plus délicatement possible, pour ne pas en tirer son âme en même temps, j'ai fait serment que ce serait désormais entre ses assassins et moi une guerre à mort, et c'est en grande partie pour vous dire cela à vous-même que je vous ai donné la parole qui vous sauvegardait.

– C'est un serment que j'espère vous voir oublier, monsieur de Montrevel.

– C'est un serment que je tiendrai dans toutes les occasions, monsieur Morgan, et vous serez bien aimable de m'en fournir une le plus tôt possible.

– De quelle façon, monsieur ?

– Eh bien ! mais, par exemple, en acceptant avec moi une rencontre soit au bois de Boulogne, soit au bois de Vincennes ; nous n'avons pas besoin de dire, bien entendu, que nous nous battons parce que vous ou vos amis avez donné un coup de poignard à lord Tanlay. Non, nous dirons ce que vous voudrez, que c'est à propos, par exemple... (Roland chercha) de l'éclipse de lune qui doit avoir lieu le 12 du mois prochain. Le prétexte vous va-t-il ?

– Le prétexte m'irait, monsieur, répondit Morgan avec un accent de mélancolie dont on l'eût cru incapable, si le duel lui-même me pouvait aller. Vous avez fait un serment, et vous le tiendrez, dites-vous ? Eh bien ! tout initié en fait un aussi en entrant dans la compagnie de Jéhu : c'est de n'exposer dans aucune querelle particulière une vie qui appartient à sa cause, et non plus à lui.

– Oui ; si bien que vous assassinez, mais ne vous battez pas.

– Vous vous trompez, nous nous battons quelquefois.

– Soyez assez bon pour m'indiquer une occasion d'étudier ce phénomène.

– C'est bien simple : tâchez, monsieur de Montrevel, de vous trouver, avec cinq ou six hommes résolus comme vous, dans quelque diligence portant l'argent du gouvernement ; défendez ce que nous attaquerons, et l'occasion que vous cherchez sera venue ; mais, croyez-moi, faites mieux que cela : ne vous trouvez pas sur notre chemin.

– C'est une menace, monsieur ? dit le jeune homme en relevant la tête.

– Non, monsieur, fit Morgan d'une voix douce, presque suppliante, c'est une prière.

– M'est-elle particulièrement adressée, ou la feriez-vous à un autre ?

– Je la fais à vous particulièrement.

Et le chef des compagnons de Jéhu appuya sur ce dernier mot.

– Ah ! ah ! fit le jeune homme, j'ai donc le bonheur de vous intéresser ?

– Comme un frère, répondit Morgan, toujours de sa même voix douce et caressante.

– Allons, dit Roland, décidément c'est une gageure.

En ce moment, Bourrienne entra.

– Roland, dit-il, le premier consul vous demande.

– Le temps de reconduire monsieur jusqu'à la porte de la rue, et je suis à lui.

– Hâtez-vous ; vous savez qu'il n'aime point à attendre.

– Voulez-vous me suivre, monsieur ? dit Roland à son mystérieux compagnon.

– Il y a longtemps que je suis à vos ordres, monsieur.

– Venez, alors.

Et Roland, reprenant le même chemin par lequel il avait amené Morgan, le reconduisit, non pas jusqu'à la porte donnant dans le jardin – le jardin était fermé – mais jusqu'à celle de la rue.

Arrivé là :

– Monsieur, dit-il à Morgan, je vous ai donné ma parole, je l'ai tenue fidèlement ; mais, pour qu'il n'y ait point de malentendu entre nous, dites-moi bien que cette parole était pour une fois et pour aujourd'hui seulement.

– C'est comme cela que je l'ai entendu, monsieur.

– Ainsi, cette parole, vous me la rendez ?

– Je voudrais la garder, monsieur ; mais je reconnais que vous êtes libre de me la reprendre.

– C'est tout ce que je désirais. Au revoir, monsieur Morgan.

– Permettez-moi de ne pas faire le même souhait, monsieur de Montrevel.

Les deux jeunes gens se saluèrent avec une courtoisie parfaite, Roland rentrant au Luxembourg, et Morgan prenant, en suivant la ligne d'ombre projetée par la muraille, une des petites rues qui conduisent à la place Saint-Sulpice.

C'est celui-ci que nous allons suivre.

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